2 - Alteria

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Roxane Noches n’était pas une jeune femme qui faisait dans la dentelle. En jouant des coudes pour sortir du métro, elle en profita pour marcher sciemment sur le pied d’un homme qui l’avait bousculée, savourant son cri de douleur et de surprise alors qu’elle se frayait un chemin à travers la foule.

Paris était la ville que Roxane détestait le plus au monde. Les gens y étaient tristes, étriqués, enfermés dans leurs codes et leurs règles, ne pensant à rien d’autre que leurs petites vies insignifiantes. Non que celle de la jeune femme ne le soit pas aussi, mais elle en avait au moins conscience.

Une fois sortie de la bouche sale et lugubre du métro, elle jeta ses cheveux châtains en arrière, brancha ses écouteurs sur son téléphone, puis sur ses oreilles, monta le volume à fond, et marcha d’un pas rageur vers le magasin le plus proche. Son périple dans la boîte de sardines ambulante qu’on appelait “transport en commun” l’avait passablement énervée, et elle n’avait qu’une envie : rentrer chez elle et regarder un bon anime, à défaut d’avoir la patience de lire le manga.

Roxane Noches n’était pas non plus une jeune femme très subtile, ni particulièrement intelligente. Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait parce qu’elle en avait envie. On ne la roulait pas aisément dans la farine, mais elle compensait en se mettant elle-même dans des situations périlleuses, juste parce qu’elle se disait que ce serait intéressant.

Par exemple, elle s’en fichait de mettre le volume de sa musique à fond. Elle était agacée, alors elle décidait de se détruire les oreilles, c’était comme ça. Les mains enfoncées dans les poches de son sweat-shirt, les yeux rivés au sol, elle se dirigea fermement vers son domicile.

Ce n’était pas la première fois que Roxane se sentait aussi agressive, mais ce jour-là, c’était pire : elle venait de se faire virer de son travail pour avoir frappé son coéquipier. Certes, elle n’avait pas vraiment besoin de cet emploi, un simple poste de caissière dans un grand supermarché, mais elle trouvait que la sanction avait été quelque peu disproportionnée par rapport à la faute. Après tout, Axel était un abruti ; et les abrutis méritaient d’être frappés.

Roxane connaissait la route pour rentrer chez elle par cœur. Elle ne se préoccupait plus de savoir quelle route la mènerait où, ni devant quelle devanture elle passait. Elle n’avait qu’à suivre les lignes du trottoir, traverser quelques passages piétons, et elle se retrouverait chez elle en un clin d’œil.

Les yeux fixés sur le sol, elle traversa une rue. Mais sans son ni vue, il est plutôt difficile de remarquer une voiture lancée à toute allure sur la route.

"Qu'est-ce que c"

Un choc.

"Aïe"

Et le noir.


*


— ... probablement un mois. En tout cas, bonne chance à vous, docteur.

— Merci. J’essayerai de ne pas l’annoncer trop brusquement.

Roxane ouvrit un œil. Le gauche, car le droit ne voulait plus s'ouvrir : il était plutôt douloureux, comme la majorité de son corps, tout compte fait.

Elle était visiblement dans une chambre d'hôpital, ce qui était plutôt logique, étant données les circonstances. Elle sentait des tuyaux dans ses narines, et voyait une perfusion sortir de son bras gauche. Un médecin se tenait au fond de la pièce, tenant une liasse de feuilles dans les mains. Voyant qu'elle avait repris conscience, il s'approcha du lit et entama :

— Bonjour, Roxane.

L'intéressée ne répondit pas. Elle n'était pas sûre de le pouvoir et ne voulait pas se ridiculiser avec des borborygmes inintelligibles.

— Sais-tu pourquoi tu es ici ?

Elle ne s'en souvenait que trop bien. Un éclair de souvenirs refit surface, et elle grimaça en se remémorant la douleur qui avait parcouru son corps. Elle avait immédiatement perdu connaissance, mais l’éclair de souffrance qui l’avait traversée la faisait encore frissonner.

— Tu t'es faite renverser. Si ça peut te réconforter, le chauffeur avait pris la fuite mais a été rattrapé... Il paiera l'intégralité de tes soins, et ceux d'après.

Un instant. Ceux d'après ? Qu'y avait-il à payer par la suite ?

— Est-ce que tu as compris ou deviné ce que je dis ? Tu...

Roxane arrêta d'écouter. Oui, elle avait compris. Elle l'avait même senti, ou plutôt non.

Ses jambes.

Ses putains de jambes. Elle ne les sentait plus.

Le médecin continuait de livrer son discours répété à l'avance et sûrement plusieurs fois, mais Roxane s'en fichait. Tout ce qui l'intéressait, c'étaient ses jambes. Alors elle leva légèrement la tête de l'oreiller et prit la parole pour la première fois depuis le début, d'un ton incisif et étonnamment clair :

— Mes jambes. Définitif ?

L'homme interrompit son monologue, visiblement à contrecœur, et hocha lentement la tête. Il avait presque l'air gêné, comme si c'était sa faute.

Roxane retomba s'enfoncer dans l'oreiller. Elle ferma l'œil, pas très fort car il lui faisait mal, et tenta de se réveiller de ce cauchemar. Peine perdue, évidemment. Alors, elle laissa ses larmes sortir, elles qui attendaient depuis le début de connaître la réponse à la question pour s'évader de ses yeux.

Elle était devenue paraplégique. Elle ne pourrait plus marcher, ni même effectuer les actions basiques de sa vie. Elle qui s’était toujours sentie supérieure aux autres, la voilà qui était diminuée, et qui devrait pour toujours se reposer sur son entourage.

La jeune femme détestait avoir besoin d’autrui. Elle avait une famille, mais avait coupé les liens aussi tôt que possible. Ses amis n’existaient que pour lui permettre d’avancer dans la vie, et elle n’avait pas de petit ami. Elle avait toujours été seule, par choix. La chose qu’elle redoutait désormais le plus serait de devoir quémander auprès de tous, et de lire le mépris dans leurs yeux alors qu’ils la traiteraient comme une moins que rien.

Le médecin termina de lui expliquer des choses qu’elle n’avait pas la moindre envie d’écouter, puis s’en alla, la laissant dans sa morosité noire.

Les jours passèrent de plus en plus vite. Personne ne lui rendit visite. Ses parents ne l’avaient jamais vraiment aimée, et elle le leur avait bien rendu, peut-être même avec intérêts. Chaque journée était la même : manger, examens, dodo. Roxane n'était cependant pas sûre de vouloir que ce cycle se termine ; elle était pour l'instant une accidentée comme un autre dans un lit d'hôpital, mais ne voulait pas devenir une handicapée en sortant de l'établissement.

Un jour fut pourtant différent des autres. Il était quinze heures, heure des visites dans l'hôpital. Personne n'était censé la voir aujourd'hui, elle pensait donc dormir et se reposer un peu. Cependant, après avoir toqué, une soignante entra dans la chambre, et annonça :

— Tu as de la visite, Roxane !

La jeune fille ouvrit les yeux ; ces derniers pouvaient enfin bouger sans causer une douleur excessivement forte. Un homme entra dans la chambre, souriant, et tenant un bouquet de fleurs à la main. Ce dernier était constitué de fleurs dont elle n'avait pas la moindre idée de la nature, chose peu surprenante puisqu'elle n'y connaissait rien.

L'homme était bien bâti, sans être non plus un colosse ; il aurait aisément pu passer inaperçu dans un rassemblement d'athlètes. Il portait des vêtements somme toute assez normaux, quoique plutôt coûteux à première vue. Il tenait également, dans son autre main, une casquette des années cinquante, visiblement bien usée. Sa barbe noire de jais était bien entretenue, à l'instar de ses cheveux, coupés courts, presque à la militaire.

L’examen visuel de Roxane se solda par un résultat négatif : elle ne connaissait pas le nouvel arrivant, et était presque sûre de ne l’avoir jamais rencontré.

Après que la soignante soit partie, l'homme retira sa veste, l'accrocha au portemanteau avec sa casquette, et dit en souriant :

— Bien, bien, bien. Qu'avons-nous là ?

Il avait un accent que la jeune femme n’avait jamais entendu, mais qui se rapprochait de l’arabe. Il avait pourtant un teint parfaitement pâle.

Roxane plissa les yeux.

— Qu'est-ce que vous me voulez ? demanda-t-elle.

L'homme ignora sa question, continuant sur sa lancée.

— Je comprends parfaitement ce que tu ressens. Moi-même, je me suis retrouvé plusieurs fois dans un état aussi grave. Oh, mais j'en oublie les bonnes manières... Je me présente, je m'appelle Samuel Reyzal. Je sais, c'est un nom à consonance particulière, mais je ne viens pas de France.

— Et que voulez-vous ?

Samuel Reyzal prit une chaise et s'assit en face du lit. Il se pencha de manière à ce que Roxane ne puisse rien faire d'autre que de le regarder dans les yeux.

— Mauvaise question. Ce serait plutôt : "Que veux-tu ?"

— Je ne comprends pas.

L'homme se redressa et croisa les jambes.

— Tu saisiras bien vite. Je suis ici pour te proposer quelque chose. Vois-tu, je suis certain que les médecins estiment ton cas désespéré... Et ils ont raison. Ils ne peuvent rien pour toi.

Roxane ne voyait pas vraiment où cette personne voulait en venir. Elle était sur le point de l'envoyer paître quand il prit soudain un ton nettement moins désinvolte.

— Cependant, tout n'est pas perdu.

Roxane se figea. Elle devint subitement beaucoup plus attentive, tout en suspectant un coup fourré.

— En fait, je représente une... organisation qui s'intéresse un peu à toi depuis quelques temps. Tu ne l'as pas remarqué, car nous savons faire notre travail, mais nous t'observons et pensons que tu as certaines qualités grandement utiles chez nous.

— Vous êtes qui, au juste ? La CIA ? Le KGB ?

Samuel Reyzal rit doucement.

— Le KGB a disparu en 1991, petite, et mon organisation n'aimerait vraiment pas être assimilée à la CIA. Non, tu n'as jamais entendu parler de nous de quelque manière que ce soit. En fait, personne sur cette planète n'a jamais entendu parler de nous de quelque manière que ce soit.

La jeune femme commençait à être de plus en plus perdue. Elle sentait aussi comme de l'appréhension, à continuer d'écouter cet homme qui entretenait son suspense en prenant un ton de plus en plus mystérieux.

— Mais venons-en au fait. Nous pouvons, contrairement à la médecine terrestre, te rendre l'usage de tes jambes. Cela ne se fera bien entendu pas sans contrepartie : en échange, tu devras travailler pour nous pendant une année entière, à partir du moment où tu seras sur pieds, littéralement.

— Hé là, attendez un instant ! Pour commencer, j'aimerais bien savoir qui vous êtes vraiment. J'ai plutôt l'impression que vous êtes, au mieux, l'arnaqueur le moins doué du monde, et au pire, un fou dangereux ! Alors, et de une, vous me donnez une preuve que ce que vous dites tient debout, ce dont je doute fortement, et de deux, vous m'expliquez qui vous êtes.

Samuel Reyzal, sans se départir de son léger sourire, ouvrit la mallette qu'il avait apportée et qui reposait à ses pieds depuis le début. Il en sortit un appareil ressemblant beaucoup à un smartphone classique, à ceci près qu'il ne portait pas de nom de marque et que son écran ne semblait pas refléter la lumière.

— Le Rphone 4 d'HerCom. Obsolète depuis déjà dix ans, mais parfaitement adapté à l’usage que nous en faisons.

Évidemment, Roxane n’était pas très impressionnée. Tout ce qu'elle voyait était un rectangle noir vaguement intriguant.

— Ce que je m'apprête à te montrer ne doit en aucun cas sortir de cette chambre d’hôpital, ou le contrat que je te propose deviendra nul et non avenu avant même d’être signé. De toute manière, on te prendrait pour une folle.

Il fit quelques manipulations, et un hologramme d'une quinzaine de centimètres de haut apparut, arrachant un hoquet de surprise à Roxane. Il représentait un homme face à une plaine, supervisant visiblement des travaux de construction. Reyzal commença :

— Bien ! Début du cours d'histoire. Nous sommes en 1406 av. JC. D'après la Torah, la Bible et le Coran, Moïse est mort un an auparavant, à l'entrée de la Terre Promise, le pays de Canaan. Est-ce vrai ? Oui et non. En fait, Dieu, ou peu importe comment on l'appelle, lui a bien interdit l'accès à Canaan, à lui et à son frère Aaron, car il a été coupable d'avoir attiré l'attention sur eux, au lieu de Dieu... c'est un peu complexe. Mais ce qu'aucun texte ne dit, c'est que Dieu leur a donné une seconde Terre Promise. Le pays de Canaan n'était pas la terre que le Créateur voulait véritablement donner aux Hébreux ; il ne s'agissait que d'un prétexte pour séparer les non-méritants, qui abandonnèrent leur guide pour s'installer dans un endroit en délogeant ceux qui y étaient déjà par la force, des méritants, qui refusèrent le conflit et restèrent auprès du prophète. Dieu leur donna ainsi une nouvelle terre, qu'ils appelèrent “Admatt bor”, “la terre vierge” en hébreu. Aujourd'hui, nous l'appelons Alteria. Mais où est Alteria ?

L'hologramme dézooma, révélant...

— ... Une planète. Dieu avait donné une planète entière à Moïse, Aaron et une partie de son peuple, qui n'avaient pu entrer à Canaan. Il donna quarante ans de vie supplémentaire à Moïse, qui recréa une civilisation sur cette planète. Le peuple alterien progressa de plus en plus, étendant leur territoire au fil des années, faute de problèmes puisqu'ils n'avaient pas de voisins.

L'hologramme montra une carte de la planète, sur laquelle on voyait l'état d’Alteria s’élargir à vue d’œil.

— Au final, cette nouvelle civilisation dépassa la Terre tant au niveau technologique qu'aux niveaux social et moral. Aujourd'hui, elle a deux cents ans d'avance technologique sur la Terre. Ce téléphone en est témoin.

Roxane ne savait pas quoi dire. Cela semblait trop gros pour être vrai, mais tellement gros qu'elle était quasiment encline à le croire. Elle commençait à avoir des frissons, à l'idée que quelque chose de si grandiose pouvait exister en parallèle de sa vie si minuscule. Reyzal continua :

— Par conséquent, crois-moi quand je te dis que nous pouvons te réparer. Tout ce que tu auras à faire, c'est nous rejoindre pendant une petite année de rien du tout. Bien sûr, je ne te demande pas une réponse immédiate. Je te laisse mon numéro ; appelle-moi si tu désires en savoir plus, et peut-être que tu deviendras des nôtres... Pour l'heure, je te laisse. Il commence à se faire tard. Au revoir, et plus probablement, à bientôt.

Il rangea son appareil, reprit sa mallette, son manteau et sa casquette, et sortit de la chambre, laissant la jeune fille en total désarroi. Tout était allé beaucoup trop vite, et elle resta assise pendant des dizaines de minutes, incertaine d'avoir bien tout compris.

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