Chapitre V : La porte rouillée

7 minutes de lecture

 Le premier soulagement devint vite épouvante. Il n’y avait personne, mais la salle était loin d’être vide. Des centaines de cadavres de fourmis tapissaient le sol. Une faible lumière tombait du plafond. La Myrmidone leva les yeux et repéra les luminaires faiblissants. Pas le moindre son ne troublait le silence mortuaire. Cerfeuil blêmit.

  • J’avais raison, c’est une maladie contagieuse, souffla-t-il terrifié, filons !

 Sans répondre, Clématite enjamba un corps pour lire une plaque gravée.

  • 118ème étage. Au moins, on est fixés.

 Elle se retourna. Aucun mouvement. Pas le moindre souffle d’air. Ce calme funéraire lui donnait l’impression d’être la seule créature vivante sur Terre. Cerfeuil, quand à lui, semblait ne pas pouvoir se détacher de ce spectacle d’apocalypse. Elle revint près de lui et il parut se réveiller d’un cauchemar.

  • Ça va ?
  • J’ai vu mieux…

 Il éteignit sa torche. Les fourmis s’étaient écroulées sur place, pendant leurs activités. Certaines avaient encore leur selle sur le dos. Mais pas l’ombre d’un Myrmidon. Clématite s’agenouilla. Les insectes semblaient avoir souffert. Ils étaient morts presque instantanément. Leurs corps paraissaient sains. Une étrange odeur flottait dans l’air. Elle se redressa.

  • Ces insectes ne sont pas morts de maladie, leurs corps sont sains.
  • Hein ? Mais quoi alors ?
  • Je ne sais pas… Tu t’y connais, toi, en fourmis ?
  • J’en utilise souvent. Et cette odeur me rappelle quelque chose.

 Clématite huma l’air.

  • Pas moi.
  • Un souvenir désagréable… Bah, on verra. Mais tu as raison, ce n’est pas une maladie. On dirait plutôt du poison.
  • Du poison ?

 Elle frissonna.

  • Peu importe. Dépêchons nous, il faut qu’on en trouve des vivantes et ce n’est pas ici que…

 Les voix que Clématite avait entendues résonnèrent à nouveau. Plus fortes, plus sèches. Plus proches. Son guide lui lança un regard paniqué. Trois couloirs s’offraient à eux. Les cris résonnaient à partir du couloir central.

  • Vite, par là ! Ils se rapprochent !

 Cerfeuil avait hurlé sous l’emprise du stress. Un cri s’éleva. Clématite s’élança, volant presque, sautant par-dessus les corps noirs et luisants. Atteignant l’entrée de la galerie opposée, elle se retourna. Le Guide courait, à mi-chemin, vert vif au milieu de la salle rougeâtre remplie de corps noirs. Inratable.

  • Plus vite ! souffla-t-elle.

 Il la regarda, tenta d’accélérer. Trébucha et s’écroula. La lumière s’éteignit, plongeant la pièce dans une obscurité totale. Clématite, appuyant sur le bouton à côté d’elle, venait d’éteindre les luminaires visiblement fatigués qui éclairaient la scène. Dans le noir complet, Cerfeuil se glissa entre les fourmis étendues en direction de sa coéquipière. Les employés qui arrivaient jurèrent.

  • T’as pas un interrupteur à côté de toi ?
  • Non, moi j’touche pas le mur...
  • Je parlais à Cassis, cervelle de moustique !
  • Oui, moi j’en ai un.

 Cerfeuil se figea derrière un insecte, le souffle court. La lumière jaillit.

  • J’aurais pourtant juré qu’y avait quelqu’un…
  • Cherchons, y doivent êt’ planqués dans un coin.

 Les trois vigiles se séparèrent. Cerfeuil commençait à étouffer. L’odeur âcre le prenait à la gorge. Il rampa, se figeant à chaque craquement, vers la galerie où Clématite se cachait. Elle avait d’ailleurs disparu dans l’ombre du boyau. Il grogna. Une fois qu’il eut atteint l’ouverture, il hésita. S’il se levait, les trois Myrmidons le verraient forcément. Le couloir devant lui paraissait vide de fourmis.

 Il faillit hurler lorsqu’une main saisit son épaule.

  • Tais-toi, murmura-t-elle en le plaquant contre le mur.
  • On a eu chaud, ahana le Guide de Futaix.
  • Allez, on a perdu assez de temps.

 Clématite lui tapa sur l’épaule et s’élança à toute vitesse. Il la suivit, s’étonnant qu’elle coure aussi vite. En tant que Guide, il se devait d’avoir une condition physique irréprochable, et pourtant il n’arrivait pas à la rattraper. Elle l’attendait. La porte de l’ascenseur l’avait surprise.

  • Où va-t-il ?
  • Partout, dit-il, essoufflé, s’adossant contre le mur.
  • Tout va bien ? s’inquiéta-t-elle.
  • Je ne supporte pas cette odeur. Elle me suffoque.
  • La fourmi crevée ?

Il rit.

  • Si tu veux, oui.
  • Je suis désolée de t’avoir fait courir autant.
  • Et moi de ne pas t’avoir prévenue. Ça ne se reproduira pas. Promis.
  • Tu as intérêt si tu ne veux pas finir empoisonné à la fourmi morte !

 Elle éclata d’un rire communicatif qui cascada dans toute la galerie.

  • Tu es dingue ! Nous sommes entrés par effraction dans le siège de l’entreprise la plus puissante d'Elakiste, nous venons d’échapper à trois poursuivants dans un cimetière et tu continues à plaisanter ! Où trouves-tu cette bonne humeur ?
  • Je la fabrique au fur et à mesure, voyons ! Je suis une usine à bonheur !

 Cerfeuil lui adressa un sourire approbateur.

  • Je m’en rends compte un peu plus à chaque minute. Bon, et si on y allait ?
  • On a perdu pas mal de temps, admit la Myrmidone en se soulevant de la paroi de bois.

 Elle avait retrouvé son souffle.

  • Bon, maintenant explique-moi comment on fait fonctionner ce machin.

 Avec un sourire moqueur, il appuya sur un bouton et la porte s’ouvrit.

  • Si madame veut bien se donner la peine…

 L’ascenseur fonctionnait à merveille. Cependant, lorsque la porte s’ouvrit, elle ne vit rien du tout.

  • Les lumières sont éteintes. Passe-moi la torche.

 Elle hésita à l’allumer, craignant de tomber sur un autre spectacle d’horreur. Mais rien d’effrayant n’apparut dans le faisceau lumineux. Le couloir était tout à fait vide, jalonné de petites portes rondes donnant sur des loges à fourmis.

  • Tu crois qu’elles y sont ? demanda Clématite en désignant la première.
  • Non, regarde. Elle est toute rouillée. Personne n’est venu ici dep…

 Un drôle de bruit l’interrompit, un crissement aigu, métallique et geignard. Le visage de Cerfeuil retrouva son sourire.

  • Elles sont là-bas !
  • Tu en es sûr ?
  • J’ai entendu ce bruit des millions de fois ! Elles font ça quand elles s’énervent ou qu’elles ont un problème.

 Courants dans le mince pinceau de lumière projeté par la torche, les deux Myrmidons suivirent le couloir obscur, craignant à chaque instant de trébucher et de tomber. Les murs de bois, pourris par endroits, suintaient l’humidité. Cette partie de la fourmilière ne devait pas être accessible au grand public. Ils se trouvaient sans doute en-dessous de la terre, dans les racines.

 « Voilà qui expliquerait pourquoi il fait si froid », songea Clématite en claquant des dents.

 Sa robe de feuilles la protégeait mal. Elle entendait Cerfeuil haleter derrière elle. Soudain, le couloir s’évasa et se sépara en deux. Le grincement était plus fort et résonnait désagréablement.

  • On va où ? s’enquit la jeune femme essoufflée.

 Son guide posa l’oreille contre la paroi.

  • Ici, souffla-t-il.

 Ils n’eurent pas plus d’une dizaine de pas à faire pour déboucher sur une autre salle. Un chaos indescriptible de corps noirs et luisants y régnait, dans un bruit insupportable. Des fourmis, bien vivantes, manifestement aux prises avec…

  • Attention !

 Un projectile vert apparut dans la faible lumière. Instinctivement, ils bondirent chacun de leur côté.

  • Une mante religieuse !

 Clématite réfléchit à toute vitesse. En sautant, elle avait privé Cerfeuil de lumière. Elle lui lança la torche tout en évitant un deuxième assaut, puis s’écroula sur les fourmis énervées qui se défendaient contre l’intruse. Elle tira l’épée piquée dans sa robe, mais elle ne voyait rien. A peine un petit lumignon apparaissait de temps à autre, du côté de Cerfeuil. Le temps d’un éclair, elle aperçut la tête de l’insecte. Il était cinq fois plus grand qu’eux, et ses pattes avant frappaient avec une rapidité assassine. Une exclamation étouffée lui parvint.

  • Cerfeuil !

 Le son strident des fourmis couvrit son cri. Elle se débattit pour avancer. Quelque chose la heurta et l’envoya en l’air. Des tourbillons de sciure s’élevèrent lorsqu’elle tomba sur le mur pourri avec un grognement de douleur. La poussière la fit tousser et des larmes perlèrent à ses yeux. Le noir complet retomba d’un coup. La lampe avait dû tomber. A l’aveuglette, tentant de surmonter la confusion ambiante aussi bien que celle qui rugissait en elle, elle se fraya un chemin entre les insectes. Elle sentit une pince saisir son pied et tomba en avant dans un cri.

  • Chut, souffla la voix de Cerfeuil, c’est moi. J’ai perdu mon épée.

 Elle l’entendait à peine dans le brouhaha constant. Elle tâta sa robe avec des gestes paniqués.

  • Moi aussi.

 Elle se redressa et commença à fouiller dans le noir. Un coup l’atteignit dans le dos et elle chuta à nouveau. Sa main rencontra un objet fin et lisse. L’épée de Cerfeuil.

 Elle se releva d’un bond, l’arme empoisonnée dans la main, cherchant à repérer la silhouette de la prédatrice. Une ombre longue semblait s’agiter à sa gauche, elle y lança son bras et sentit l’épée rencontrer un corps mou. La mante, agacée, fit claquer ses mandibules et se retourna vers elle. Au même moment, une fourmi la mordit à la patte et elle se retourna rapidement. Clématite en profita pour porter un nouvel assaut, qui toucha l’abdomen et s’y enfonça. Sentant qu’elle avait affaire à trop forte partie, la ravisseuse se débarrassa de ses dernières adversaires et s’éloigna d’un pas lourd par un tunnel latéral, poursuivie par une nuée de fourmis. La stridulation horripilante cessa bientôt. Ce fut la dernière chose que perçut Clématite. Elle se laissa tomber sur le sol pour reprendre son souffle et ferma un instant les yeux.

 Elle les rouvrit quelques secondes plus tard. Une pensée lui vint.

  • Cerfeuil ? Tu es là ?
  • Oui, oui, émit une voix fatiguée.

 Cerfeuil retrouva la torche et l’alluma. Il était livide et tenait à la main l’épée de Clématite. Dès qu’il repéra la Myrmidone allongée sur le sol, il bondit vers elle.

  • Clem ! Ça va ?

 Elle se releva et fit mine de s’inspecter.

  • Je suis toujours entière, je crois.

 Ses oreilles bourdonnaient encore.

  • Et toi ? Tu n’as rien ?

 Il tâta une bosse sur son front.

  • Non, pas vraiment.
  • On a eu sacrément chaud, pas vrai ?

 Il la regarda en inspirant longuement et sourit.

  • Ouais, tu l’as dit, on a eu chaud.

 Le soulagement se mêla au comique de la réplique. Ils éclatèrent de rire au même moment.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0