Chapitre IV : Saute !

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 Les entreprises Bouillon étendaient leurs ramifications sur sept des neuf régions que comptait Elakiste, le pays des Myrmidons. Il n’y avait qu’à Mijoyax et Mirocie que l’on voyageait sans fourmis. Mais son siège principal se trouvait dans un gigantesque pin, au Nord de la cité de Futaix. Une fourmilière démesurée, où se croisaient chaque jour des milliers de voyageurs, d’employés et de fourmis.

 « Un véritable empire », songea Clématite.

 Après quelques autres vertigineuses descentes en tyrolienne, Clématite et Cerfeuil étaient descendus jusqu’au sol pour pouvoir entrer. L’arbre étant trop éloigné des autres, aucun passage en hauteur ne permettait d’y accéder.

  • Je pressens qu’on va avoir du mal à passer, avertit Cerfeuil.
  • C’est vrai, pourquoi y a-t-il autant de monde ?

 Une foule énorme convergeait vers la porte triangulaire aménagée entre deux racines. Une foule passablement énervée.

  • Non, la foule, c’est assez normal. Ce qui m’inquiète, c’est plutôt ça…

 Il désignait la porte de bois. Condamnée. L’enseigne ne clignotait plus et des vigiles armés de Dards tentaient de repousser la horde de Myrmidons qui tentaient de passer.

  • Qu’est-ce que ça veut dire ? Les louages sont normalement ouverts à cette heure-ci.

 Plus ils approchaient, plus le concert de protestations devenait sonore et virulent.

  • Je dois aller à Grouillemiel !
  • Ouvrez-moi tout de suite !
  • J’ai réservé il y a trois jours !
  • Mon petit Millet est malade !

 Clématite grogna. Si tous ces gens n’obtenaient rien, il y avait de fortes chances pour qu’elle non plus…

  • Dites-moi, officier, que se passe-t-il exactement ?

 La Myrmidone avait choisi celui qui lui semblait le plus aimable. Sa réponse ne fut guère explicite :

  • Sais pas. Personne ne veut travailler là-dedans.

 Elle s’adressa à un deuxième.

  • Pas la moindre idée. Un incident, à ce qu’il paraît. Mais quoi ? On ne sait pas. En tous cas, ils ont fait savoir qu’ils n’ouvriraient pas aujourd’hui. P’têt que c’est une grève.
  • Merci, monsieur.

 Elle échappa au gardien qui tendait les mains vers elle, slaloma entre trois ou quatre gamins braillards et entraîna son guide hors de la foule, à l’arrière du bâtiment.

  • C’est tout fermé.
  • Je sais, oui. Mais je n’ai pas l’intention d’attendre trois jours que ça rouvre ! lança Clématite. Il faut qu’on parte le plus vite possible. On peut trouver des fourmis ailleurs ?
  • Pas dans la cité.
  • J’ai une idée, mais je parie que tu ne seras pas d’accord.
  • Non, en effet. C’est quoi ?

 Malgré la situation, elle sourit encore.

  • On va voler deux fourmis.
  • Voler ! Dans le siège des Bouillon ! Mais tu es complètement folle !
  • J’aurais dû parier, j’aurais gagné, déclara-t-elle, imperturbable.
  • Tu te rends compte de ce que tu dis? C’est une forteresse ! Autant essayer de domestiquer un lézard !
  • Et tu comptes faire quoi ? Leur adresser une lettre de réclamation ? assena Clématite excédée. Ma sœur est aux mains de fous dangereux qui n’ont pas hésité à provoquer un accident d’hélibellule pour m’arrêter, et tu voudrais que je reste assise bien sagement ?!
  • Mais enfin, Clématite, réfléchis ! On ne sait même pas ce qui se passe là-dedans ! Ça peut être n’importe quoi, une maladie contagieuse, un…
  • Eh bien reste là avec tes petits soucis d’hygiène ! Je ne mets pas la vie de ma sœur en danger pour une supposition !
  • Et moi je ne mets pas en danger la vie d’une cliente sur un coup de tête de cette dernière !
  • Ah, c’est vrai, je ne suis qu’une cliente à garder pour en tirer des sous et une promotion, j’oubliais!
  • Et qu’espérais-tu être d’autre ? hurla le guide, non moins furieux.
  • Il est beau, l’exploit chevaleresque ! cracha-t-elle avant de disparaître.

 Elle marchait à grands pas, et il lui sembla que chacun d’eux déchargeait vers le sol un peu de sa colère. Quel poltron ! Poltron prétentieux et avare en plus ! Elle aurait mieux fait d’emmener Coquelicot, lui au moins comprenait. Si ce guide douteux n’avait pas le courage de la suivre, elle irait seule.

 Et la promesse faite à Gentiane ?

 Elle relégua cette pensée dans le grenier de son cerveau. Elle sortit de son sac deux gants et deux chaussures armées d’épines de ronce, les enfila et commença à grimper en les plantant dans l’écorce de la partie du tronc opposée aux vigiles.

 Le vent soufflait fort, là-haut, et manqua de la déraciner à plusieurs reprises. Son sac à dos l’alourdissait et la gênait dans ses mouvements. Les prises humides à cause de la pluie du matin s’effritaient sous ses doigts. L’eau s’infiltrait dans ses vêtements.

 « Voilà, le pied ici, et maintenant revenir à gauche. »

 Elle s’accrochait à ces petits détails comme à la paroi pour éviter de penser à ce qui venait de se passer en bas. Elle agrippa avec colère le rebord d’une plaque d’écorce. Qui céda.

 Cerfeuil tournait en rond. Elle allait revenir. Elle allait forcément revenir. Elle comprendrait qu’il avait raison, lui demanderait pardon…

 Il secoua la tête. Elle paraissait sacrément têtue.

 Elle ne reviendrait pas.

 Mais alors quoi ? Que faire ? Il n’allait quand même pas participer à cette folie ! Il n’y avait plus rien d’autre à faire que la rattraper et tenter de la raisonner, en douceur. Où avait-elle pu aller ? Pas bien loin sans doute. Il la trouverait en train de ruminer sa colère derrière un caillou.

 Mais en marchant le long du tronc, l’évidence s’imposa à lui. Elle grimpait déjà. Des petits trous réguliers indiquaient les endroits où ses gants à épines s’étaient plantés. Il hésita un instant, balança d’un pied sur l’autre. En laissant échapper un juron, il enfila ses propres gants et se lança sur les traces de Clématite.

 Il progressait vite, toute son assurance de guide de Colonboï retrouvée. Rapidement, il s’écarta de la voie tracée par la fugitive, qui n’était pas la meilleure. Il espérait qu’elle n’avait pas pris trop de risques. Il continua tout droit, évitant avec habileté les morceaux d’écorces instables ou fragiles. A nouveau l’inquiétude le reprit. Elle n’avait sûrement aucune expérience de l’escalade. Savait-elle seulement repérer les plaques en train de se détacher ? Et éviter la mousse ?

 Il repéra un replat et s’y rendit pour reprendre son souffle. Il s’adossa à la paroi. Comment avait-elle pu grimper plus vite que lui qui exerçait ce sport depuis ses sept ans ? A moins qu’il ne l’ait dépassée sans la voir ? Taraudé par cette idée, il jeta un regard vers le bas, ignorant le vertige. Il discerna une silhouette, en effet en dessous, debout sur une aiguille de bois, relique d’une branche coupée par un Méga probablement.

 Cerfeuil jura et entama sa descente. Était-elle folle d’avoir traversé pareil endroit ? La pire chose à faire lorsqu’on grimpe ! Mais les remords le serraient. Il n’aurait jamais dû la laisser s’engager seule sur ce tronc, sans aide ni conseils. Elle n’y connaissait rien. Une petite partie de lui-même admirait cependant ce courage insensé. Mais il n’avait pas le temps de s’extasier. Le vent, terrible à cette altitude, forcissait et risquait à chaque seconde de la décrocher comme un mouchoir.

 Lorsqu’il fut parvenu suffisamment près, il hurla :

  • Clématite ! Je suis là !

 Il la vit tourner la tête sans le trouver. Elle n’avait dû entendre que vaguement sa voix.

  • En haut ! C’est moi !

 Cette fois, elle leva les yeux et le reconnut. Une lueur d’espoir illumina ses traits, mais disparut rapidement, remplacée par de la colère. Elle se détourna ostensiblement.

  • Attrape ça !

 Il détacha un piton de sa ceinture, attacha la corde près de lui et tira. Le morceau de métal se planta à un centimètre de Clématite. Le guide jura. Le vent avait détourné son tir hors de la portée de tout Myrmidon. Il rembobina le fil, espérant le détacher. Lorsqu’il céda, un éclat de bois frôla la jeune fille.

  • Prends la corde !

 Elle se colla à la paroi de bois. Ses cheveux bleu nuit volèrent.

  • Non !
  • Comment ça, non ? Tu as perdu la tête ! Tiens !
  • Tu es venu chercher ta cliente ? Elle n’en veut plus, merci !
  • Je regrette ce que j’ai dit ! Tu n’es pas une cliente comme les autres ! Mais monte, s’il te plaît !

 Malgré la distance, elle perçut l’accent de l’inquiétude et de la prière dans sa voix.

  • Tu vas m’aider à retrouver Mauve ?
  • Oui !
  • Si tu as toujours peur d’aller chez Bouillon, va-t’en ! Je n’acc…
  • Attention !

 Un énorme morceau d’écorce, détaché du tronc, leur tombait droit dessus. Clématite ne put s’empêcher de hurler. Cerfeuil, par réflexe, s’accroupit contre le bois et couvrit sa tête. Il sentit le souffle de la masse gigantesque qui passait près de lui. Sans réfléchir, Clématite sauta.

 La seconde d’après, le projectile défonça la mince aiguille de bois sur laquelle elle se tenait, puis se perdit vers le bas. Heureusement, le côté où ils grimpaient était le plus éloigné de la foule massée devant la porte. Cerfeuil bondit sur ses pieds. Une terreur affreuse grignotait ses entrailles. Il se pencha et faillit tomber de soulagement.

 Elle s’était rattrapée à la corde en sautant. Elle était là, suspendue, scrutant le vide en-dessous d’elle avec une peur rétrospective, comme si elle craignait de voir l’écorce ressortir de la brume pour la pulvériser. Avec un sourire jusqu’aux oreilles, il rembobina la corde.

 Lorsqu’elle arriva sur le replat près de lui, elle tomba aussitôt à genoux. Ses jambes flageolantes ne la soutenaient plus à cause de la peur qu’elle avait subie. Il s’accroupit près d’elle et posa une main sur son épaule. Elle tremblait.

  • Ça va ?
  • J’ai froid… Pourquoi es-tu venu me chercher ? Tu es d’accord pour entrer chez Bouillon ?
  • Maintenant oui. De toute façon, tu irais sans moi, non ? Je ne veux plus que tu partes seule.
  • Pourquoi ?
  • Je veux aller au bout de cette aventure. Et puis, je te manquerais, non ? lança-t-il pour détendre l’atmosphère.

 Elle sourit faiblement et frissonna de peur et de froid.

  • Merci, Cerfeuil.

 Mû par une sorte d’instinct irrésistible, il referma ses bras sur elle. Elle faillit protester, mais renonça. Un nouveau frisson la secoua toute entière, mais celui-ci n’avait rien de désagréable.

  Du boyau noir s’exhalaient d’étranges bruissements. Clématite lança un regard dubitatif à son coéquipier.

  • Tu dis que « ça » arrive dans le grand hall ?
  • Du 118ème étage, oui. Espérons qu’il n’y ait personne. Tu veux toujours y aller ?
  • Je ne te permets pas d’en douter, répliqua-t-elle avec un sourire.

 Prudemment, elle se glissa dans le tube, pieds en premier. Inutile d’atterrir tête la première dans le grand hall. Le tube gainé de métal l’engloutit. Elle glissait à une vitesse effrayante, dans le noir complet car un tournant l’avait privée de la faible lumière du jour à travers la brume. En quelques secondes, elle se retrouva en bas assez brutalement. Elle se releva en toussant. Sa chute avait soulevé une quantité de poussière impressionnante.

  • Ça fait des lustres que personne n’est entré ici, grommela-t-elle en cherchant à tâtons un interrupteur.

 Elle s’interrompit. Des cris assourdis lui parvenaient. Pas des appels à l’aide, plutôt des ordres. Elle colla son oreille à la paroi.

 Soudain, un éclair de lumière jaillit. Elle faillit crier, avant de voir qu’il ne s’agissait que de la torche de Cerfeuil. Il avait atterri dans le plus grand silence. Vexée et un peu jalouse, elle reprit son écoute.

  • Apparemment, il n’y a personne, Je me demande où…
  • Chut !

 Surpris par l’autorité soudaine de Clématite, il se tut, mais fit avec sa torche un rapide tour des lieux. La salle était toute petite, ils pouvaient à peine y tenir debout et elle faisait deux pas de long. Une épaisse couche de poussière de bois couvrait le sol.

  • J’ai dû me tromper, dirent les deux Myrmidons exactement en même temps.

 Ils réprimèrent à grand-peine le fou rire qui montait.

  • Pourquoi ?
  • De toute évidence, on n’est pas dans le grand hall. C’est une loge à fourmi. Vide.
  • J’ai cru entendre des voix.
  • Possible. Espérons qu’ils ne viendront pas par ici. La porte s’ouvre ?
  • Pas la moindre idée, répondit la jeune fille.

 Elle posa une main sur la poignée, inspira et ouvrit.

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