Chapitre 17

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Après ma dernière série de cent pompes, je me laissai retomber sur mon matelas, exsangue, et fixai le plafond, peinant à reprendre ma respiration. Je n’étais pas en proie au vrai doute, pas encore, mais je n’étais plus aussi intimement convaincue qu’auparavant. L’insistance de Kalyan m’avait déstabilisée. Un nœud s’était formé dans mon ventre depuis qu’il m’avait enfermée à nouveau sans m’avoir interrogée correctement. La procédure était trop inhabituelle, et la discussion que nous avions eue avait été totalement incongrue et improbable. Perturbée, j’avais dédaigné le plateau-repas qu’on m’avait apporté peu après mon retour en cellule, et m’étais contentée de boire un peu d’eau et de profiter de l’absence de coups pour m’auto-torturer… soit enchaîner environ ce que je savais être de longues heures d’exercice, avec quelques rares pauses. C’était la seule chose qui me permettait d’évacuer la tension et de me sentir au contrôle. Au fond de moi-même, je voulais encore croire que c’était encore une tentative de manipulation comme une autre. Après tout, Kal était l’assassin d’Ekrest.

— Tu ne manges pas ? interrogea sèchement le garde qui faisait sa ronde en se penchant pour récupérer le plateau.

Je souris faiblement, mais étendis mes mains vers le sol et tirai la nourriture vers moi. J’avais fini par m’habituer à l’arythmie de ma nouvelle vie. Il n’y avait pas de cycle défini, pas de routines qui m’auraient enfermée dans la monotonie. Les visites de mes matons avaient aussi peu de régularité que les repas que je prenais. Il me fallait profiter du peu qu’on m’offrait mais, aujourd’hui, avec mes pensées en vrac, j’avais préféré me focaliser sur mes exercices pour ne pas laisser mes pensées vadrouiller trop loin.

Un soupir m’échappa. La solitude volontaire ne me dérangeait pas, mais être ainsi coupée du reste de ma famille me donnait un certain mal du pays. Hors de question pour moi de l’admettre à mes geôliers, mais j’aurais donné cher pour pouvoir parler plus de trente secondes à un être humain – Selvigia, en particulier. Depuis trop longtemps, les échos du silence se réverbéraient dans mon crâne, et ma propre voix me paraissait parfois étrangère. J’en venais presque à déplorer l’absence de Kalyan ; c’était la seule compagnie que j’avais, en dehors d’Elisabeth.

— Hé ! criai-je, mue par une impulsion soudaine.

Le maton, qui se dirigeait déjà vers l’angle le plus proche, un grand Black baraqué digne d’une série américaine, se dirigea vers moi avec un soupir audible. Je me redressai sur un coude, le considérai un instant, hésitante.

— Ouais ?

— Est-ce que je pourrais au moins savoir l’heure ? improvisai-je à toute vitesse.

La vérité était que j’avais besoin de parler, peu importait le sujet. En salle de torture comme au quotidien, je demeurais généralement aussi muette que Vidar, mais si je continuais dans cette voie, bientôt, ce serait la privation sensorielle qui aurait raison de ma santé mentale.

— Dix heures moins cinq, répondit-il sans accorder un regard à sa montre.

Matin ou soir ? eus-je le temps de songer avant qu’il ne tourne les talons. Je le rappelai :

— De quel jour ?

Il ne répondit rien.

— Quel temps il fait, dehors ?

Il revint en arrière, ne réfléchit qu’un bref instant.

— Pluvieux. Mais ils annoncent du soleil pour bientôt. Pourquoi ?

— Pour savoir. Dis, t’es pas le type qui s’occupe de ‘Ness ?

Un sourire attristé, teinté de commisération, étira ses lèvres, et je dus batailler pour ne pas me braquer instantanément. Je ne voulais pas de la pitié d’un Thor.

— La célèbre Lilith se sentirait-elle seule en ce moment ? releva-t-il.

Malgré ma raideur soudaine et mon oreille affûtée, je ne distinguai aucune pointe de moquerie dans son ton, seulement une sorte de compassion déplacée.

— Un peu… admis-je.

Il leva un sourcil. Je lui adressai un pauvre sourire, soupirai :

— D’accord, d’accord… Beaucoup.

Il s’accorda un moment de réflexion, puis me glissa :

— Je viendrai bavarder à l’occasion.

Ensuite, il se détourna et reprit sa ronde. Je retombai sur mon lit, fixai mon plateau encore rempli d’un regard vide, étonnée par la sympathie muette qu’il m’avait témoignée. Les gardiens chez les Loki étaient rarement aussi cordiaux. Enfin, à ce que je sache. Je ne passais pas beaucoup de temps à observer les routines chez nous.

Les pas du garde furent bientôt remplacés par un silence absolu, familier et pénible. Je me roulai en boule sous ma fine couette, trop fatiguée pour manger, couvris ma tête pour tamiser quelque peu l’agressive lumière du néon blanc qui brillait à toute heure. Au Manoir, je m’étais débrouillée pour toujours avoir des rideaux épais ou un lit qui était près du mur, à cause des levers de soleils septentrionaux totalement décalés par rapport au monde civilisé, mais ici, je n’avais aucun moyen de fuir cette impitoyable clarté.

Mais, même épuisée quelque peu protégée de la lumière, je ne pus m’endormir rapidement. Trois questions existentielles tournaient inlassablement sous mon crâne et ne me laissaient pas en paix : pourquoi la Confrérie n’avait-elle pas cherché à me récupérer dans le courant des deux semaines règlementaires ; pourquoi Kalyan répétait-il aussi désespérément qu’il ne mentait pas ; et pourquoi ce Thor se montrait-il aussi indulgent à mon égard ?

La dernière était moins importante que les deux autres, mais je trouvais qu’elle avait largement mérité sa place dans ma liste. C’était comme si… comme si me voir lui faisait pitié, alors qu’il aurait dû me détester. Comme s’il savait quelque chose que je ne savais pas.

Et c’était particulièrement irritant.

Pire, mon questionnement intérieur me ramenait automatiquement à Kalyan et à ses affirmations. Empoisonnée, quelle blague ! Et par qui ? Au bout du compte, j’avais parlé pour rien, et il ne m’avait rien appris de nouveau. Les Eir m’avaient « diagnostiquée », avant de miraculeusement éliminer le poison de mon système pendant que j’étais encore dans le coma. Évidemment.

Je pris une brusque inspiration, frappée par une brusque pensée qui rappela mes incertitudes au galop. Les filles d’Eir me diraient certainement la vérité. Or, il s’avérait que l’une d’entre elles venait me voir régulièrement.

À la longue, mes paupières commencèrent à se fermer toutes seules. Je bâillai, m’étirai, me couchai en chien de fusil, et finalement, parvins à me glisser dans le sommeil.

| † | † |

— Dæmona.

— Père.

Notre lieu de rencontre avait changé. Nous étions certes toujours dehors – l’enfermement devait actuellement nous peser à tous les deux – mais ce n’était plus le lac étal auquel j’étais habituée, baigné par un croissant de lune. Nous étions debout au sommet d’une immense falaise qui surplombait l’océan. Le soleil était bas, reflétait ses rayons dorés sur l’eau agitée. La bourrasque iodée qui gifla mon visage, remontant depuis la crête des vagues, amena des larmes dans mes yeux ; j’en emplis mes poumons avec bonheur, un sourire aux lèvres.

Loki se tenait à ma gauche, et, pour une fois, je ne le voyais pas dans son impeccable costume trois pièces. Il portait un t-shirt rouge, un jean et une épaisse veste bleu sombre, une tenue moderne dans laquelle je ne l’avais encore jamais vu. Ses cheveux roux lâches tombaient jusqu’à ses épaules, s’envolaient par moments, soufflés par la brise. Il regardait au loin, mains croisées dans le dos, muet.

Debout à son côté, je tournai mon regard vers le large, mon cœur cognant dans ma poitrine. L’air frais était une bénédiction, un cadeau supplémentaire de sa part. Je lui adressai en silence mes remerciements, à défaut de briser le silence qui s’était installé, consciente de ce qu’il m’offrait. Un fragment de liberté, un soutien silencieux. Même si lui ne le voyait pas forcément comme ça, je préférais me dire qu’il pensait à moi et qu’il se préoccupait de mon sort, ne serait-ce que parce que je pourrais un jour lui être utile.

— Tu ne te rappelleras pas de cette conversation à ton réveil.

Mon regard voleta sur le côté, à la recherche du sien. Mais ses yeux ne s’étaient pas détachés de l’horizon. Cela ne m’empêcha pas de rester tournée vers lui, curieuse, à attendre ce qu’il voudrait bien me dire.

— Je vais avoir besoin de toi, poursuivit-il. Une fois que tu auras retrouvé les autres, je veux que vous veniez me libérer. Nous avons déjà trop tardé.

— De qui parlez-vous, père ? soufflai-je, étonnée.

Ses yeux turquoise vipérins se fichèrent dans les miens, ses lèvres minces, barrées de cicatrices pâles, s’étirèrent en un sourire teinté d’une sourde souffrance, mêlée de rancœur.

— L’heure viendra bientôt. Mais tu découvriras tout au moment opportun.

Silence. L’écho d’une phrase semblable, qui avait eu pour moi des conséquences désastreuses, résonnait dans mes oreilles. L’heure est venue, m’avait-il dit peu avant la nomination de Levi. Un étau d’amertume, brûlant, douloureux, m’enserra la poitrine mais, même si les questions me brûlaient la langue, je m’abstins de les poser. Quoi que je demande, apparemment, je ne m’en rappellerais de toute façon pas. Autant obtenir toutes les réponses une autre fois, lorsqu’elles me seraient utiles plus de vingt secondes.

Et puis, mon père avait toujours eu ses plans, qui ne regardaient que lui. Je n’étais qu’un pion, ni plus, ni moins.

Semblant suivre le fil de mes pensées, il posa une main sur mon épaule, sans me relâcher de l’emprise de son regard hypnotique. Le voile noir de l’inconscience me frôla, s’enroula autour de mon esprit, effaçant lentement la conversation qui venait d’avoir lieu. J’eus à peine le temps de capter ses derniers mots.

— Pour ce que ça vaut, je suis navré que tu te retrouves dans cette position. Mais c’est nécessaire. Maintenant, oublie.

Le néant m’avala.

| † | † |

Plongée dans un profond sommeil, j’avais occulté les quelques rares grognements de douleur de prisonniers traînés dans les couloirs non loin de ma cellule, qui faisaient désormais partie de mon quotidien. Et puis, il y avait eu un grincement de gonds, des pas qui étaient venus troubler mon sommeil, et une main sur mon épaule. Je m’étais réveillée, allongée par terre, avec le visage soucieux d’Elisabeth dans l’ensemble de mon champ de vision. Elle m’avait demandé si ça allait, j’avais balayé la question de la main en marmonnant que j’étais probablement tombée de mon lit. Et on se retrouvait, comme toujours, assises sur ma couchette, elle avec ses potions, moi avec mes blessures.

Pendant qu’elle s’occupait d’anciennes marques qui requéraient encore son attention – les plaies les plus profondes, surtout – elle m’interrogea, curieuse et surprise :

— Tu n’as rien eu, hier ?

— À croire que Kalyan s’est radouci… ricanai-je, narquoise.

Un léger rictus moqueur étira ses commissures, mais elle demeura concentrée sur ce qu’elle faisait.

— Ne dis pas ça, ou il risque de recommencer.

Je secouai la tête, un sourire aux lèvres, faillis dire que cela ne changerait pas grand-chose. Mais je me retins. En l’espace d’un mois, j’avais été blessée plus souvent qu’en quinze ans de service à la Confrérie, il fallait peut-être commencer à songer à limiter les dégâts.

— Bah… finis-je par grommeler.

— C’est ce qu’on appelle de la provocation ouverte ! se moqua-t-elle gentiment.

Son ton s’était fait plus sérieux sur la fin. Je ne pus réprimer une légère grimace.

— C’est ça ou se laisser écraser… marmottai-je, plus pour moi-même que pour elle.

Je vis une ombre de tristesse obscurcir ses yeux vert feuille. Elle déboucha une potion dont le parfum mentholé piquant vint taquiner mon nez et mes souvenirs, en versa quelques gouttes sur une serviette, et me l’appliqua sur une brûlure de surface, certes légère, mais qui ne risquait pas de disparaître de sitôt. J’étais passée par la case tisons ardents et marquage au fer rouge l’avant-veille.

— Je ne pense pas.

Je haussai un sourcil, honnêtement surprise par sa réponse.

— Ah ? relevai-je.

— Une collaboration est toujours possible, à mon avis, souffla-t-elle d’une voix distante, comme perdue dans ses pensées. À partir du moment où chacun y met du sien, et ne fait pas passer ses intérêts avant ceux des autres… Regarde nous, les Eir… on bosse bien pour les trois camps sans que ça ne provoque de crise, non ?

Douce idéaliste qu’elle était. Quand elle vit mon œillade à la fois sceptique et narquoise, ses joues prirent une teinte rosée, et elle détourna le regard. Je poussai un soupir, m’étendis plus confortablement sur mon lit, et répondis d’une voix tranquille :

— Je ne pense pas que ce soit la peine qu’on rentre dans ce débat. Mais à mon sens, c’est impossible sur le long terme.

Je n’avais jamais imaginé les Thor autrement que comme des ennemis. Les mentalités opposées étaient trop ancrées dans notre histoire, et les haines trop tenaces. Nous passions notre temps à nous disputer ici un morceau de terrain, là la domination d’un pays, ailleurs des positions stratégiques. Revenir là-dessus, c’était revenir sur des millénaires de guerres incessantes. Et, certes, nos parents divins avaient par le passé été alliés, mais aujourd’hui, il ne restait rien de l’amitié entre Thor et Loki, à l’exception peut-être de quelques vieux squelettes de Jötnar. De même, Odin et mon père avaient beau être frères de sang, cela n’avait jamais empêché le premier d’emprisonner le second.

Bien sûr, il m’était arrivé d’effectuer des missions en compagnie d’Æsir ou de Vanir. Ce n’était jamais un moment agréable, avec la tension qui irradiait autour du groupe et la certitude qu’une trahison pouvait advenir à tout instant, mais c’était un mal nécessaire, lorsqu’il s’agissait de se liguer contre une organisation humaine un peu trop curieuse. Et, parmi tous ceux avec qui j’avais déjà travaillé, il ne m’était encore jamais arrivé de rencontrer quelqu’un qui pense que les Æsir, les Vanir et la Confrérie pouvaient établir une paix durable. Nous pouvions, entre combattants, nous entendre presque cordialement, mais personne, peu importe son camp, n’aurait ne serait-ce que soulevé l’idée d’une alliance durable entre nos Maisons.

— C’est sûr que si on part défaitiste, on n’arrivera jamais nulle part, grinça-t-elle d’un ton caustique, légèrement accusateur.

Je ne pars pas défaitiste, faillis-je la contredire, je suis juste réaliste. Mais je m’abstins. Je connaissais ce genre de tempérament ; ils n’abandonnaient pas même lorsque la cause était perdue. Ce qui, pour une infirmière rêveuse comme elle, risquait de prendre du temps. Elle ne passait pas suffisamment de temps sur le terrain pour voir les horreurs qu’on s’infligeait au quotidien. Elle ne voyait que ce qui arrivait aux survivants, pas ce qu’on faisait à ceux qui ne revenaient pas.

— Tiens, d’ailleurs, j’ai une question, glissai-je, détournant du même coup la conversation. Kalyan m’a sorti un truc, la dernière fois, mais…

Mon hésitation maîtrisée n’avait qu’un seul but, l’inciter à poser la question qui me servirait de tremplin. Elle rentra dans mon jeu sans sourciller, sans même hésiter.

— Quoi donc ?

Je pris une courte inspiration, feignant l’indifférence pour proférer la phrase sur le ton assuré de la personne qui savait pertinemment qu’elle avait raison.

— Il a dit que vous aviez trouvé de la coniine dans mon organisme… On est d’accord, c’est ridicule ?

Cette fois-ci, elle leva à peine les yeux de son travail, et se contenta de marmotter :

— Il n’a pas menti.

Mon cœur se serra lorsque je ne devinai aucune surprise dans ses gestes ou sa voix, je sentis ma respiration s’accélérer, puis s’apaiser à nouveau alors que j’assimilais les faits. Évidemment qu’elle mentait. Elle avait sans doute été influencée pour me le dire, ou bien on l’avait induite en erreur. Elle n’était probablement pas celle qui m’avait traitée à mon arrivée ici.

C’était stupide.

Et pourtant, j’y avais cru, brièvement. Parce que son rythme, sa voix, sa gestuelle, étaient ceux d’une menteuse parfaite.

Je me giflai mentalement pour avoir été aussi naïve, et orientai la discussion vers un autre sujet. Plus banal. Moins dangereux pour mes convictions et moi.


Elisabeth finit par vider les lieux. Mais il s’écoula moins d’une minute entre le moment où je la perdis de vue et celui où le garde de la veille rappliqua. Je l’accueillis avec un demi-sourire et un hochement de tête, encore trop perturbée par la récente discussion. Mais, contrairement à mes attentes, il ne se contenta pas de se poster face à moi, en sécurité de l’autre côté de la grille. Non, il déverrouilla la porte, se glissa à l’intérieur, et referma derrière lui.

En un instant, les vieux réflexes revinrent, et une demi-douzaine de possibilités différentes défilèrent dans mon esprit. Je me mordillai les lèvres, hésitant entre le bouclier vivant, l’otage, ou juste l’assommer et lui prendre son arme.

— N’y pense même pas, me prévint-il lorsqu’il vit mon regard sur sa matraque. J’ai mes pouvoirs.

Un sourire de louve m’échappa. Il ne se doutait pas d’avoir fourni une réponse à une question silencieuse qui me taraudait depuis des semaines. Jusqu’à maintenant, dans ma cellule, on m’avait toujours brutalisée physiquement. La magie n’était jamais intervenue, et cela avait semé le doute dans mon esprit. Mais s’ils avaient leurs pouvoirs ici, et pas uniquement dans les salles de torture, cela voulait dire qu’au moment où j’enlèverais ce foutu collier… je les aurais aussi. C’était positif. Et rassurant, parce que mon problème majeur avait été l’incertitude liée au cas opposé.

Dans la situation où je trouverais un moyen d’enlever cette chaîne autour de mon cou, et de contourner les verrous à empreintes digitales, évidemment.

— Désolée… soufflai-je, un brin narquoise. C’est les vieux réflexes. Mais je ne ferai rien.

Il hocha lentement la tête, vint s’asseoir sur ma couchette, à distance raisonnable. Il s’était volontairement donc enfermé avec moi, en sachant qu’il n’aurait pas le temps d’ouvrir la porte si je décidais de lui sauter à la gorge. Sa seule chance de s’en sortir si je m’en prenais à lui était la portée de sa voix car, s’il y avait bien une chose à laquelle je m’étais habituée durant mon séjour, c’était les décharges électriques. Et je devais admettre que, connaissant mes propres capacités, je trouvais ça courageux.

— Ça t’embête si je te pose des questions ? demandai-je.

Il pouffa.

— Tu viens de le faire. Mais ouais, je t’en prie.

— Tu t’appelles comment ?

— Daniel, lâcha-t-il. Et je ne te retourne pas la question, ce serait presque se foutre de ta gueule.

Je le détaillai avec attention, sourire aux lèvres. Il portait une courte barbe, récente mais bien entretenue, ses cheveux étaient coupés si court qu’ils semblaient former un duvet autour de son crâne, et le contraste entre sa peau sombre et ses yeux étincelants était juste saisissant. Et il était grand. Loki tout puissant, cela aurait pu être un détail s’il ne faisait pas une tête et demi de plus que moi, alors que je mesurais cent soixante-dix centimètres sous ma forme actuelle. Je cillai.

— On t’a étiré par les pieds et les bras quand tu étais petit, ou…?

Il éclata de rire et, naturellement, je me rejoignis à lui. Il irradiait littéralement la bonne humeur, c’était stupéfiant, et je ne pouvais pas m’empêcher de sourire lorsqu’il le faisait. Il me rappelait un peu Sam, dans sa manière d’être. Souvenir délicat que je décidai d’écarter temporairement, pour éviter de plonger dans la nostalgie.

— Et on ne t’a pas coupé la langue, apparemment, toi, se moqua-t-il.

— Toujours pas… soupirai-je, faussement attristée. À croire qu’ils en ont besoin. Dis, pourquoi vous êtes tous aussi sympas ?

Il haussa les sourcils, soudain sceptique.

— On est… sympas ?

Je roulai des yeux, me contorsionnai pour m’installer un peu plus confortablement sur mon lit – tâche ô combien difficile, avec les plaies à peine refermées qui tiraient sur la chair meurtrie de mon dos et mes muscles brûlants après ma session d’entraînement de la veille.

— Ouais, le terme est pas forcément adapté… marmottai-je, pensive. Ce que je veux dire, c’est que… toi en particulier, la Eir qui me soigne… Chez moi, les prisonniers ne sont pas toujours aussi bien traités, et en principe, ici non plus. Et ne va pas me dire que vous me rafistolez juste pour mieux me démolir le lendemain, ça n’a aucun sens.

Daniel croisa les bras devant lui, me considéra d’un regard pensif. Ses yeux azur étaient troubles, ils me détaillaient sans me percer à jour, se contentaient d’effleurer la surface. Il avait beau essayer de deviner si j’étais sincère, je voyais qu’il n’était pas sûr de la réponse. Et je n’allais certainement pas l’aider.

— Tu es plus calme. Moins… chiante, on va dire, répondit-il finalement.

— C’est à dire ? relevai-je, sceptique.

Il soupira, croisa les jambes, s’appuya sur ses mains.

— En fait, tu ne le sais pas forcément… hésita-t-il. Mais c’est choquant de voir à quel point tu es facile à vivre. Bon, ok, tu ne parles absolument pas – je ne sais pas si je dois te féliciter pour ça ou pas, d’ailleurs…

— Évite, ce serait mal vu.

— … mais à part les moments où tu te débats pendant les séances… genre, tu ne fous rien. Littéralement. Enfin, presque… j’ai entendu dire que le waterboarding t’avait un peu mise sur les nerfs, mais… en comparaison avec ce que je vis au quotidien, c’est tellement rien…

Sa manière de voir les choses, de m’aborder comme… une humaine, tout simplement, pas juste un morceau de viande jeté sous ses pieds, me perturba plus que de raison. D’autant plus que, vu le ton las de sa voix, ce calme qu’il décrivait chez moi, il ne devait pas l’expérimenter souvent avec d’autres.

La vérité était que jamais je ne m’étais vraiment préoccupée des prisons de la Confrérie. J’avais tué, torturé, manipulé… mais je n’avais jamais réfléchi à ce que subissaient mes prisonniers chaque jour, en plus de mes passages. Maintenant que j’étais là, dans leurs baskets – au figuré, je n’avais le droit qu’à des chaussettes, et encore, ça dépendait de l’humeur des gardes – je commençais à comprendre ce que vivaient matons et détenus en cohabitant ensemble.. Les passages à tabac réguliers, les insultes, les tortures, les longues heures de privation sensorielle… au bout du compte, on baignait tous dans la même violence. C’était un équilibre fragile, où chacun pouvait perdre les pédales à tout moment

Et, la pensée avait beau être bizarre, mais, d’une certaine manière, je n’enviais pas son poste à ce fils de Thor. Supporter les regards assassins et accusateurs, les insultes et la haine non dissimulée de gens qui culpabilisaient pour avoir été trop faibles et avoir parlé, et qui rejetaient la faute sur leurs tortionnaires, ne devait pas être un métier enviable.

Ceci dit, quinze années d’éducation ekrestienne poussée ne disparaissaient pas en un claquement de doigts. Je comprenais les états d’âme de Daniel, mais je ne les partageais pas et je les analysais à la lumière de mes intérêts. On aurait beau dire que ce n’était pas lui qui décidait de son affectation, s’il se sentait vraiment mal ici, il aurait pu demander à changer. S’il était encore là, il n’avait pas assez insisté. Et cela prouvait qu’il n’était pas encore assez désespéré pour que j’envisage de jouer sur son clair sentiment de culpabilité pour essayer de me sortir d’ici.

— Et donc, comment tu t’es retrouvé avec la charge de Vanessa ? poursuivis-je.

Un sourire éclaira ses lèvres et ses yeux à la mention du nom. Vanessa. La corde sensible, le petit bout d’âme et de loyauté que les yeux turquoise de la Confrérie lui avaient arraché.

— Ness… Ness est arrivée ici il y a deux ans, comme tu dois le savoir. C’était… juste une gamine terrifiée. Sauf que personne ne voulait la voir, ni l’approcher. Dur de renier des siècles de haine envers l’ennemi pour aider une gosse. Au bout du compte, je me suis proposé pour la surveiller. Elle n’était pas littéralement prisonnière… Mais c’était comme si. Confinée et malheureuse. J’ai tout fait pour lui redonner le sourire.

Pas littéralement prisonnière. La formulation me donnait envie de vomir. Ils retenaient une gamine contre son gré, loin de sa famille, dans un environnement où tout le monde la détestait… et elle n’était pas prisonnière. Juste confinée ? Je me mordis la langue pour réprimer la réplique cinglante qui menaçait de sortir, levai les yeux juste à temps pour voir le regard électrique attristé qui cherchait le mien.

— Et je sais ce que tu penses, admit-il. Mais j’ai essayé de faire au mieux pour elle.

J’acquiesçai, pas totalement convaincue, mais peut-être un peu déroutée par la fermeté de son ton. Il croyait en ce qu’il disait. Et il s’était réellement attaché à Vanessa. Dans sa manière de voir les choses, il faisait du mieux qu’il pouvait pour l’aider, même si la moralité de ses actions était plus que douteuse. Le souvenir de quelqu’un que j’aimais tout particulièrement, qui avait agi de manière similaire avec moi, affleura. Je souris.

— Tu penses que je pourrais la voir ? lâchai-je avec une pointe d’espoir faussement sincère.


Aussitôt dit, aussitôt fait. Daniel avait filé hors de ma cellule tel une fusée, et dix minutes plus tard, Kalyan apparaissait devant le grillage. Il me mena sans mots, et pour une fois sans violence, jusqu’à une petite salle d’interrogatoire. Et, si la couleur des murs était identique à la pièce où je me faisais torturer, le sol grillagé et l’odeur d’hémoglobine habituellement omniprésents avaient disparu. C’était une salle de négociations, bardée de caméras, et très probablement de micros qui m’étaient invisibles.

Mais, plus intéressant encore, une jolie vitre sans tain sur ma gauche me renvoyait le reflet des quelques cicatrices qu’ils s’étaient amusés à faire sur mon visage et mon cou. La petite fleur de lys couleur chair brûlée, en particulier, juste derrière mon oreille, avait été particulièrement douloureuse.

— Il paraît que tu veux discuter ? lança le Thor en guise d’entrée en la matière.

— Pas avec toi.

Kalyan ricana, narquois, mais ses yeux étincelaient d’agacement. Ou était-ce de l’admiration ? Un instant, je doutai de mes perceptions, puis décidai de me fonder sur ce qui paraissait être le plus logique : l’irritation. Quand je détournai la tête, un long soupir lui échappa, s’accentua encore lorsqu’une touffe de cheveux bruns hérissés passa la porte de la pièce, son pas si léger que même moi, je ne l’avais pas entendue arriver. Daniel suivait de près, couvant sa protégée d’un regard attentif, si clairement affectueux que je me demandai si les leaders Thor étaient conscients du risque que cet attachement émotionnel pouvait causer. Il alla se poster dans un coin, tandis que je me tortillais sur ma chaise pour essayer de trouver une position agréable. Impossible.

Voyant que le blond ne comptait pas dégager, je poussai un soupir, tournai la tête vers la vitre sans tain sur le côté. La vue de mon propre visage lacéré de coupures, bleui d’ecchymoses et déformé de fractures qui peinaient à se ressouder, m’effraya brièvement.

— Je ne parle pas tant qu’il est là, prévins-je, grincheuse. Vos micros suffisent largement.

J’avais conscience de pousser les limites de mon autorité bancale un peu loin. Mais au fond, qu’il soit ici ou de l’autre côté de la vitre ne changerait rien, il n’y avait aucun risque qu’une information ou une attitude lui échappe. Autant que je n’aie pas à respirer le même air que lui.

— Et puis, Vanessa sait tenir sa langue, elle n’a pas tellement besoin de surveillance, ajoutai-je avec un sarcasme non dissimulé. Son bouledogue suffira.

Daniel esquissa un sourire en entendant mon ton bravache, mais ne bougea pas d’un cheveu. Ce fut seulement lorsqu’un léger coup résonna contre le verre miroir que Kalyan se leva, se dirigea vers la porte blanche située juste à côté de la vitre, et fit un signe à son subordonné pour qu’il prenne la relève. J’adressai un sourire aux visages inconnus de l’autre côté.

— Merci beaucoup. ‘Ness, ça va ?

Elle hocha la tête, et je vis qu’elle évitait de me fixer en face. Sa lividité et l’expression d’horreur qu’elle réprimait difficilement ne m’avaient pas échappée, et ses yeux étaient fichés sur le col de mon t-shirt, là où on ne voyait presque pas mes cicatrices. Au moins, cela signifiait que, jusqu’à maintenant, elle n’avait pas vu ce qu’on m’avait infligé. Tant mieux.

— Dis, entamai-je pour couper la gêne qui menaçait de s’installer, j’ai une question. Ça n’implique que ton avis.

Silence, pause dramatique. J’allais formuler l’interrogation qui trottait dans mon inconscient depuis le départ d’Elisabeth, mais je changeai brutalement de cap une seconde avant :

— Si jamais je file d’ici, tu viens avec moi, évidemment ?

Sous le choc, la gamine porta instinctivement la main vers sa bouche, s’arrêta à mi chemin, ne fit qu’effleurer sa poitrine. Son regard dévia un instant vers Daniel, mais sa tête ne pivota pas. Elle paraissait paralysée, et j’assimilai les marques grisâtres sur la peau sombre de son garde à de la pâleur. Je me mordis les lèvres pour ne pas rire. C’était une blague mesquine. Mesquine et dangereuse.

— Je plaisante, soufflai-je, une fois mon hilarité maîtrisée. Plus sérieusement, je ne t’écouterai pas nécessairement, mais… si on me donnait l’occasion de collaborer… avec des bénéfices pour moi, bien sûr… est-ce que tu me conseillerais de le faire ? Qu’est-ce qui t’a convaincue, toi, de bosser avec eux ?

Si ça, ce n’était pas un clin d’œil géant à Kalyan, je ne voyais pas ce que c’était. Je lui donnais littéralement la carotte qu’il pourrait agiter sous mon nez, je lui donnais l’opportunité de pouvoir négocier avec moi. Et, même si ma réponse serait évidemment non, même s’il en était probablement conscient, je voulais le voir essayer. Je voulais le voir prier pour que j’accepte de collaborer, prier pour abréger ses heures de galère, qui requéraient bien trop d’hommes et de matériel. Je voulais qu’il regrette chaque instant passé à me frapper, qu’il se demande si en négociant dès le début, il n’aurait pas obtenu de meilleurs résultats. Je voulais que ses supérieurs le harcèlent, que leurs menaces l’empêchent de dormir.

Je voulais l’obliger à me détester. Au moins y serais-je réellement contrainte, moi aussi.

| † | † |

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