3 - Héritage

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Le soleil commençait à rougir le ciel quand le navire accosta au port. Il s'arrima à l'embarcadère, et les dockers assistés par leurs robots et leurs exosquelettes commencèrent à décharger les cargaisons à l'aide des grues. Il y avait peu de caisses, mais leur contenu était plutôt important ; après sept mois de voyage, le Verdoyant avait amassé quelques produits de valeur : riftium et sélénite, des ressources cruciales à Alteria, en quantité faible, mais d'une pureté inégalée.

Alice huma l'air du port. En descendant les marches de la passerelle qui enjambait l’océan, elle contempla la ville de Sorez qui s'étendait devant elle, une ville qu'elle n'avait pas vu depuis trop longtemps à ses yeux. Derrière elle, les autres passagers s'impatientèrent quelque peu ; un jeune homme lui lança d'un ton taquin :

— Hé, miss Monde, quand tu auras fini de bien montrer à tout le monde que tu es de retour, tu pourras nous laisser passer ?

Alice sursauta, et s’empressa d’obtempérer en se faisant toute petite. Elle descendit alors les marches rapidement pour se retrouver sur le quai. Elle avait hâte de retrouver le confort de ses quartiers, sachant qu'elle venait de passer sept mois à dormir dans une cabine minuscule avec trois autres garçons du groupe. Évidemment, elle avait dû subir les remarques désagréables et gênantes de ses compagnons de chambrée, mais elle n’avait pas eu à se plaindre plus que cela.

Le voyage avait été très intéressant pour les douze membres : un tour d'Alteria et de ses différentes régions afin de découvrir de nouvelles façons d'être et de vivre. Bien sûr, tout ceci ne devait pas faire oublier aux jeunes gens la seconde motivation principale du voyage : se renforcer mentalement et physiquement, et s'entraîner pour être meilleur au combat, ce qui était l'occupation préférée de ma branche militaire des Gardiens, pour le meilleur et pour le pire.

Les membres du groupe, menés par leur chef, Scindo Kinmey, se rendirent au bâtiment des arrivées. Alice s'assit sur un banc et observa la salle. Elle s'apparentait à un hall d'aéroport terrestre, avec des centaines de personnes s'affairant en tous sens. Cependant, la jeune fille aperçut quelqu'un en particulier, qui n'avait en théorie aucune raison d'être là. Une figure massive, habillée en bleu foncé, bardée de médailles...

— Le général Morozov ? marmonna-t-elle. Qu'est-ce qu'il fait ici ?

En effet, un homme portant l'uniforme d'un général stationnait à côté d’une enseigne de magasin, à une trentaine de mètres du groupe. L'homme et son subalterne, visiblement un capitaine, s'aperçurent alors à leur tour que les treize personnes étaient arrivées. Ils s'approchèrent du groupe en se frayant un passage à travers la foule, ce qui n’était pas bien difficile grâce à l'imposante musculature du général. Ce dernier interpella le meneur du groupe :

— Lieutenant Kinmey ?

L'intéressé fut surpris de trouver le général des Gardiens, accessoirement Gouverneur du syndicat, aussi loin de la capitale, et répondit :

— Général ?

— Je suppose que votre voyage s'est bien passé. Pendant votre absence, des événements importants et inquiétants se sont produits. Pourriez-vous me suivre, ainsi que l'aspirante Alice Surge ? J'ai à m'entretenir avec vous. Les autres membres du groupe seront pris en charge par le capitaine Rubis.

Alice fronça les sourcils en se levant. Qu'y avait-il de si grave pour que Morozov se déplace en personne pour les accueillir ? Elle se présenta devant lui en saluant et le suivit avec le lieutenant, qui devait être aussi inquiet et pensif qu'elle.

Au sortir du port, Alice vit qu'une voiture les attendait. Ce n'était pas surprenant, étant donné que les navettes, habituellement utilisées par le commun des Alteriens, avaient une vitesse fixe et donc ne pouvaient aller aussi vite que désiré, même pour les beaux yeux du général. Le véhicule lustré était la voiture personnelle de Morozov ; Alice se sentit donc plutôt privilégiée lorsqu'elle y entra. L'intérieur était spacieux, quoiqu'un peu trop sombre à son goût. Il y avait à l'arrière trois places face à l'avant et trois places face à l'arrière, ce qui permettait des discussions plus faciles.

Morozov s'assit sur la banquette arrière, Alice et Scindo en face de lui. Le chauffeur démarra et se dirigea vers Eden, la capitale de la planète, à une allure constante bien que très rapide. Morozov avait l'air grave, comme ses deux interlocuteurs. Au bout d'une minute de trajet, il leva la tête et lança, de but en blanc :

— Un coup d'État.

Scindo et Alice s'exclamèrent immédiatement et simultanément :

— Hein ? Quand ? Pourquoi ?

— Il y a deux semaines. Gendo Darma, notre Conseiller de la guerre, a tenté de prendre le pouvoir. Il avait des centaines de complices dans tout Eden, et ensemble, ils ont déclenché une guerre civile d'une semaine. Elle fut courte, mais terrible. Les Protecteurs et les Gardiens ont subi de lourdes pertes.

Scindo demanda, immobile comme un piquet :

— Et les Spirituels ?

— Il n'y en avait pas à Eden ce jour-là. Du moins, pas que nous le sachions. Toujours est-il qu'ils ne sont pas intervenus. Je vais vous résumer les faits. Il y a deux semaines, au petit matin, les partisans de Darma ont attaqué la ville de l'intérieur et de l'extérieur en même temps. Pendant que nos troupes se battaient dans les rues, Darma et un petit groupe de ses sbires, dont nous n'avons pas la moindre idée des identités, ont investi l'Œil. Je n'y étais pas à ce moment-là ; ils savaient donc que les Gardiens ne seraient pas organisés pendant un temps. Cependant, Andrew et Reika Webster, qui sont, comme vous le savez, les Gouverneurs des Protecteurs, ont vaillamment défendu la tour avec une dizaine de leurs officiers. Au cours de la bataille, il s'est révélé qu'Andrew Webster était un Rift Rider, Spectre. Il a été un élément déterminant dans la bataille. Lui, ainsi que la seule personne capable de défendre l'Orbe.

Alice sentit son cœur s'arrêter. Il ne faisait quand même pas allusion à... ?

— Justice. La seule Rift Rider connue à ce moment, retournée à l'Œil afin de défendre ce que nous avons de plus précieux. Elle combattit vaillamment, dans le Grand Hall, un des laquais de Darma. Il s’agissait d’Arsenal, le plus puissant de tous, un traître aux Protecteurs. Cependant...

Alice ferma les yeux. Cela ne se pouvait pas. Cela arrivait aux autres, pas à...

— Votre sœur est morte. Ils étaient seuls à l'étage, ce qui fait que nous n'avons pas pu savoir ce qui s'était passé, mais quand tous les combats furent terminés, nous retrouvâmes Arsenal assis dos au mur de la salle, et le corps de Justice au milieu.

La jeune fille serra les poings. Elle tentait de réprimer les sanglots, mais n'y parvenait bien évidemment pas. Le choc, bien qu'anticipé, lui avait coupé le souffle, et elle luttait afin de retrouver sa respiration. Elle resta muette, écoutant la suite du rapport de Morozov.

— Étrangement, Arsenal n'avait rien tenté avec l'Orbe. Il est resté assis, sans bouger, et n'a levé les yeux que pour regarder l'équipe d'intervention entrée après la fin des combats. Il s'est laissé emmener, et il est aujourd'hui le seul partisan de Darma que nous avons pu capturer vivant ; tous les autres se sont suicidés. Nous avons donc gagné les combats, mais à quel prix...

Ils entrèrent dans l'enceinte de la ville d'Eden. Les bâtiments, bien que plutôt préservés en périphérie, étaient considérablement détériorés. Des débris de murs jonchaient les trottoirs, des habitants contemplaient leurs habitations détruites, et les ouvriers évaluaient l'ampleur des dégâts, qui était très conséquente. Morozov continua.

— Lieutenant, je vous donnerai des détails écrits à propos des événements ; sachez pour l'heure que Gendo Darma s'est enfui. L'échec de son plan n'a été dû qu'à deux choses : la défection d'Arsenal et la révélation de Spectre. Il est à prévoir qu'il tentera de nouveau quelque chose dans les mois prochains ; vous recevrez donc des instructions détaillées.

La voiture s'arrêta devant la tour de l'Œil, au cœur d'Eden ; un caporal leur ouvrit la portière et ils descendirent tous trois du véhicule.

— Aspirante Surge, je conçois très bien que cette nouvelle vous ait choquée, mais je devrai vous voir dans quelques heures, seul à seule. Je vous ferai appeler. D'ici là, patientez dans l'antichambre, étage 149, je vous y ai autorisé l'accès.

Alice, sans réfléchir, se déplaça dans la grande salle qui formait le rez-de-chaussée de l'Œil. Elle entra dans un des sept ascenseurs desservant les deux cent cinquante-deux étages de la tour et sélectionna l'étage 149. Après un court trajet, elle se présenta au bureau, où l'employé de service la laissa s'installer.

Elle ne prit pas la peine de regarder autour d'elle. Si son corps exécutait les mouvements qu'elle devait faire, son cerveau avait tourné toute son attention sur sa sœur. Sa mort ne pouvait pas être réelle. Emeline “Justice” Surge était invincible, et même si elle avait pu être vaincue, elle n'aurait jamais accepté de mourir et laisser les faibles dans le besoin.

Les faibles, comme moi, pensa Alice.

Le fil de ses pensées fut soudain interrompu par le bruit d'une porte qui s'ouvrait. Morozov se tenait dans l'encadrement, et l'invitait à le suivre. Elle se leva et entra dans l'ascenseur qui les mènerait au 250ème étage, celui des bureaux personnels des Gouverneurs.

Un garde les attendait en haut. Morozov présenta son accréditation attachée à son poignet, et la porte de sa salle s'ouvrit. Alice s'assit en face du bureau, dans un fauteuil qui avait l'air d'avoir peu servi, mais qui n'était tout de même pas très confortable.

Le général s'installa à son tour, alluma son ordinateur et se tourna vers Alice. Il croisa les bras et prit une longue inspiration avant de commencer.

— C'est une perte très dure pour nous. Tant au niveau militaire qu'au niveau émotionnel, d'ailleurs.

Alice s'en doutait. Sa sœur était - avait été - très populaire auprès des Gardiens ; Morozov lui—même la traitait presque comme sa propre fille.

— Cependant, nous avons désormais peur. Il ne reste plus de Rift Riders, à part Spectre, qui ne peut défendre Alteria efficacement. En effet, à cause de ses obligations et responsabilités de Gouverneur, il ne peut raisonnablement pas s'exposer à quelque danger que ce soit. Plus encore, les Gardiens sont à présent sans champion, sans figure héroïque pour motiver ses membres et les mener. Et je sais, vous pensez que je pourrais remplir ce rôle, moi ou un de mes Conseillers. Mais je parle de quelqu'un qui serait vraiment populaire, tout en sachant gagner la confiance des autres.

Alice, qui commençait à émerger de sa léthargie, tenta encore de déceler les sous—entendus du général.

— Vous... Vous souhaitez que je devienne cette personne ?

Morozov soupira.

— Oui. J'ai lu les rapports vous concernant. Des résultats aux tests plus qu'admirables : vos supérieurs sont globalement satisfaits de vous, même s’ils notent des points négatifs dans votre comportement... passif. Vous avez largement le niveau requis pour valider votre grade, et devenir une Gardienne à part entière. Plus, vous êtes la sœur de la plus grande héroïne de ces cent dernières années. Par conséquent, je peux vous octroyer le titre le plus prestigieux de la planète.

La jeune fille murmura :

— Championne d'Alteria...

Morozov sourit. Il tapa quelques mots sur son clavier, signa quelque chose sur son interface, et déclara :

— Je vous propose à présent une occasion unique de montrer ce que vous valez. Vous deviendrez la Championne d'Alteria, et défendrez nos valeurs contre Darma et son armée. Bien entendu, vous ne serez pas seule ; si vous acceptez, je vous enverrai à Lydall. Sumajyn Sirylla, la Maîtresse de la ville, a accepté de vous enseigner la voie que vous choisirez, et à l'issue de votre entraînement, vous serez apte à reprendre le flambeau de votre sœur, et serez devenue la défenseure de notre héritage. Ce n'est pas un marché, simplement une opportunité, en conséquence je ne proposerai rien ni ne demanderai quoi que ce soit en échange, à part la sécurité de ma planète. Qu'en pensez-vous ?

Alice fit le vide dans son esprit. Cette question abrupte la forçait à réfléchir rapidement et calmement. Ce moment était un tournant décisif dans sa vie, elle en était consciente.

Valait-il mieux refuser l'offre du général, et redevenir une simple Gardienne comme les autres, mais relativement à l'abri du danger, ou accepter et changer la face du monde, mais en pouvant potentiellement mourir à tout instant ?

Que ferait ma sœur ? Pensa-t-elle. C'est évident, bien sûr qu'elle accepterait, comme elle a accepté il y a trois ans... Elle, au moins, était une vraie fille, avec du caractère... Si je n'accepte pas, je ne pourrais jamais la regarder dans les yeux quand je la reverrai là-haut, ni elle ni personne d'autre d'ailleurs !

Elle déglutit, serra les poings et leva la tête vers le général Morozov.

— J'irai à Lydall.

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