3. Obéir ou mourir

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Liva marchait lentement entre les rayons, les larmes aux yeux, un bidon d'essence entre les mains. Elle ne savait pas pourquoi ses émotions ressortaient d'un coup, à la vue de livres, alors qu'elles étaient restées enfouies en elle depuis un mois. Elle voulait pleurer chaque jour, mais la dernière fois qu'elle l'avait fait, c'était lors de son premier soir à l'armée.

Elle était arrivée, après avoir été recrutée de force, dans un grand camp militaire bâti à la hâte au milieu d'un terrain en friche. La plupart de ses camarades étaient des hommes. On lui avait désigné sa "chambre", une tente, ou plutôt une bâche verte tendue sur quatre piquets, qu'elle allait partager avec cinq autres femmes.

Le soir venu, en voulant aller faire sa toilette, Liva s'était glissée hors de la tente pour rejoindre les soi-disant sanitaires du camp, quelques cent mètres plus loin. Elle s'était vite rendue compte que l'intimité précaire des douches, une autre bâche, bleue cette fois, sous laquelle passait un tuyeau d'arrosage, ne lui permettrait pas de se cacher des regards de certains. En face, trois hommes la fixaient d'un air goguenard alors qu'elle se déshabillait, l'air mal assuré. Ils l'avaient sifflée lorsqu'elle avait fait tomber son jean et s'étaient mis à rire très fort, ce qui avait fait tourner la tête d'autres soldats.

Liva s'était dépêchée de prendre sa douche en culotte, les dents serrées. Elle avait hésité à le faire en voyant l'auditoire auquel elle avait droit mais n'avait pas voulu faire demi-tour pour autant ; de toute manière elle n'aurait peut-être pas échappé à leur regard en y allant les jours suivants.

Depuis que sa vie avait basculé dans l'horreur, Liva avait l'impression d'être devenue un animal : elle luttait pour sa survie, avait perdu tout ce qui comptait pour elle et avait été contrainte de tuer à son tour. Alors ce n'étaient pas des voyeurs qui l'ébranleraient, s'était-elle dit en agrippant résolument le tuyeau d'arrosage.

En quittant la bâche, vêtue d'une tenue pour dormir assez légère, ses anciens vêtements roulés en boule contre sa poitrine, Liva avait prié pour que les hommes la laissent passer sans encombre.

Elle n'avait cependant pas dû prier assez fort.

Alors qu'elle se remémorait le viol collectif dont elle avait été victime, la jeune fille sentait des larmes glisser sur ses joues pour la première fois depuis un mois. Elle avait beaucoup pleuré lorsqu'elle avait perdu sa soeur, deux mois plus tôt, puis certains de ses amis, et petit à petit sa peine grandissante l'avait détruite de l'intérieur. Assister à l'exécution de Julie et de Théo, son petit ami, avait achevé de faire voler en éclats son optimisme quant à l'issue des évènements.

Avant cela, elle était persuadée qu'il ne s'agissait que d'un trouble passager dont la plupart des citoyens sortiraient indemnes, un "coup de pression de l'Etat", disait-elle même. Mais ce jour-là, ses espoirs avaient été balayés aussi sec.

- Allez, videz tout le jerrican s'il le faut, je veux pas qu'il reste un seul putain de bouquin, compris ?! Si la moindre page est encore lisible demain, c'est votre cervelle que je ferai cramer ! Et bordel, magnez-vous, bande de pédales de merde !! On a pas toute la nuit !

Liva s'activa en entendant le sergent arriver. Elle s'empressa de verser un flot généreux d'essence sur l'étagère qu'elle parcourait du regard d'un air nostalgique. Du coin de l'oeil, elle vit l'homme secouer un subalterne chétif en vociférant :

- Alors toi, t'es pire que con, ma parole ! PUTAIN mais c'est tout ce que t'as versé depuis qu'on est entrés ?! Le niveau d'essence de ton bidon est presque plein, incapable ! Je te préviens, si on a pas fini dans trois minutes, j'te tire une balle dans les couilles !

- Pardon, sergent, mais... Je... J'arrivais pas à dévisser le... Le...

- Bon à rien, va !! On aurait dû te descendre quand on est venus te cueillir, hier ! Tu te pissais déjà dessus rien qu'à nous voir, y a encore l'odeur sur ton froc, pauvre merde !

- Je... Je m'excuse, sergent, mais... Le bouchon... C'était... Y avait un problème pour le dévisser...

- Pourquoi tu cherches à avoir le dernier mot, enfoiré ? C'est ta putain de tête que je vais dévisser, puisque t'es si con !

Liva détourna le regard lorsque les mains du sergent empoignèrent le cou du pauvre garçon pour le tordre sous ses suffocations étouffées. Un instant plus tard, elle entendait le bruit d'un corps s'affaissant sur le sol.

La scène la poussa à presser l'allure et elle déversa tout le contenu restant de son jerrican dans la rangée qu'elle traversait.

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