Chapitre 18

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Le silence régnait depuis des heures, mais je ne dormais pas. Compliqué, avec les veilleuses si proches, et les mots de Vanessa – biaisés par la présence de ses geôliers – qui résonnaient dans mon crâne. Paupières closes et pieds enroulés dans la fine couverture, frissonnante dans la fraîcheur de la prison, je ruminais envers et contre tout ses paroles. Elle avait raison, d’une certaine manière, en disant que si je n’avais aucune raison de ne pas collaborer, rien ne m’empêchait de le faire dès maintenant. Ce serait renier des semaines de mutisme forcé, de coups et de souffrances, des années de loyauté inconditionnelle envers les miens, mais ça me simplifierait la vie.

Sauf qu’Ekrest détestait les solutions de facilité. Le simple fait de l’envisager m’aurait valu l’un de ses regards qui disaient « oublie tout de suite la bêtise que tu viens de dire » et qui signifiaient qu’il fermerait les yeux dessus une fois. Pas plus.

Dans ces longues minutes de silence, je réalisais encore une fois à quel point il me manquait. Il n’était plus, et malgré cela, il demeurait mon seul et unique point d’ancrage. Son ombre flottait constamment autour de moi, me hantait au quotidien, veillait sur moi et surveillait chacun de mes mouvements. J’avais l’impression perpétuelle qu’il me voyait, m’observait, m’évaluait, comme il l’avait toujours fait.

Au bout du compte, j’avais beau avoir laissé partir cette barque à la mer et y avoir mis le feu, je n’arrivais pas à me détacher de lui. Ça en devenait maladif, mais c’était une maladie dans laquelle j’étais prête à me complaire.

Et puis, au fond, même si je décidais de collaborer, qu’est-ce que cela changerait ? Cela faisait bien un mois, au jugé, que je croupissais ici, et la Confrérie ne semblait pas avoir entamé de négociations en ma faveur. Le délai règlementaire de récupération des soldats capturés était d’environ deux semaines, et malgré l’environnement hostile dans lequel j’évoluais, conçu pour m’ôter toute notion du temps, j’étais certaine que cette période était largement dépassée. Collaborer ne m’offrirait pas une meilleure chance de sortir d’ici, bien au contraire. Au temps que je me taise et emporte les secrets des miens dans ma tombe.

Mes pensées oscillaient ainsi, entre Ekrest et Vanessa, parfois même Elisabeth lorsque je repensais encore à cette histoire de coniine, depuis la fin de ma discussion avec Vanessa, et j’avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne voyais toujours aucun moyen de m’enfuir. Les rondes rares et la quasi absence de prisonniers dans la zone où j’étais enfermée n’aidaient pas. Le collier, les caméras de surveillance et les verrous digitaux des cellules, encore moins.

J’étais sur le point de sombrer dans le sommeil, lasse de buter toujours sur les mêmes difficultés, lorsque j’entendis les pas. Intriguée, les sens soudain en alerte, je me retournai sur le dos, fermai les yeux.

Deux hommes, si je ne me trompais pas. Ils se déplaçaient tranquillement, avec aisance, sans chercher à atténuer le bruit de leurs semelles qui résonnaient dans les couloirs. Des gardes ? Il n’y en avait qu’un seul qui était censé faire sa ronde à cette heure-ci, et il était déjà passé.

Aux abords de ma cellule, ils s’arrêtèrent brusquement. En percevant leurs respirations stables, qui remplaçaient le bruit de leurs semelles et se répercutaient dans ma cellule, je devinai qu’ils étaient tournés vers moi. Figée, aussi détendue que si je dormais, j’essayai de déterminer les carrures de chacun des deux en me basant sur leurs souffles. Mon cœur tambourinait étrangement fort dans ma poitrine. Pour une fois, la paroi isolante ma cellule n’avait pas été activée. Erreur réelle… ou volontaire ? Mes crises de nerfs s’étaient certes espacées depuis le waterboarding, mais les cauchemars me hantaient toujours.

— Donc vous n’allez pas accepter son deal ?

Voix chantante, grave mais féminine, voilée. Je l’associai sans mal au visage d’une métisse blonde, dans le quatuor de mes matons attitrés, même si je ne la connaissais pas vraiment. En fait, je ne m’étais jamais vraiment préoccupée de ces quatre-là, parce qu’à part me menotter et, à l’occasion, me frapper, ils ne faisaient pas grand-chose.

— Elle n’a rien proposé, non ?

Basse mais claire, reconnaissable entre mille. Kalyan. Je me tendis instinctivement, parée à toute éventualité. Mais il ne semblait pas être venu pour me torturer à une heure indécente. Il paraissait pensif, incertain.

— Ouais, mais…

— Non. À moins qu’elle ne se jette à nos pieds et supplie qu’on la laisse un peu tranquille, ce qu’elle ne fera pas, elle n’aura rien.

Il avait répondu sèchement, avec une amertume palpable qui fit courir un long frisson le long de mon échine. Je retins instinctivement mon souffle, attendant la suite avec une impatience morbide.

— J’ai pitié d’elle, en fait…

Une irrépressible grimace m’échappa et, dans la lumière crue des néons, il leur fut impossible de ne pas la remarquer. Ils se turent tous les deux d’un seul coup. Consciente que jouer la comédie ne servirait à rien, j’ouvris les yeux en grand, me redressai sur un coude, pleinement éveillée.

— Pas la peine de gaspiller ta pitié sur moi, souris-je au blond.

Son regard azur profond, chargé d’une tristesse qu’il peinait à réprimer, croisa le mien, il secoua la tête. La façade insensible qu’il arborait habituellement en ma présence s’était effilochée ; pour une fois, je voyais au travers. Je discernais sa peine, sa lassitude, et une étrange émotion à mi-chemin entre l’admiration et la compassion. Ses défenses sont plus basses que d’habitude, eus-je le temps de songer avant qu’il ne se détourne en reprenant un visage inexpressif et s’éclipse tel un fantôme, laissant derrière lui une désagréable impression d’inachevé.


L’inachevé prit très vite la forme d’une évidence : je devais encore m’attendre à de mauvaises surprises de la part des Thor. Durant les fragments d’éternité qui suivirent, mon quotidien, déjà pas fameux jusque-là, se transforma en cauchemar.

Les premiers jours – ou du moins, les premières périodes d’éveil entre deux comas – Kalyan délégua plus souvent le boulot à ses acolytes et aux conditions de mon environnement. Portions de nourriture réduites, danse des poings, des lames et des matraques, neurones frits à coups de décharges, brûlures et glaciations alternées. Je passais ce que j’assimilais à de longues journées dans les salles de torture, et d’interminables nuits nue dans une cellule froide où s’endormir impliquait de se faire réveiller par un seau d’eau glacée.

Des cicatrices fraîches venaient régulièrement s’ajouter à mon impressionnante collection, et les nouveaux bleus se comptaient par amas indistincts où il aurait été difficile de déterminer s’il y en avait cinq gros ou quinze petits. Des morceaux d’os apparaissaient à certains endroits, là où les brûlures ou les coupures étaient trop profondes, et les extrémités gelées de mes doigts et de mes orteils peinaient à perdre leur teinte bleutée même quand j’étais au chaud.

Physiquement parlant, le rythme que l’on m’imposait était éprouvant, presque insoutenable. Il n’y avait plus de visites médicales. La dernière remontait à cette fameuse discussion à propos du fils de Thor, que j’avais décidé d’occulter pour ma propre santé mentale. Ainsi, les rares fois où j’étais autorisée à prendre une douche, je bataillais contre mes haut-le-cœurs pour rester sous l’eau le plus longtemps possible, seule, luttant pour atteindre les zones les plus inaccessibles de mon corps, priant pour que ça ne s’infecte pas.

Et puis vint la période où ils misèrent tout sur un combo physico-psychique. Ils me gardèrent éveillée des heures et des heures, enchaînée, un casque sur les oreilles, à écouter une assommante litanie censée m’inciter à collaborer. Et, entre deux sessions de lavage de cerveau, ils me détruisirent méthodiquement le dos avec des gouttelettes d’acide chlorhydrique et de la cire brûlante. De plus, l’un des matons de mon quatuor attitré, apparemment fumeur, en profita pour faire de moi son cendrier et extincteur, ignorant délibérément le fait que l’épilation était censée se faire au laser, et pas au briquet.

Je dormis peu. Plus souvent, je me retrouvai à somnoler durant les sessions de torture, anesthésiée par l’overdose de douleur, incapable de formuler deux phrases cohérentes à la suite. Si on m’avait demandé des informations, je n’aurais probablement pas pu les donner, juste parce que je n’étais pas capable de les énoncer correctement. Parce que durant les heures de suggestion mentale, je me cassais la voix à chantonner les rares airs que je connaissais pour ne pas entendre la voix lancinante qui me répétait en boucle « Ton aide est la bienvenue, nous l’offrir t’apportera la sécurité. »

Si j’avais eu sous la main celui qui avait inventé cette phrase stupide, je l’aurais probablement étripé. Lentement. En lui arrachant une à une ses viscères, en le maintenant en vie tout le long de l’opération, pour ensuite découper chacun de ses organes morceau par morceau devant ses yeux et les lui faire bouffer par le nez pendant son agonie.


Le bruit du plateau déposé dans ma cellule me tira de ma léthargie. Je grinçai des dents, pivotai de quelques centimètres sur mon lit pour voir ce qu’il y avait dessus. Deux tranches de pain, un morceau de fromage, de quoi tenir une dizaine d’heures. Clairement trop peu pour un organisme soumis à la torture quotidienne. Mais, à vrai dire, ma faim était devenue secondaire. Je passais mon temps dans une brume comateuse, à peine assez consciente pour réaliser que je mangeais.

J’avalai donc rapidement le repas, sans vraiment prendre le temps de mâcher, sachant pertinemment que plus longtemps mon estomac mettrait à digérer les gros morceaux, moins il réclamerait de nourriture ensuite. Mon corps avait basculé en mode survie : mouvements minimaux, conservation maximale de chaleur et de nutriments. Même les larmes de douleur étaient devenues un trop grand effort à fournir.

Je savais cependant que, quelque part au fond de moi, une petite réserve d’énergie subsistait. J’en étais consciente, parce qu’Ekrest m’avait prouvé que, même après vingt jours de famine, je pouvais encore courir et me battre si c’était vraiment nécessaire. Mes gènes divins et mon entraînement me donnaient un avantage sur un humain normal, qui, après un traitement comme le mien, n’aurait probablement pas été capable de tenir debout cinq secondes. Moi, j’avais encore cette petite batterie de secours, l’ultime injection d’adrénaline. Une dernière chance, si l’occasion se présentait.

Une vingtaine de minutes plus tard, un surveillant passa récupérer le plateau. Il fut suivi de près par un petit détachement de trois hommes et d’une femme : mon quatuor habituel, dont la métisse qui avait discuté avec Kalyan des nuits plus tôt. Ils n’attendirent pas que je sois debout pour m’obliger à me lever, me plaquer dos au mur dans un mutisme mortuaire, et serrer au maximum les menottes autour de mes poignets. Ensuite, ils me traînèrent dehors, me portant plus que m’accompagnant en réalité parce que, entre mon dos meurtri et le centimètre carré de fémur à l’air libre, j’avais abandonné l’idée de marcher.

Devant ma petite salle habituelle, Kalyan attendait. Mais pour une fois, il secoua la tête sans me regarder en face, et indiqua aux soldats les sous-sols.

— Quelques nuits de solitude, ça ne t’embête pas trop, Lokinette ?

Le retour à ce petit surnom qu’il m’avait donné au tout début me réveilla juste assez pour me donner envie de lui mettre un bon coup de poing dans ses dents blanches. Je ne dis rien – ce qui ne changeait pas de nos récentes interactions, en fait – et fus traînée dans une direction qui m’était inconnue, une zone où je n’étais encore jamais allée.

Curieuse de découvrir ce qui motivait ce changement soudain d’emploi du temps, je détaillai les lieux avec attention entre mes paupières mi-closes. Embranchements, échappatoires potentiels, salles inhabituelles… tout ce qui pouvait se révéler utile s’incrustait dans ma mémoire. Dans cet environnement aseptisé, ça se réduisait à trois fois rien, puisque tout se ressemblait. C’étaient partout les mêmes corridors blancs et larges, avec douze cellules en face à face. Les champs laiteux entre les barreaux étaient actifs, et les couloirs si peu remplis que je me demandais s’ils avaient vraiment autant de prisonniers que je le supposais. Le silence était lourd, assommant. Seuls les pas de mes matons et le frottement de mes pieds nus résonnaient entre les murs de béton. Contrairement aux prisons de la Confrérie, il n’y avait ni sons ni gardes qui auraient pu m’avertir de la présence d’autres détenus que moi. La zone paraissait vide, emplie de fantômes, et même mes matons avaient accéléré le pas inconsciemment, comme pour la franchir au plus vite.

Et puis, au détour d’une intersection, les parois magiques disparurent, dévoilant les alcôves derrière les grilles. Instinctivement, je me laissai peser encore un peu plus dans les bras de mes matons, qui durent ralentir, et j’émis un bref claquement de langue.

Il y eut des frottements, des murmures autour de moi, des chuintements étouffés. Derrière les barreaux, je vis apparaître des visages, certains inconnus, d’autres étrangement familiers et qui avaient tous un unique point commun : des yeux turquoise intenses à en couper le souffle.

Un peu plus réveillée que mon état le laissait supposer, je m’avachis totalement dans les bras de mes matons, qui ralentirent encore avec des grognements d’agacement, malgré mon gabarit poids-plume. Je gagnais du temps, je me creusais les méninges pour retrouver les noms qui pouvaient être associés aux faciès, sans succès. Le bleu cobalt des Njörd, le rose pâle des Freyja qui me rappelait douloureusement ma mère, le vert forêt des Freyr et l’ocre de Vertus se mêlaient aux regards turquoise des Loki présents dans les cellules.

Ils s’attardaient sur mon visage, les sourcils froncés, semblaient chercher à me reconnaître. Je penchai la tête sur le côté, dérangée, l’estomac noué. Ils me regardaient tous comme si… comme si j’étais une étrangère. Une inconnue.

Soudain, un visage parmi tant d’autres prit du relief. Et, sur celui-ci, je casai un nom immédiatement. C’était Tyko Eriksson, une légende de la Seconde Guerre mondiale. À quelques fines cicatrices près,l n’avait pas changé des dernières photos que j’avais vues de lui, avec ses cheveux cendrés, son air de trentenaire et son visage juvénile et pâle. Je me raidis, stupéfaite. Il avait été porté disparu à la fin de la guerre, et présumé mort depuis.

À partir de là, je fus capable de renommer plus ou moins la moitié des Loki présents. C’étaient tous d’anciens membres de l’Élite, décédés depuis belle lurette. Parmi les plus célèbres, il y avait Kirstin, Ingmar, Ulrica, et encore quelques autres que je ne reconnaissais même pas… Chaque visage que je pouvais nommer m’arrachait un frisson d’horreur. C’était un cauchemar devenu réalité : les meilleurs de mes prédécesseurs retenus en otage depuis Loki savait combien de temps.

— Lilith ?

Cette inflexion.

Cette voix.

Mes talons s’enfoncèrent dans le béton, forçant mes gardes à piler net. Je tournai lentement la tête, le cœur battant à cent à l’heure, prise d’une soudaine envie de vomir.

Non… Pas lui. Je n’avais pas fait mon deuil pour le retrouver là.

Père, faites que lui n’ait pas été pris.


Je le vis.

Mon mentor, en chair et en os, accroché aux barreaux, me fixait comme une revenante. Son visage se tordit lorsqu’il avisa les menottes, détailla mes traits ravagés, évalua mes blessures.

— Ekrest, soufflai-je.

L’impression de recevoir un coup dans le plexus me percuta, vidant l’air de mes poumons. Le monde entier sembla faire une pause, s’immobiliser un bref instant. Et tout d’un coup, tout se remit à tourner, bien trop vite.

— EKREST !

Mes blessures, mes plaies ouvertes, mon dos en miettes, rien de tout cela n’importait. Mon cœur décolla, carburant à la terreur soudaine qui pulsait dans mes veines. Inconsciemment, je me libérai de l’emprise de mes gardes, qui s’étaient arrêtés. Le premier reçut un violent coup de coude dans la mâchoire, le second mes deux poings fermés dans le nez. Le temps qu’il se retourne, le troisième obtenait un coup de genou dans les parties. Il s’effondra à terre, gémissant. Je fauchai la matonne restante d’un coup de pied circulaire, bénis un instant le fait qu’ils aient pour une fois été stupides et m’aient attaché les mains devant.

Dédaignant les quatre que j’avais repoussés, je me jetai en avant, et m’accrochai aux barreaux avec la force du désespoir. Les deux semaines que j’avais passées m’avaient épuisée, physiquement et mentalement, mais ce n’était rien à côté de la violente impulsion qu’avait provoquée ce visage familier.

— Ekrest…

Il me prit les mains, jeta un bref coup d’œil à droite et à gauche, colla son front contre le mien. Son odeur fauve, si proche de ce dont je me souvenais, me frappa en plein visage, amena des larmes au coin de mes yeux. Mon environnement n’importait plus ; je ne voyais que ses yeux turquoise iridescents, je ne sentais que le contact de ses mains calleuses et chaudes sur mes phalanges. Il avait les traits tirés, le visage déformé et constellé d’hématomes, mais il y avait toujours cette délicatesse féline dans ses gestes, cette froide assurance dans sa posture.

— Comment…?

— Peu importe, coupa-t-il, autoritaire. Lilith, rappelle-toi. Cristal de roche, eau du Gjöll, menthe poivrée, marjolaine…

— Basilic et sauge, terminai-je à l’unisson, ramenant enfin à la surface ce lointain souvenir que le parfum de menthe avait un jour titillé. Je te jure que je reviendrai.

Un sourire triste étira ses lèvres minces, crispa ses traits en une douloureuse grimace de refus. Déjà, le fracas de pas précipités se faisait entendre des deux côtés du couloir.

— Non. File, sauve-toi tant que tu le peux. Reviens uniquement quand tu auras des renforts. Nos pouvoirs sont annihilés par des médicaments, on ne pourrait pas t’aider.

— Ça fait combien de temps ?

Les gardes étaient là. Ils s’acharnaient, essayaient de me déloger de mon perchoir. Mais je m’y accrochais comme une forcenée, tentais désespérément de glaner quelques secondes supplémentaires.

— Trois mois, environ. Pour moi. Tu as lu ma clé USB ?

Un sanglot étouffé jaillit de ma gorge, je gardai mon front pressé contre le sien.

— Non… murmurai-je d’une voix à peine audible. Pourquoi ?

— J’avais voulu te prévenir… Je n’ai pas eu le temps. Tant pis. Sors d’ici, peu importe ce qu’il t’en coûte. Tiens bon, m’encouragea-t-il.

Je hochai la tête, réprimant difficilement les pleurs qui menaçaient.

— Peu importe ce qu’il t’en coûte, insista-t-il. Et maintenant, lâche prise.

— Non !

Il plongea son regard turquoise dans le mien.

— Ne fais pas la même erreur que moi. S’il te plaît.

Lâche prise.

La tendresse dans ses yeux acheva l’œuvre des gardiens, et mes doigts s’ouvrirent. Je fus traînée en arrière, et à ce moment seulement, je pris conscience de la tempête autour de moi. Six soldats faisaient pleuvoir des coups ininterrompus sur mon dos et mes épaules, le septième pianotait frénétiquement sur le panneau de contrôle du champ magique. Les cris de panique, mélangés aux murmures des prisonniers qui assistaient à la lutte, envahirent mes oreilles, firent voler en éclats la bulle dans laquelle je m’étais isolée avec Ekrest.

Juste avant d’être séparée de mon mentor, je croisai une dernière fois son regard. À travers mes yeux embués, je vis son encouragement silencieux, ses sourcils levés qui confirmaient les ordres qu’il m’avait donnés. Dans la lumière crue des néons, son collier doré, identique au mien, scintillait d’un éclat lugubre. Je pris sur moi, acquiesçai.

Et le mur blanchâtre nous sépara.

Tremblante, je me laissai glisser au sol, continuai à encaisser, les dents serrées, les poings crispés, les coudes repliés près de ma poitrine. Leurs coups ne m’atteignaient plus, dans la torpeur qui avait étouffé mon esprit. Je respirais à peine, refusais d’assimiler la réalité alors qu’elle était là, sous mes yeux. Je m’étais focalisée sur une lancinante litanie pour occulter, oublier.

Cristal de roche, eau du Gjöll, menthe poivrée, marjolaine, basilic et sauge.

Voyant que je n’opposais plus de résistance, les gardes se calmèrent peu à peu, même si leur rage et leur peur étaient encore perceptibles dans la violence de leurs coups. Je me contentai de frémir, paupières closes et estomac noué, jusqu’à ce que les poings et les matraques se calment.

— Debout, aboya l’un d’entre eux.

Je n’ouvris pas les yeux. À peine consciente de leur présence, je me redressai péniblement, m'appuyai un bref instant contre le mur, m’effondrai à nouveau, bien plus traumatisée par la rencontre que par les bleus qui risquaient de fleurir sur ma peau bientôt. Mais je n’eus pas vraiment l’occasion de me reprendre. Une poigne ferme m’agrippa par les cheveux, des mains moites saisirent mes poignets liés à l’avant. Mes talons raclèrent contre le béton, ma tête bascula en arrière quand on me souleva. Je fermai les yeux, m’avachis dans leurs bras, me laissai pendre comme si j’avais été inconsciente, peut-être faire croire que j’avais réellement été atteinte par leur violence, même si ce n’était pas physiquement que j’avais mal.

Trois étages plus bas, on me jeta dans une cellule noire qui empestait la pourriture. Les gonds de la grille d’acier grincèrent, juste avant que je ne me retrouve plongée dans une obscurité totale. L’endroit était ignoble. Froid, vide, creusé à même la pierre brute. Une odeur infecte d’urine et d’excréments flottait, emplissait mes narines. La paille humide qui faisait office de couchette crissait à chaque pas que je faisais, pieds nus, dessus.

Un mitard.

Avec la formulation employée par Kalyan un peu plus tôt, je pouvais supposer que j’aurais le droit au moins à deux jours de solitude forcée. Dos à la porte, je me roulai en boule, calai mes genoux entre mes bras liés à l’avant, enfouis mon nez dans le fin tissu de mon pantalon.

J’aurais voulu frapper quelque chose. Quelqu’un. N’importe quoi, n’importe qui. Je me mordis les lèvres, crispai les poings jusqu’à ce que mes ongles dessinent des croissants écarlates dans la chair de mes paumes. Les hurlements que j’aurais voulu pousser s’étouffèrent dans ma gorge lorsque je repensai au visage derrière les barreaux.

Ils avaient Ekrest.

Quelque chose en moi se brisa lorsque j’assimilai enfin le sens de ces trois mots. Brutalement, sans un avertissement, les larmes jaillirent en un flot dévastateur. J’étais seule, je n’en avais plus rien à foutre. Rage, peur, haine et angoisse s’unissaient en de longs sillons brûlants qui dévalaient mes joues. En position fœtale dans ma cellule glacée, je laissai tout ça se déverser hors de moi, avec l’impression d’être écartelée vive. Le savoir, là, juste au-dessus de moi, hors d’atteinte, probablement torturé depuis des semaines, me donnait l’impression qu’on me versait de l’acide dans la gorge. Ça me détruisait de l’intérieur, me causait plus de mal que tout ce que j’avais subi jusqu’à maintenant. Sa présence, si proche, et pourtant si éloignée, son parfum familier, vivace, mais déjà diffus, revenaient me hanter. Il était là, juste à côté, prisonnier.

Comme moi.


Les heures s’étaient depuis bien longtemps dissolues dans un interminable magma visqueux lorsque mes sens furent réveillés par le grincement de la porte. Je serrai les dents, me redressai lentement, dépliant tous mes muscles courbaturés sans un seul grognement. Après de longues minutes de larmes, la tornade émotionnelle s’était calmée. Elle avait été remplacée d’abord par les brumes du sommeil qui me manquait depuis trop longtemps, puis par l’engourdissement de mes membres, et la sensation persistante et désagréable qu’on m’avait manipulée comme une débutante.

Désormais, il n’y avait qu’un moyen de comprendre pourquoi les choses avaient tant déraillé, une seule possibilité de sortir un jour d’ici : la provocation, calculée, dosée à chaque ombre d’intonation. Si juste, si froide, qu’elle dissimulerait tout le reste, parviendrait à convaincre mes adversaires malgré la situation désespérée. Mais pour ça, il fallait tout enterrer. Être totalement insensible à ce qui pouvait arriver si j’échouais, être intouchable, inébranlable. Plus solide encore que je ne l’avais été jusqu’à maintenant. Ça requérait une quantité d’énergie et de volonté que j’étais plus sûre de posséder, une force morale qui avait été rompue ces dernières heures.

— J’ai entendu dire que tu n’étais pas sage… ricana Kalyan en refermant la porte blindée derrière lui.

Il avait apporté, pour l’occasion, une antique lampe à huile, sans doute pour ajouter un petit côté dramatique à la scène. Une autre moi, dans une autre situation, aurait apprécié le côté théâtral, mais elle était loin sous la façade de glace que je m’étais composée. Et, étrangement, ce fut cet aspect dramatique qui me donna la force qui me manquait. Je m’appuyai contre les barreaux, laissai un léger sourire joueur déformer mes lèvres. Étrangement, Kal n’eut pas l’air d’apprécier ma grimace.

— Bien joué.

Son haussement de sourcils fut à peine visible.

— Pour ?

— Tout ça. Jolie mise en scène, le félicitai-je d’une voix rauque, à moitié sérieuse. Vous vous étiez arrangés pour que j’entende votre discussion nocturne devant ma cellule ?

À la lumière de la flamme dansante, le sourire qui éclaira ses lèvres était un étonnant mélange de sarcasme et d’admiration, et je devinai que j’avais vu clair dans son jeu. Je respirai un peu plus librement, rassurée de ne pas avoir totalement perdu la main. Désormais, j’avais quelques cartes de plus en main. Je cessais de subir. Je retombais dans une routine familière, celle des Jeux. Pactiser, mentir, conspirer, anticiper.

— Merci pour le compliment, répondit-il d’une voix égale. Mais je suis surtout là pour parler de ce que tu es prête à nous dire.

Inspiration discrète. À ce stade, je perdais ou je gagnais, il n’y avait pas d’entre-deux. Ce serait une défaite totale ou une modeste victoire, tout dépendait de leurs exigences. Mais je n’étais pas prête à me laisser aller sans me battre, pas prête à abandonner tout de suite. Pas avec Ekrest non loin, pas avec ses ordres qui résonnaient sous mon crâne.

Peu importe ce qu’il t’en coûte, avait-il dit.

— S’il y a quelque chose pour moi en retour, on peut éventuellement s’arranger, répondis-je calmement. Mais sinon…

— Tu n’es pas en position de négocier, coupa-t-il d’un ton ferme.

Je me permis un rire narquois, puisant dans toutes mes ressources pour le rendre aussi convaincant qu’il pourrait l’être en venant d’une désespérée dont l’âme avait été fracassée. Au vu de la situation, il ressortit plutôt bien.

— Au contraire, ça ne peut se faire que selon mes termes.

Les ombres dansantes creusaient le visage de Kalyan, le rapprochaient de son âge réel. Il paraissait aussi un peu plus menaçant, même si je n’y étais pas particulièrement sensible. J’étais en train de commettre un suicide moral. Et, pire que cela, mon mentor l’avait approuvé une poignée d’heures plus tôt. J’aurais préféré souffrir mille morts à ses côtés, mais il m’avait clairement dit de faire ce qu’il fallait pour me sortir de là. Si même lui reniait le peu de valeurs qu’il m’avait inculquées… je n’avais vraiment plus rien à perdre.

— Si vous avez orchestré tout ça, juste pour me montrer que vous détenez quelqu’un à qui je tiens… vraiment beaucoup, comme tu l’auras remarqué… c’est parce que vous doutez déjà de pouvoir me convaincre. Vous avez des arguments, affirmai-je après une seconde de silence dramatique. Des informations, des promesses. Mais au bout du compte, j’ai toujours les secrets qui vous intéressent…

Je fis une pause, le fixai intensément. Il m’écoutait avec attention, son regard électrique planté dans le mien, devinait déjà où je voulais en venir.

— Si vous aviez déjà renoncé à collaborer avec moi, je serais déjà avec eux depuis longtemps.

Il ne répondit rien.

— Que Dame Hel veille sur mon âme – et celle de tes hommes – si tu crois encore qu’il y a un autre moyen, murmurai-je en parodie de prière.

Ma voix dégoulinait de sarcasme, mais il savait que la menace était réelle. Il avait vu ce que je pouvais faire seule, menottée, à moitié morte. Je voyais le doute dans ses yeux. Je voyais qu’il était tenté. Il ne fallait plus qu’un petit pas vers l’avant, un pas qu’il devait franchir. La barrière morale, celle qui venait de tomber chez moi.

— Je t’offre ma collaboration. Définitive. Et ma parole qu’une crise comme celle d’aujourd’hui n’arrivera plus jamais. En retour, tu me laisses sortir, manger un peu, me défouler sur un sac pendant une petite heure. Ça m’évitera de devoir le faire sur tes pauvres gardes. Et après ça, on discute, comme deux personnes civilisées, et on trouve des arrangements.

Il se pencha à son tour vers moi, une lueur de défi au fond des yeux.

— Je peux te proposer autre chose. Je te sors de cette cellule, et je torture d’Aube-Court devant tes yeux. Qu’est-ce que tu en penses ?

Je lui adressai un sourire de requin, reculai de deux pas, comme pour l’inviter à entrer. La simple idée de voir Ekrest se tordre de douleur, encaisser les coups en étouffant ses plaintes, attaché à une table comme je l’avais été, me donnait envie de vomir. Mais je n’avais pas le droit de le montrer. Pas maintenant.

— Je t’en prie, tu es le maître des lieux, ici, lâchai-je, provocatrice.

Je ne m’attendais pas à ce que ça marche. Mais à ma grande surprise, il glissa une main dans sa poche, et en sortit des clefs.

— Tu as établi les règles toi-même, me rappela-t-il ouvrant la grille. Je m’occuperai personnellement de te loger une balle dans le crâne si tu y déroges.

Et il me laissa sortir. Je demeurai un moment là où j’étais, jaugeant son attitude, essayant de déterminer si, menottée, sans armes ni pouvoirs, je pouvais sortir d’ici en l’utilisant comme otage. Mais ses doigts crépitaient déjà d’électricité, et il surveillait le moindre de mes gestes. Je n’étais pas de taille.

Le constat amena un sourire amer sur mon visage ; je me dirigeai d’un pas claudiquant vers la porte de sortie, émergeai dans une lumière crue et familière qui me brûla les yeux. Un groupe de soldats casqués – une véritable escouade d’une douzaine d’hommes armés – m’entoura. La crispation générale, les doigts collés sur les gâchettes et les sélecteurs pointés sur le mode semi-automatique des fusils étirèrent un bref instant mes commissures d’un amusement sincère, mais déjà, on me poussait du canon pour m’obliger à avancer. Personne en me touchait.

En repassant devant la zone où étaient confinés les anciens Élites de la Confrérie, je ne pus m’empêcher de vouloir ralentir. Une violente bourrade dans le dos et une voix froide et sèche m’empêcha de m’arrêter. De toute façon, les champs de séparation laiteux étaient actifs ; je n’aurais rien pu voir. Mais la simple sensation de leur présence ici me retourna l’estomac. Je me forçai, avec une grimace intérieure, à regarder droit devant. À ne pas tourner la tête vers cette cellule dont j’avais instinctivement retenu la position exacte.

Leur boulot est de me faire croire que je meurs.

Avec toi ici, ils ont réussi.

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