La Bibliothèque de la Fin et du Début - 2

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« Ah, la mémoire te revient... »

Le rat escalada une autre bibliothèque, effleurant les tranches, et débusqua le bon récit. Tout en feuilletant les pages du nouveau livre, il lui conta :

« Il est une bibliothèque méconnue du grand public, de ceux qui ne croient pas aux histoires de lutins et autres marabouts. La croiser n'est ainsi pas possible pour tous et même ceux qui l'ont déjà occupée n'en ont gardé aucun souvenir. »

Le rat laissa planer un long silence afin qu'Albert pût s'imprégner de l'histoire, avant de reprendre, tout en continuant sa lecture rapide :

« Tu en as de la chance, Albert. Qu'un humain, l'un des derniers de cette race, accède à ma bibliothèque est rare. Certes, j'aurais préféré quelqu'un de plus bavard pour me rendre visite... Commences-tu à trouver une réponse ? »

Bien sûr que non. De même, il se refusait à lui adresser la parole, lui qui n'avait pourtant pas l'habitude de négliger la chaleur d'autrui.

« Ah ? »

Simplement, la situation était bien trop incongrue pour qu'il partageât quoi que ce fût avec ce rat. Ce sur quoi il était tombé en entrant ici dépassait nettement ses espérances...

Mais que pensait-il venir trouver ?

« Alors, ça cogite ? Dis-moi, Albert, juste entre nous, hein... tu ne penses quand même pas être encore en vie ? »

Le rat referma son livre, redescendit sur la table. Albert était décontenancé face à l'insistance de ses yeux clairvoyants. Mais c'était tout bonnement impossible : il se tenait sur ses deux jambes, pouvait toucher, entendre, voir... Et puis il le réalisa. Albert ne respirait pas. Il se trouva incapable d'inspirer de l'air, de remplir ou de dégonfler ses poumons. Son corps était froid, sans pour autant en trembler ni frissonner. La panique l'emporta sur sa réflexion et il ne trouva la force de se concentrer à nouveau sur ses souvenirs. Son cœur ne s'emballait pas malgré le stress... était-il même en train de battre ?

« Alors ? »

Il était mort. Bien mort. À l'état d'âme.

« Je te laisse gérer ton choc émotionnel. Je ne peux rien pour toi. Enfin, si. On verra plus tard. »

Albert n'avait encore jamais subi un tel désarroi, il en était certain. Pour la première fois, sa réaction mentale était en opposition parfaite avec celle de son corps. C'était inconnu, étrange, désagréable. Il avait l'impression d'avoir perdu son humanité.

Il devait trouver le moyen de raviver sa flamme, malgré la maladie.

« Oh... Voilà... Ça vient... »

Le puzzle de ses souvenirs se reconstituait. Des paysages, des lieux inédits, sa famille apparaissaient par flash dans sa tête. Puis vint la pluie. Une averse comme il n'en avait jamais connue, qui l'avait trempé jusqu'aux os malgré la protection de sa cape et des arbres.

Enfin, il se souvint. Il se souvint de la faim qui lui avait tordu l'estomac, de la soif qui l'avait asséché, de sa concentration bien trop forte pour avancer. Il se souvint de sa fatigue enflammant ses muscles auxquels il n'avait pu accorder de repos. Il se souvint des plaques de boue qui s'étaient collées à ses chaussures cramponnées et à ses bâtons. Il se souvint de leur poids, qui l'avait empêché de mettre un pied devant l'autre sans peine, et des cloques aux mains, aux pieds, qui l'avaient brûlé. Enfin, il se souvint de ce moment où il avait tenté de passer par-dessus une racine imposante, de l'instant précis où il avait glissé et chuté. La suite restait floue : un bâtiment en ruine au beau milieu d'une clairière... Un soleil radieux... Sa curiosité vivifiée qui l'obligeait à croire qu'il venait de trouver l'un des plus beaux trésors de sa vie de voyageur... Puis cette porte d'entrée intacte, aux reliefs multiples et gravés avec minutie. Au final, il était tombé sur son pire cauchemar.

C'est alors qu'il avait franchi le pas de la porte et que le rat lui avait demandé, sourire aux babines :

« La guérison ou la mort ? »

Le rat lui offrait une opportunité unique : revivre sans sa maladie, sans sa flamme, ou mourir pour elle.

Albert réussissait enfin à raccorder les pièces du puzzle. Il arrivait à se faire à l'idée qu'il se trouvait au-delà des frontières du réel. Son esprit peu pragmatique l'aidait beaucoup. Sa sérénité retrouvée, il s'approcha des livres, tenta d'en déchiffrer les titres constituées de symboles étrangers, peints ou brodés. N'avait-il vraiment aucun autre choix ?

« Tu n'espères quand même pas pouvoir rester ici indéfiniment ? »

Sa question était menaçante, résonnait comme un avertissement. Pendant un instant, Albert eu l'impression que la lumière de la pièce s'était assombrie pour revenir à la normale la seconde suivante.

« Faussement muet mais naturellement perspicace. C'est bien. »

Comment ça, faussement muet ? Albert ne devait pas laisser le rat fouiner plus loin dans son esprit. Après tout, ses intentions lui étaient inconnues et peut-être même tentait-il de l'influencer dans une direction plutôt qu'une autre. Il devait absolument rester maître de son choix. Comme il le restait avec...

« Ah ! Mais je comprends mieux ! C'est pour ça que tu es muet ! »

... sa parole. Le rat pointait une ligne du bout de sa griffe. Albert se pencha au-dessus du livre, comprenant qu'il s'agissait sûrement du récit de sa vie et espérant trouver un lien avec sa maladie.

« Tu as perdu ta capacité à parler à ta mort. »

Le rat lui tendit le livre par réflexe mais se ravisa aussitôt. Bien sûr qu'il s'était rendu compte qu'il était incapable de décrypter ces symboles. Albert méprisait sa faiblesse.

« Et toi qui pensait ne pas me parler par choix. Dire que je t'ai cru. Ce n'est décidément pas ton jour. Là, c'est écrit que tu t'es brisé la mâchoire en chutant. Après quoi, une branche t'a transpercé le gosier. »

Le rat retourna à sa place, laissant Albert en plan, sans autre explication.

« Rassure-toi, une pierre t'a brisé le crâne avant de dévaler la pente. Tu n'as pas souffert. »

Albert pensa sentir sa sueur perler le long de ses tempes. Sa race était la seule à tenter de donner un sens à la Mort, de savoir ce qui venait après. Quelle lourde erreur. Il valait mieux ne rien connaître à son propos.

Quant à sa maladie...

« Oh, ça vient, ça vient ! »

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