Chapitre 14

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Je chassai, avec une certaine difficulté, la peine qui me comprimait l’estomac, pour me concentrer entièrement sur l’imbécile blond qui me faisait face. Son actuel air ravi me donnait la nausée. Il avait réussi à réveiller la part humaine et réellement sentimentale qu’il me faudrait, ici, enterrer le plus profondément possible pour ne pas me fragiliser dans ma lutte quotidienne.

— Je sais que tu vas te prendre la tête avec notre dernière phrase, ricanai-je, trop narquoise pour être naturelle, mais franchement, ce n’est pas la peine. Je ne vais pas balancer d’infos à une gamine qui bosse pour vous.

— Je sais, lâcha-t-il d’une voix tranquille. Mais je serais intéressé de savoir ce que tu lui as dit.

— Que tu es un crétin.

Je lui adressai un clin d’œil, même si le mensonge fit bouillir mon sang contaminé au thiopental modifié, et il éclata de rire. Je haussai un sourcil, sceptique, mais laissai couler, attendis que son hilarité se calme et qu’il reprenne un air un peu plus sérieux.

— Lilith, donc… et Élite, en plus… Ça explique ton silence…

— Merci pour le compliment.

— Est-ce que des compliments te convaincraient de me décliner ton identité complète ?

Je lui flashai un sourire étincelant.

— Lilith Síverdín, née le dix-neuf janvier quatre-vingt-dix-neuf, Maison de Loki.

Il fronça les sourcils en faisant le calcul, ses yeux bleus ciel se couvrant d’orage. Dans mes veines, aucune réaction. La vérité était la vérité, même si je ne savais absolument pas comment cela pouvait ou non provoquer la réaction du composé alchimique.

— Dix neuf ans et deuxième Élite de la Confrérie jusqu’il y a quelques jours ? Tu ne te foutrais pas un peu de moi, par hasard ?

Je m’adossai un peu plus confortablement à ma chaise, voulus instinctivement croiser les bras, mais ils étaient sanglés aux accoudoirs. À défaut, je ne pus que refermer mes doigts sur le métal froid et rétorquai, sarcastique :

— J’ai du sérum de vérité dans les veines, ne va pas m’accuser de mentir, non plus…

— Ça ne t’en empêcherait pas.… grogna-t-il.

— Pas faux.

Je laissai un sourire caustique affleurer à mes lèvres, sincèrement amusée. Jusque-là, tous les Thor avec lesquels j’avais eu l’occasion de traiter n’avaient été que des brutes arrogantes dont la façade suffisante s’était évanouie après quelques coups de couteau. Mais si c’était ce à quoi Kalyan s’attendait de ma part, il allait avoir une très mauvaise surprise.

— Donc, tu admets avoir menti au moins une fois depuis que tu es là ?

— Qu’est-ce que ça changerait ? relevai-je, sceptique.

— Rien, c’était pour savoir.

Je cillai, me demandai un instant si, en plus du thiopental, ils viendraient bientôt me mettre des électrodes et mesurer mon pouls pour savoir si je disais la vérité. Ou y avait-il un Týr de l’autre côté de cette vitre sans tain à ma gauche ? Au fond, ça ne changerait rien, puisque j’allais garder le silence.

— Bon, souffla-t-il, au moins, on peut définir les règles.

Je me penchai en avant, de quelques centimètres à peine, retenue par mes liens, fis face aux yeux bleus électriques qui guettaient chacune de mes réactions.

— Il n’y en a qu’une. Tu frappes, je souffre, et je ne parle pas.

Il se plaça nez à nez avec moi. Son parfum discret, citronné, probablement de l’after-shave, vint flotter autour de moi, frais, agréable, remplaçant brièvement la puanteur omniprésente de l’hémoglobine.

— Tu vas parler, murmura-t-il. Mais de force, si c’est vraiment ce que tu veux.

Je me contentai d’un sourire goguenard.


Bientôt, mon univers s’était réduit à deux mots : sang et souffrance. La lame glacée, émoussée, déchirait peau et veines par à-coups secs, brutaux. Contrairement à un couteau au fil lisse et aiguisé, qui aurait tranché net tout ce qui passait en-dessous, les aspérités de celui-ci s’accrochaient aux morceaux de chair, les arrachaient par pans entiers. La douleur allait et venait par vagues, Pas à dire, le sbire de Kalyan, un homme à la coupe militaire et aux traits rudes et inexpressifs, savait s’y prendre. Son chef, avec sa chemise impeccable qu’il ne comptait pas salir, se contentait de tourner en rond dans la pièce, et sa voix grave s’élevait régulièrement pour m’interroger sur des lieux, des dates ou des noms que je connaissais, mais que jamais je ne lui donnerais.

Et, contrairement à une injection de thiopental sodique traditionnel, j’avais l’esprit clair. En principe, ce n’était qu’un anesthésiant dont on s’en servait pour amener le sujet à un stade de grande confusion mentale – ce qui, si j’étais totalement honnête, menait deux fois sur trois à des réponses incohérentes et pas toujours véridiques – mais ils s’étaient débrouillés pour supprimer les effets désensibilisants du produit, et je sentais chaque coup de couteau, chacune de mes cellules qui hurlait au massacre. Mais malgré la souffrance aiguë, qui allait et refluait par vagues brûlantes et destructrices, je m’étais barricadée, comme Ekrest me l’avait appris des années plus tôt. Isolée dans un mutisme obstinée, les yeux fermés, le corps détendu, je laissais la douleur passer sur mon corps sans me crisper, sans chercher à lutter contre son existence. Je l’acceptais, je l’accueillais, puisque la combattre ou tenter de la réprimer ne l’aurait que décuplée. De temps en temps, un gémissement instinctif m’échappait, mais il n’y avait que ça pour rappeler à mes tortionnaires que j’étais encore présente. Je m’étais enfermée dans mes souvenirs, avais bloqué tout le reste pour ne garder que les ritournelles que mon mentor m’avait serinées durant toute mon enfance.

La douleur est une clé universelle. Ou presque.

En général, il me ligotait quelque part, de préférence dans un endroit sordide, et me faisait souffrir, des heures durant, parfois seul, parfois aidé d’un quelconque inconnu, généralement humain, qui payait grassement pour pouvoir satisfaire ses pulsions les plus primitives sur une gamine ou une jeune femme. J’en avais vus défiler, des visages de pères de famille parfaits, qui une fois à l’abri des regards indiscrets, devenaient de véritables monstres.

Leur boulot, c’est d’essayer de te faire croire que tu meurs. Ton boulot, c’est de ne pas les croire.

Entre ma léthargie protectrice et les coups, je sentis à peine le voile noir qui me frôlait. Il glissa quelques fois tout près de mon esprit, s’enroula autour avec la délicatesse de la soie effleurant la peau, m’emporta dans les brumes de l’inconscience. Je sombrai sans lutter, sans même m’en rendre compte.

| † | † |

Un écho de voix, basses, mais audibles, me sortit de ma torpeur. L’une était féminine, vive et énergique, et le mécontentement transparaissait dans le ton. L’autre, grave et agacée, clairement masculine, je ne mis qu’un instant à la reconnaître.

— Je sais, siffla Kalyan, mais ce sont les ordres.

Et alors ?! Ce n’est pas une raison pour insister comme ça dès le premier jour, surtout vu l’état dans lequel elle est !

Avec un sourire intérieur, je réalisai qu’ils parlaient de moi. Et apparemment, Kalyan avait été pris en faute. J’entrouvris légèrement les paupières, laissant mes yeux s’habituer à la lumière crue du néon incrusté dans le mur, juste au-dessus de ma tête, protégé par une grille de fer. Les voix provenaient de ma droite. Je bougeai mon bras gauche de quelques centimètres, juste assez pour vérifier que je n’étais pas attachée puis, discrètement, je tournai la tête.

— Écoute, je sais que tu désapprouves, mais tu sais très bien que Björn…

Kalyan parlait à une femme qui me tournait le dos. Dès qu’il me vit éveillée, il s’interrompit, et fit un signe du menton. La femme – fille, plutôt – pivota dans une envolée de cheveux roux, ouvrit la grille qui nous séparait sans hésitation, entra et referma derrière elle avec le naturel d’une personne qui aurait fermé la porte de sa chambre. Je me redressai sur un coude à son approche, parée à toute éventualité, méfiante malgré son attitude pacifique et avenante. Son expression lumineuse, sincèrement gentille, me perturbait.

— Hey, m’aborda-t-elle avec un sourire engageant. Comment ça va ?

Je fermai les yeux, pris le temps d’évaluer les signaux que me transmettait mon corps. Étonnamment, il semblait que j’allais plutôt bien. Enfin, je ne ressentais rien, ce qui, me connaissant, ne voulait rien dire à propos de mon état réel. Mais au moins, je ne souffrais pas.

— Ça va… éludai-je, perturbée par cette absence de sensations.

Elle arqua ses sourcils clairs si haut que je me demandai un instant si j’avais vraiment dit une absurdité.

— Mmhm, grommela-t-elle.

Elle tendit la main vers mon ventre, me consulta d’un coup d’œil interrogateur, comme pour me demander l’autorisation de regarder. Immobile, je la regardai relever la couverture pour dévoiler mon corps, uniquement couvert d’une brassière, d’un short et d’un épais bandage, découper les bandes de gaze avec des ciseaux à bout rond, puis écarter lentement le pansement pour révéler ce qui ressemblait à un véritable champ de bataille. Disparu, mon ventre plat et bardé d’abdominaux, sculpté par les années d’entraînement. Au lieu de cela, on aurait dit qu’une armée avait essayé de creuser des tranchées dans les collines de ma chair. Les cicatrices à peine refermées étaient pourpres, encore gorgées de sang, la peau fine et distendue semblait sur le point de se craqueler en bien des endroits, et la blessure de mon flanc droit, qui résultait de l’explosion à Stockholm, partiellement guérie par la magie des Eir, suintait de pus rougeâtre. La guérisseuse elle-même eut un mouvement de recul face à ce tableau macabre, mais elle se reprit bien vite, et ses doigts vinrent frôler ma peau.

— Ça fait mal ? demanda-t-elle.

Je niai. Elle appuya.

— Et là ?

Cette fois, je hochai la tête, lancinée, mais pas souffrante à proprement parler. J’étais encore trop dans les vapes pour ça. Son visage souriant, quoique préoccupé, se fit lisse et sérieux, un peu trop professionnel à mon goût. Elle fouilla dans la sacoche pendue à sa ceinture, en sortit une fiole et la déboucha.

— Bois.

Je me fis violence pour ne pas la repousser immédiatement. Le regard azur de Kalyan, attentif, suivait chacun de mes gestes et analysait toutes mes expressions. Aussi neutre que possible, je pris la potion et l’avalai d’une traite. Le breuvage avait un goût d’herbes fraîches, avec une pointe d’alcool qui me réchauffa la gorge. La fille appuya doucement sa main contre mes plaies, ses doigts s’illuminèrent d’une douce lumière verte, et une onde de chaleur parcourut ma peau. Lorsqu’elle me laissa regarder à nouveau, c’était toujours un champ de bataille, mais la peau avait une couleur rose pâle déjà un peu plus rassurante. Elle sourit, satisfaite, mais son regard émeraude se voila lorsqu’elle leva les yeux sur mon visage probablement couvert de bleus. Je sentais, simplement à l’effort que me demandait une énonciation correcte, que ma peau de ma joue était inhabituellement distendue, gonflée et bleuie.

— Comment tu t’appelles ?

— Lilith, soufflai-je tandis qu’elle inspectait les contusions sur mes bras. Et toi ?

Mon soudain accès de sympathie me prit moi-même au dépourvu. Elle en revanche ne s’en formalisa pas.

— Elisabeth. Fille d’Eir.

— Tu as quel âge ?

— Vingt-et-un ans. Toi ?

Elle sortit une pommade en pot qui sentait fortement le jasmin, enduisit les coupures du bout du doigt, puis prit une crème verdâtre qu’elle appliqua soigneusement sur les bleus qui constellaient l’ensemble de mon corps. Un frisson instinctif parcourut mon échine au contact de la pâte gélatineuse, gluante et froide, qu’elle étala jusqu’à en imprégner la totalité de ma peau. Ses gestes étaient doux mais fermes, assez précis, mais j’étais assez souvent passée aux mains de filles d’Eir pour me rendre compte qu’elle manquait encore un peu d’assurance, en comparaison avec ses consœurs.

— Dix-neuf. Je suis restée inconsciente combien de temps ?

— Trois jours, entre ta capture et ton réveil, répondit-elle distraitement, quelques heures depuis ta dernière… séance…

Je m’attardai sur ses yeux posés sur mon bras, à moitié dissimulés par de longs cils noirs recourbés. Le calme, la bienveillance et l’attention que j’y lus me secouèrent. J’avais rarement eu l’occasion de voir une telle gentillesse naturelle chez un demi-divin. C’était peut-être même la première fois, en fait, qu’on me fixait sans ainsi sans animosité, en connaissant pertinemment mon appartenance. L’attention sincère qu’elle semblait me porter, quoique naïve, me toucha profondément.

— Il va falloir que tu te reposes, me glissa-t-elle.

Un ricanement sarcastique et désabusé m’échappa.

— Ça risque d’être compliqué.

— Je m’en charge, rétorqua Elisabeth avec un discret clin d’œil.

Elle termina en posant des compresses fraîches et humides, imbibées d’une quelconque infusion à base de plantes à en juger par l’odeur, sur mon front.

— Tu ne les enlèves que dans quinze minutes. Mais tu peux les garder plus longtemps. Ne les déplie pas, les herbes sont hachées à l’intérieur. Elles sont réutilisables, tu peux les humidifier et les remettre.

Elle parlait vite, comme si elle récitait un cours. Je me rendis immédiatement compte que, vu son âge, elle ne devait avoir terminé sa formation de guérisseuse magique que récemment, et j’étais sans doute l’une des premières patientes sérieuses qu’elle traitait. Une vague de sympathie instinctive, difficile à réfréner, jaillit en moi – ils auraient certainement pu lui donner un cas plus facile que le mien – mais je me contentai de demander :

— Elles ont quels effets ?

— Apaisant, anti fièvre, désinfectant quand apposées sur une blessure, tonifiant au niveau musculaire, débita-t-elle d’une traite.

Un instant plus tard, elle avait remballé ses affaires. Je restai allongée sur mon lit, tandis qu’elle s’éloignait d’un pas dansant, sa frêle silhouette habillée de couleurs pastels faisant tache dans l’environnement morne et aseptisé de la prison. Parvenue face à la grille, elle se retourna, m’adressa un salut de la main que je ne lui rendis pas, même si je me fendis d’un sourire amical.

— À bientôt ! pouffai-je, réaliste.

Ses lèvres charnues s’étirèrent en un sourire attristé, elle ne répondit rien, consciente que, vu la façon dont s’était déroulée la première séance, il me faudrait un véritable bataillon de filles d’Eir pour me remettre en état quand je sortirais enfin d’ici. Après avoir vérifié une dernière fois que j’étais allongée – hors d’état de nuire, du moins temporairement – elle ouvrit la porte grillagée, se faufila par la minuscule ouverture, presque craintive, puis se planta face à Kalyan en carrant les épaules. Son nez se fronça, ses traits de jeune femme se tendirent en une mimique sérieuse, presque trop autoritaire.

— Cinq jours de repos.

— Un seul.

— Un médecin classique en prescrirait au moins douze, vu son état.

— Trois, concéda-t-il.

— Je n’aurai pas mieux ? Va, alors.

Elle me jeta un dernier regard empli de compassion, et partit. Je la regardai disparaître de mon champ de vision, ne me levai précautionneusement qu’une fois que le bruit de ses pas éloigné, pour me planter face à mon geôlier. Mon ventre dénudé me lançait douloureusement, mais je m’obligeai à demeurer droite, levant le menton pour affronter ses yeux couleur ciel.

— Tu as de la chance. Mais pas pour longtemps, me glissa-t-il avec un sourire mauvais.

Je ricanai.

— Je n’en doute pas une seconde. D’ici-là, j’ai quand même trois jours de paix.

— Oh, elle n’a rien dit à propos de la régularité des repas !

Je haussai un sourcil, ne répondis rien. Il tourna les talons.

— Kalyan ! le rappelai-je avec un soupir.

Il s’arrêta, mais ne se retourna pas.

— La douche ?

— Un garde viendra te chercher. Oh, et tu as des vêtements par terre.

Puis, il s’en alla. Je pivotai, observai rapidement l’alcôve qui allait me servir de chambre pour le reste de mon séjour ici. Trois mètres carrés au total, dont la moitié était occupée par le lit de fortune : une couchette en béton, recouverte d’un matelas à peine épais, un fin drap en guise de couverture et pas d’oreiller. Juste à côté, dissimulées derrière un muret – probablement le seul recoin d’intimité que j’aurais – des toilettes à la turque, sans plaquette pour les recouvrir… au cas où j’essaie de coincer la tête de quelqu’un dedans, probablement. Au total, j’avais juste assez d’espace pour m’allonger, me lever et m’accroupir au-dessus des toilettes. Et, juste en face de ma cellule, une petite caméra accrochée au plafond enregistrait le moindre de mes mouvements.

Par contre, les habits propres étaient là, comme promis. Je soupirai, les attrapai, et pris la décision de me changer tout de suite, là où j’étais, sur le lit, au mépris de la caméra qui me surveillait. Que les éventuels pervers du coin se rincent l’œil, je n’avais pas honte de mon corps. Et, de toute manière, ils le verraient encore bien assez tout au long de mon – potentiellement long – séjour.

| † | † |

Contrairement aux prisons de la Confrérie, celle des Thor était silencieuse. Pas de cris, pas de gémissements de douleur qui se réverbéraient à l’infini dans les couloirs, ni de suppliques désespérées. Un véritable baume pour mes oreilles, dont je profitais au maximum. Couchée en chien de fusil sur mon lit de fortune, à moitié endormie, je comptais mes battements de cœur, je pansais mes plaies, et je m’accordais pour la première fois de la journée l’autorisation de songer à ce qui s’était passé avant ma capture.

J’avais échoué. Une bavure monstrueuse, qui m’aurait probablement valu un déshonneur immédiat aux yeux de mon mentor. J’aurais dû utiliser mon pistolet. L’avais-je seulement fait disparaître ? Je n’en avais aucune idée, mais là n’était pas le plus important. Je retournais la scène dans ma tête, sans jamais voir de faille dans mon comportement sur le moment, mais sachant parfaitement que si j’avais un peu mieux prévu la situation, je m’en serais tirée totalement différemment.

Les yeux fermés, frustrée par ma propre incompétence mais apaisée par le calme des lieux, je ressassais encore et encore les faits. Je ne pouvais pas revenir en arrière, il fallait que j’assume cette catastrophique erreur : m’être fait capturer. Ils ne tireraient rien de moi, ça, c’était couru d’avance, mais j’allais devoir subir.

Ekrest m’aurait sûrement dit que ce n’était qu’un juste châtiment.

La douleur n’était rien. Lui-même me l’avait dit et redit, prouvé et démontré. Il m’avait arraché les dents et les ongles, coupé les orteils et les doigts, crevé les yeux et les tympans. Il m’avait battue, brûlée, mutilée, écorchée vive. Sa seule et unique morale avait toujours été la même. Tant que j’avais une chance de m’en sortir et de récupérer mes pouvoirs, rien ne pouvait m’atteindre. Un corps n’était qu’un corps. On lui devait le respect, autant que possible. Mais, dans mon cas, il était modulable, modifiable. Rien n’était irréversible, à part si je perdais définitivement ma magie.

Si, en revanche, cela arrivait, je savais quelle serait ma sortie : un aller simple pour le royaume de ma demi-sœur Hel. Mais, pour le moment, ils n’en recouraient pas encore aux solutions extrêmes, donc j’avais le temps d’essayer de me sortir de cette mauvaise passe.

Depuis le départ de Kalyan, j’étais seule. Mes premières heures d’isolement avaient été dédiées à dormir, les suivantes à compter mes battements de cœur de manière cyclique, en repartant de zéro à chaque fois que j’atteignais cent cinquante. Ainsi, je forçais mon esprit à tolérer la privation sensorielle qui m’était imposée, le silence et la luminosité perpétuelles. Les nombres qui s’enchaînaient à l’infini dans ma tête m’empêchaient de sombrer dans la folie tout de suite, mais m’incitaient aussi, à force de reprendre à zéro, à ne pas me focaliser sur les heures qui s’écoulaient. Car, je le sentais à la raideur de mes muscles immobiles, elles s’écoulaient l’une après l’autre.

Soudain, dans le silence absolu des couloirs, je perçus des échos de chuintements de chaussures sur le sol lisse. Ils étaient encore loin, mais venaient indubitablement dans ma direction. Les yeux fermés, concentrée, j’essayai d’évaluer qui arrivait. La résonance des couloirs brouillait mes déductions, mais malgré tout, avec la légère arythmie, je devinai deux personnes, qui marchaient plus ou moins d’un même pas. L’une massive, autour de cent kilos, l’autre bien plus légère. Je les écoutai approcher, curieuse, comptant toujours mes battements de cœur. Cinquante-sept pulsations plus tard, ils s’arrêtaient devant ma cellule.

Je me redressai sur un coude, sceptique, tressaillis lorsque j’avisai une paire d’iris turquoise identiques aux miens. Je n’étais pas un oiseau de mauvais augure, d’habitude, mais le fait que je bénéficie en principe de vacances impromptues et bienvenues ne me garantissait pas que les Thor ne s’amusent pas à faire du mal aux miens devant mes yeux.

Cependant, à ma grande surprise, après un bref coup d’œil entendu avec son chien de garde, Vanessa s’approcha de la grille. Je ne reçus aucun autre avertissement que le regard électrique suspicieux du grand homme baraqué, dont la peau sombre luisait sous l’éclat des néons, avant que la gamine ne pénètre dans mon alcôve. Je m’assis sur mon lit, calai mon dos dans le coin du mur pour lui laisser la place de s’installer ; elle vint immédiatement se blottir contre moi. Sa simple présence, familière et affectueuse, réchauffa mon cœur, et, en levant légèrement la tête, je crus même apercevoir un semblant de sourire sur le visage du garde.

— Salut Ness, souris-je.

— Salut…

Elle avait le nez enfoui dans mon t-shirt, je l’entendais à peine, mais je sentais son souffle chaud contre mon épaule. Instinctivement, je passai une main dans ses cheveux bruns.

— Je suis désolée pour ce matin… murmura-t-elle, toujours aussi bas, paraissant au bord des larmes.

Je me permis un léger rire, qui lui fit relever la tête, perplexe.

— Comme je te le disais, ès’verå shavrún. Tu as fait ce que tu devais faire, c’est le plus important. Ils auraient bien appris mon identité d’une manière ou d'une autre. Et puis, ce ne serait pas drôle s'ils ne savaient pas...

Elle fronça les sourcils, doutant probablement de ma définition de l’amusement, mais je me contentai de lui rendre un clin d'œil. Ses doigts tremblaient. Elle savait ce qu’elle avait fait, et la culpabilité devait la ronger. Mais je me serais trahie à un moment ou à un autre, ne serait-ce que par ma résistance constante. Ils auraient fini par le comprendre, je n’étais pas une combattante traditionnelle. J’étais une Élite, éduquée par Ekrest qui plus était.

— C’était amusant, pour toi, ça ?

Elle frissonnait, et l’accent de pure horreur dans sa voix pouvait à peine témoigner de ce qu’elle ressentait à l’heure actuelle. Je compris immédiatement pourquoi elle s’en voulait tellement, et la première chose qui traversa mon esprit fut une bordée d’injures. Ces salopards avait obligé une gamine de dix ans à assister à la torture de sa sœur aînée.

J’avais subi la même chose à son âge, certes, mais ce n'était pas une raison. Mon entraînement et le sien avaient été radicalement différents. Dès ma plus tendre enfance, j’avais été préparée à devenir une arme, à ne pas céder, même sous les pires supplices. Elle... au mieux, elle aurait été soldate, même si à mon avis, elle aurait à mon avis plutôt fini dans la section magique ou scientifique. Pas qu’elle ne puisse pas prendre une apparence de combattante, mais physiquement parlant, je n’avais jamais vu Adam la pousser dans ses retranchements, contrairement à ce qu’Ekrest avait fait pour moi.

En voyant son regard en biais dirigé vers moi, je devinai autre chose dans son attitude, comme une gêne. Je m'immobilisai, cherchant à déterminer d'où cela venait, jusqu'à ce que je comprenne que c’était de la honte. Sans même avoir à réfléchir, je devinai ce qu’elle n’était pas autorisée à me dire : elle portait un micro. Les Thor écoutaient, disséquaient et analysaient tout ce qui se disait. Chacun de mes gestes, chacun de mes mots, était enregistré, et, pour une raison ou pour une autre, Vanessa était obligée de participer à cette mascarade qui visait à déterminer mes faiblesses.

Alors, je soulevai sans honte mon haut jusqu’à la poitrine, dévoilai le champ de bataille qu'était devenue ma chair. Le regard de Vanessa, entre dégoût et pitié, était probablement l’une des pires choses que j’aie eues à subir, d'autant plus qu'elle ne paraissait pas surprise. Mais, lorsque ses yeux croisèrent à nouveau les miens, je lui fis un sourire rassurant, pris sa main. Je voulais qu'elle, elle comprenne quelque chose d'essentiel. Et, par la même occasion, les Thor aussi.

Je la tirai vers moi, la forçai à poser les doigts sur ma blessure la plus profonde, celle de mon flanc, et à appuyer. Elle tressaillit, ficha ses yeux stupéfaits dans les miens.

— Ils te diront que tu peux me sauver en me faisant parler, murmurai-je dans un souffle haché. D’une certaine manière, c’est vrai. Si tu parviens à me faire lâcher des informations, tu me sauves, mais tu m'offres un aller simple à Niflhel, puisque je ne leur serai plus d'aucune utilité.

Je la forçai à me faire encore un peu plus mal, sans frémir de mon côté. Seule une grimace maîtrisée tordit mon visage.

— Mais ça, je suis parfaitement capable de me l'infliger toute seule. Je vais avoir mal, oui, mais ça ne veut rien dire. Je ne veux pas que tu t’en veuilles pour quelque chose qui ne dépend pas de ta volonté. Tu ne peux pas agir sur ce qui m’arrive ; reste à distance, ça vaudra mieux pour nous deux.

Les larmes perlèrent dans les yeux turquoise, et, pendant un bref moment, je m'en voulus de lui imposer ça. Mais il fallait qu'elle comprenne, il fallait qu'ils ne puissent pas se servir d'elle. Parce que, d'une certaine manière, je la décevrais. S’ils lui faisaient du mal, je la regarderais souffrir sans rien avouer. S’ils la torturaient, je fermerais les yeux, je n'écouterais pas ses cris de douleur. C'était ainsi que j'avais appris, c'était ainsi que je survivrais ici.

Des torrents dévalaient maintenant ses joues. Sous le regard furieux du Thor qui n’osait pas intervenir, je les chassai avec délicatesse, relâchai sa main. Elle retira ses doigts de mon ventre comme si c’était un charbon ardent, puis se jeta à mon cou.

— Je suis vraiment désolée que tu aies assisté à ça, soufflai-je, sincère. D’ailleurs, ce n’est pas que je ne t’aime pas… mais ne reviens pas me voir. Pas trop souvent, en tout cas.

J’avais rajouté la dernière phrase en sentant ses doigts crispés sur l’arrière de mon t-shirt. Mais, lorsqu’elle tourna son visage vers moi, j’apercevais l’ombre d’un sourire baigné de larmes, un sourire de connivence qui me rappelait étrangement son mentor à elle, Adam.

— Cela dit, merci d’être venue. Merci à toi, aussi, de le lui avoir permis.

Stupéfait que je m’adresse à lui aussi posément, le Thor ne pipa mot. Il cilla, son regard azur faisant la navette entre Vanessa et moi, puis finit par sourire à son tour.

| † | † |

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