Chapitre 15

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Une série de brefs coups, cognés contre ma grille par un maton mutique qui s’était contenté de passer me réveiller régulièrement au cours des heures précédentes, me tirèrent de mon sommeil. J’ouvris les yeux sur un plafond blanc illuminé d’un néon froid, ne bougeai pas, même quand un plateau glissa dans la petite ouverture rectangulaire ménagée au bas de la grille de ma cellule. Mon ventre gronda férocement en guise de protestation.

Cela faisait trois jours que je n’avais rien avalé d’autre que de l’eau, et encore, pas en quantité suffisante. Et, si la sensation de manque avait d’abord été diffuse, maintenant que j’avais l’opportunité de manger quelque chose, je me rendais compte que j’avais faim. La violente torsion de mon estomac me projeta dans mes souvenirs, amena un léger sourire sur mes lèvres à la pensée d’Ekrest qui m’avait bien souvent imposé de longues expéditions en montagne, privée de provisions et avec l’interdiction formelle d’user de mes armes classiques.

Alors, lorsque les pas se furent quelque peu éloignés, je me redressai lentement, grinçant des dents lorsque mes muscles étirés par trois jours de musculation à jeun protestèrent sous l’effort. J’avais eu le droit à plusieurs visites de Thor surpris qu’une prisonnière au régime passe ses journées à faire des abdominaux, des pompes et du cardio dans sa cellule. Plus d’une fois, j’avais eu l’impression de devenir une bête de foire, mais je les avais tous ignorés, jusqu’au dernier, malgré leurs ricanements et les paris qu’ils faisaient sur mon espérance de vie.

En revanche, lorsque j’ouvris enfin la barquette censée contenir mon premier petit-déjeuner depuis mon arrivée ici, je ne pus retenir un mouvement d’humeur. Un léger rire frustré, à la limite de l’hystérie, m’échappa, alors que je considérais l’unique et minuscule pastille blanche à l’intérieur de la boîte de polystyrène. Était-ce un bonbon ou un complément alimentaire ? Je n’en avais aucune idée, mais il semblait que je doive me passer de nourriture encore un moment. Je grognai, filai me rallonger, et fermai les yeux.

Une vingtaine de minutes plus tard, des pas se manifestaient. Et, même sans écarter les paupières, avant que la voix grave ne résonne, je devinai à qui ils appartenaient. Je me redressai lentement, tournai la tête, croisai les iris électriques qui avaient hanté mes plus récents cauchemars. Tenaillée par l’envie de lui sauter à la gorge, je me mordis les lèvres, songeai à Ekrest qui m’aurait recommandé de m’abstenir, et désignai la boîte presque vide.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Un produit test. Prends-le, de toute façon, on va te forcer à l’avaler à un moment ou à un autre.

Kalyan paraissait presque blasé, comme si cette éventualité était la plus ennuyeuse qu’il ait pu imaginer. Sceptique, j’attrapai la pastille plate, levai le visage vers le plafond et la laissai tomber dans ma gorge, puis attendis. Comme prévu, rien ne se passa sur-le-champ. Une gorgée d’eau me permit de chasser le léger goût amer de médicament, sous le regard amusé du blond.

— Va au fond, commanda-t-il en entrant.

Je m’exécutai sans protester. Les quelques jours passés seule m’avaient permis de faire l’inventaire de tout ce qu’il pourrait m’infliger, soit rien que je n’aie jamais connu. Je ne risquais pas grand-chose de pire que d’avoir mal. Et, contrairement à beaucoup de prisonniers, qui supposaient peut-être que la révolte ouverte leur donnerait de la crédibilité aux yeux de leurs matons… je savais bien que c’était plutôt l’exact contraire. Enfin, non, me laisser maltraiter ne changerait rien à la violence qui me serait infligée, mais me rebeller ne ferait qu’empirer les choses. J’étais solide, consciente de mes capacités, mais pas masochiste, ni suicidaire.

Un signe de la main de Kalyan, et je pivotais face au mur. Il m’agrippa un bras, me le tordit dans le dos, et me plaqua la joue contre la surface bétonnée. Fulgurante, la douleur remonta depuis l’arrière de mon coude maintenant luxé ; j’étouffai un gémissement.

— T’aurais pu simplement demander, pestai-je en me mordant les lèvres.

Il ne répondit rien. L’acier des menottes trop serrées me mordit les poignets, je grimaçai et reculai un peu à son signal. Brutalement, il m’empoigna par le col et me traîna hors de ma cellule, vers la salle de torture la plus proche, où, ses sbires m’attendaient déjà. Je ne bougeai pas lorsqu’ils m’agrippèrent, et me maintinrent en place pendant que Kalyan sanglait mes membres à une chaise rivée au sol. Je regardais autour de moi, curieuse, notais toutes les similitudes entre leurs dispositifs et ceux avec lesquels j’étais habituée à travailler.

Une fois que je fus solidement attachée, les quatre Thor sortirent, me laissant seule avec Kalyan. Je fronçai un sourcil, surprise de voir qu’ils ne restaient pas cette fois-ci, mais déjà, Kalyan se déplaçait pour aller allumer un ventilateur placé dans un coin. Et, brusquement, je me pris en pleine figure une délicieuse odeur de poulet grillé.

Il n’en fallait pas plus pour réveiller les grondements de mon ventre, et ma haine au passage. La faim dévorante qui me tordait les boyaux me fit grogner et saliver en même temps, détester ce crétin pour ce qu’il faisait mais l’admirer pour l’efficacité de ses méthodes. Pour peu, j’aurais pu apprendre de lui.

— Bien installée ?

Je le vrillai d’un regard assassin, tandis qu’il venait s’asseoir face à moi en souriant.

— Parfait, on reprend comme la dernière fois.

Dans cette fin de phrase, je perçus un très léger dépit : celui de ne pas avoir réussi à me faire craquer dès le premier jour. Je ricanai, et il fronça un sourcil.

— Ça t’amuse ?

— Si on reprend comme la dernière fois, je te souhaite bon courage, lâchai-je avec un sourire condescendant.

Un sourire suffisant se dessina sur son visage.

— L’entrée de la base britannique ?

Je souris en me rappelant qu’il m’avait posé la même question à notre précédente rencontre. Légitimement parlant, je ne pouvais pas y répondre, puisqu’elle était mal formulée. Il n’y avait pas qu’une seule entrée, comme pour chaque base de la Confrérie. La britannique en avait neuf, si mes souvenirs étaient bons, dissimulées un peu partout dans le pays, sous la forme de portails de téléportation. C’était bien plus pratique ; ainsi, il n’y avait qu’une base majeure par pays où nous étions établis, mais les agents allaient dans des lieux différents à chaque fois. De plus, le système était rôdé : tous les portails ne fonctionnaient pas en même temps, certains étaient permanents tandis que d’autres n’étaient enclenchés que sporadiquement. Même moi, je ne connaissais pas leur routine par cœur.

Je gardai le silence. Les doigts de Kalyan frôlèrent le dos de ma main, presque avec tendresse, mais une violente décharge me foudroya littéralement sur place. L’odeur jusque-là délicieuse du poulet grillé fut remplacée par l’ozone piquant, qui m’irrita la gorge dès que je l’inspirai. Neurones en surchauffe, affamée, affaiblie, je laissai échapper un cri.

— Combien des nôtres prisonniers chez vous ?

— Aucun, répondis-je, haletante.

Lorsque je vis le sourire assuré sur le visage de Kalyan, une grimace m’échappa.


Il recommença, encore et encore. Et à chaque fois, je hurlai. Mes propres cris m’emplirent les oreilles, résonnant à l’infini dans l’espace restreint. En prime, je sentais la faim qui me lancinait, me faisant souffrir même dans les moments les plus calmes, qui me donnait des crampes à l’estomac – bien que la pilule blanche y soit probablement pour quelque chose aussi. Mais, malgré tout, je n’avouai rien, ou à l’inverse je donnai des réponses totalement aléatoires, ce qui eut le don de pousser Kalyan à bout de nerfs.

Je ne savais pas combien de temps j’avais passé dans cette pièce, mais lorsque le blond posa ses coudes sur ses genoux et me fixa, la colère suintant par tous les pores de sa peau, je sus que mon calvaire était fini pour aujourd’hui. Cette conviction acquise, mes derniers scrupules s’évaporèrent en même temps qu’une nouvelle crampe désagréable me tordait les entrailles, et je m’entêtai à le provoquer. Je n’étais jamais aussi insupportable que quand je mourais de faim, et cette pilule inconnue n’allait pas améliorer les choses si elle était censée agir comme je le supposais.

— Fatigué ? Le générateur principal a lâché prise ?

Apparemment, le générateur de secours était encore fonctionnel, parce que le choc suivant me fit frire encore quelques neurones.

— Ne me pousse pas à bout… prévint-il.

— Sinon quoi ? grognai-je, tête renversée en arrière, la langue pâteuse à force de me prendre des décharges électriques. Tu vas te transformer en feu d’artifice ?

Remarque, s’il explosait littéralement, ça me ferait des vacances. Et en plus, ça nous débarrasserait d’un Thor un peu trop puissant.

Il me gifla. Sous la violence du coup, ma tête fila d’elle-même sur le côté, je gémis, dents serrées, mâchoire douloureuse. Je n’avais pas vraiment eu la chance de l’évaluer la première fois puisqu’il n’avait jamais agi lui-même, mais aujourd’hui, je me rendais réellement compte de sa force.

Combiné à l’électricité qui fusait de lui à chaque contact, le coup me mit hors d’état de nuire, et il en profita pour me détacher de ma chaise, me relever brusquement et me menotter à nouveau. Je me sentis trainée vers l’extérieur de la pièce, pieds raclant contre le sol, et je fermai les yeux. J’étais trop dans les vapes pour observer mon environnement. Je percevais vaguement des bruits, quelques cris, similaires aux miens, qui filtraient par-dessous les portes, mais je n’enregistrais pas vraiment les informations. Sans trop savoir quand j’avais fini de traverser les couloirs, je fus violemment projetée dans ma cellule, libérée de mes menottes, et faillis tout juste me prendre le mur le plus proche.

Éreintée, je cillai plusieurs fois sous la lumière dérangeante du néon, tentant de chasser de mon esprit la brume paralysante de l’épuisement, m’affalai sur ma couchette. Mais, alors que j’allais sombrer dans le sommeil, la grille de ma cellule grinça. Je ne daignai pas ouvrir les yeux. La fine couverture à mes pieds se froissa légèrement lorsqu’une personne s’assit dessus.

— Bonjour, lâcha une voix féminine, douce et claire.

Je grognai, me contentai de me tortiller de façon à ce qu’Elisabeth ait accès aux anciennes blessures sur mon ventre.

— Ça va ? demanda-t-elle, absolument pas dérangée par mon silence.

— Mmhm.

Elle pouffa discrètement, effleura du bout de ses ongles limés ma peau distendue.

— Tu t’entraînes, de ce que j’ai entendu…?

Je faillis ricaner. Ekrest m’aurait massacrée si je ne l’avais pas fait. Et puis, je n’étais pas un mouton, j’étais une Élite. S’il le fallait, je sortirais d’ici par la force. J’espérais juste ne pas devoir en arriver là, parce qu’être privée de mes pouvoirs posait quelques problèmes techniques, et ce collier magique impossible à enlever – je m’étais acharnée sur le fermoir, pourtant – n’aidait vraiment pas.

— Mmhm.

— J’apprécie ton sens de la répartie, sourit-elle. Tu devrais te reposer. Et manger, c’est vraiment pas le moment de faire un régime.

J’ouvris brusquement les yeux, plantai un regard narquois dans celui, vert feuille, d’Elisabeth.

— Tu crois que je m’affame volontairement, peut-être ? croassai-je.

Un silence.

— Qu’est-ce que je dois comprendre par là ?

Un rictus affleura sur mes lèvres, désagréablement moqueur.

— J’ai faim, répondis-je simplement.

Elle eut une réaction à laquelle je ne m’attendais pas vraiment. Au lieu d’éclater de rire et de se moquer de moi, elle se redressa d’un bond, scandalisée, et hurla :

— KALYAN ! VIENS ICI TOUT DE SUITE !

À croire qu’il passe son temps dans les prisons, songeai-je avec un ricanement intérieur.

Un garde, attiré par le cri, rappliqua à toute vitesse.

— Qu’est-ce qui se passe ? haleta-t-il, essoufflé par son court sprint dans les couloirs.

— Ramène-moi Kalyan. Tout de suite !

Il détala sans demander son reste. Je lâchai un rire léger, toujours allongée sur ma couette.

— Eh, faut pas te mettre dans cet état pour moi…

Elle émit un claquement de langue agacé, et je me tus. Ce n’était peut-être pas une bonne idée de dire à la seule personne qui me prenait en sympathie qu’elle pouvait aller se faire voir.

Kalyan finit par pointer le bout de son nez, son t-shirt maculé de taches écarlates fraîches qui n'avaient pas fini de s'élargir pour imbiber le tissu. Soudain, je fus contente que mon tour soit passé. J’en avais assez vu pour aujourd’hui.

— Quoi ? grommela-t-il d’un ton agacé.

— Quand est-ce qu’elle a mangé pour la dernière fois ?

Elisabeth avait un ton impérieux qui me surprit. Elle paraissait presque… habituée à se disputer avec Kalyan à ce sujet. Ce dernier passa une main dans ses cheveux, soudain moins assuré.

— Ce matin, grogna-t-il néanmoins.

Je haussai un sourcil. Mon estomac n’était pas exactement du même avis que lui, mais je n’eus pas le temps de le faire remarquer que la fille d’Eir reprenait :

— Et le repas précédent ?

Kalyan me coula un regard assassin, l’air de dire « Mens, ou tu vas le regretter ».

— Tu assumes, ricanai-je en lui rendant une œillade moqueuse.

Ses yeux électriques me transpercèrent, me promettant en silence que j’allais amèrement le regretter à la séance suivante. Mais d’ici-là… Les trois jours de famine valaient clairement la peine de voir mon tortionnaire avoir à répondre de ses actes devant une frêle Eir qui faisait à peine le tiers de sa carrure, et qui pourtant irradiait d’une brûlante colère difficilement contenue.

— Elle était en intraveineuse avant ta dernière visite.

— Va lui chercher un vrai repas immédiatement, ordonna-t-elle d’un ton péremptoire, sans plus chercher à dissimuler sa fureur.

— Elisabeth.

Elle se contenta d’une imperceptible mimique d’irritation, à peine un pincement de lèvres. Kalyan poussa un gros soupir, se détourna. Je haussai un sourcil. Il étaient bien trop proches pour être juste des amis. Peut-être frère et sœur, mais je ne voyais pas comment cela aurait pu être le cas pour un fils de Thor et une fille d’Eir. Cousins ?

— Vous avez un lien de parenté ? osai-je.

Comme je m’y attendais, elle ignora ma question. Je me redressai légèrement, rien qu’à la force des abdominaux, mais sentis une pression sur mon épaule qui m’incitait à me rallonger. Je retombai.

— Aïe.

Elisabeth tourna brusquement la tête vers moi.

— Pardon.

Je lui adressai un vague sourire, et elle commença à sortir de sa sacoche des serviettes humides qui dégageaient une délicate odeur menthe. Le parfum vint titiller mon esprit, soulevant de vagues souvenirs sur son passage. J’essayai de m’y raccrocher, mais ils s’enfuirent aussi vite qu’ils étaient venus, avant que je ne puisse me rappeler précisément ce que la senteur m’évoquait. Je fronçai le nez, secouai la tête. Ça allait me revenir à un moment ou à un autre.

Lorsque Kalyan revint avec un plateau rempli, qu’il glissa par la fente sous la porte, la rousse était sur le point de partir. Elle me coula un dernier regard pensif en fermant sa sacoche, se redressa, s’approcha de la grille. J’attendis qu’elle soit presque dehors pour bondir sur mes pieds, guettant la réaction du blond.

Face à mon geste brusque, il tira brusquement Élisabeth vers la sortie, claqua le battant, et me fusilla du regard. Je me permis une ombre de sourire railleur, attrapai mon plateau, reculai jusqu’à mon lit, mes yeux rivés dans les siens. La promesse de souffrances éternelles que j’entraperçus au fond de ses iris m’assura que le reste de mon séjour n’allait pas me plaire.

| † | † |

Quelques heures plus tard, un groupe de gardes vint me chercher dans ma cellule pour m’attacher et m’embarquer. Les coups de matraque, de poings et les remarques acides fusèrent bien plus souvent que nécessaire, aucun ne me fut épargné, malgré ma placidité. Mais je me contentai d’encaisser, les dents serrées, imperméable à leurs insultes comme à leur brutalité gratuite. Avec le recul, je réalisais que chez moi, c’était pareil, et qu’il n’y avait aucune raison pour que ça change ici.

À croire qu’on nous fabriquait tous sur le même moule.

Mais mes réflexions philosophiques sur les points communs entre les Maisons et la Confrérie furent très vite remplacées par la lassitude quand on m’amena dans ma traditionnelle petite pièce blanche. Si j’avais été naïve, j’aurais peut-être osé espérer un semblant de régularité dans les séances de torture. Mais je ne l’étais pas, et je savais ce que j’aurais fait si les rôles avaient été inversés. Exactement la même chose. Aussi me contentai-je d’un soupir blasé en détaillant le dispositif aux côtés duquel était planté Kalyan.

— Sérieux ? Famine puis insomnie ?

Il se contenta de ricaner, et de faire signe à ses acolytes pour qu’ils viennent m’attacher. Je fis les premiers pas sans broncher, l’esprit embrumé par le sommeil et le lourd parfum d’hémoglobine qui flottait autour de moi, les yeux fixés sur le grillage au sol dont les barres pourtant droites semblaient s’incurver par un déroutant effet d’optique.

Ce fut seulement alors que j’étais presque à côté de la table inclinée que je remarquai la tige métallique dans le coin de la pièce, perchée sur cinq pieds à roulettes, soutenant une pochette d’eau d’un bon litre. Un porte-perfusions médical, légèrement bricolé. Lorsque je compris ce qu’ils voulaient m’infliger pour m’obliger à rester éveillée, je me mordis l’intérieur des joues, soudain nerveuse. Et l’adrénaline, sécrétée en réponse au stress brutal, prit le dessus sur tout le calme que j’avais pu manifester jusque-là.

Je ruai intuitivement, donnai quelques coups de pied bien placés dans les articulations. Deux des gardes tombèrent tout de suite, le troisième s’écroula en geignant lorsque mon pied percuta ses parties sensibles. Mon souffle s’accéléra, je me dégageai d’un mouvement brusque de la poigne – peu assurée, au demeurant – de la femme qui me retenait encore, me précipitai vers la porte.

Pas l’eau.

Poignets liés dans le dos, je fis trois pas avant qu’une main ne m’attrape la cheville. Le sol se rua à ma rencontre, la douleur explosa dans ma tête. Des éclats lumineux jaillirent devant mes yeux, mon nez se mit à irradier. Sonnée, je sentis à peine le flot qui jaillissait de mon sourcil et dévalait mon visage, me débattis instinctivement.

Pas l’eau.

Je poussai un cri. Un garde saisit mon pied gauche, l’autre mon pied droit. Ils me trainèrent, face contre terre, sur une courte distance, avant de me relever et de me pousser en avant. Deux mains se posèrent sur mes épaules, une violente décharge me secoua. Je m’effondrai à genoux, le sang battant à mes tempes. Des points noirs dansaient devant mes paupières fermées, et les sons étaient confus, distants, comme si je les entendais à travers du coton.

Pas l’eau.

Ma hantise personnelle.

Mon esprit se déconnecta brièvement. Quand je repris connaissance, j’étais allongée, les pieds légèrement au-dessus de la tête. Je fermai les yeux. Un bourdonnement sourd, lourd et persistant, faisait vibrer mon crâne, remplaçait les sons qui étaient censés me parvenir. Je dus lutter pour le faire disparaître, essayer de regagner du terrain sur mon cerveau qui voulait juste s’éteindre à nouveau. Si je m’évanouissais, ils me ramèneraient de force.

Lorsque je relevai enfin les paupières, le grincement des roues me parvenait nettement. Je grimaçai, sans me préoccuper du fait que les Thor le voient ou pas. À ce stade-là, cela m’importait peu. J’allais probablement lâcher des informations dans les prochaines heures. Et ils auraient leur moyen de pression sur moi.

C’était inconcevable.

Pas l’eau…

Ma respiration était toujours aussi hachée. Je soufflai profondément en sentant les liens de cuir qui se resserraient sur mes articulations, mon bassin et mon cou. La terreur pulsait dans mes veines, rendait mes réflexions incohérentes et décousues.

— Inquiète ?

Combien aurais-je donné en cet instant pour coller mon poing dans son visage souriant. Mais je ne pouvais pas. J’étais déjà attachée, et même si je l’avais fait, j’aurais quand même fini ici. Malgré mon cerveau encore sonné, je savais que ma rébellion avait été vaine et ridicule.

Le grincement s’arrêta. Je détournai les yeux, le cœur battant à tout rompre, pendant qu’ils mettaient le dispositif en place. Je m’en voulais d’être aussi faible, d’avoir aussi peur. Alors je fis ce que je faisais dans ce genre de situations, même si ça ne m’était pas arrivé depuis des années d’être aussi angoissée. Je songeai à Ekrest. L’image de son sourire rassurant s’afficha dans mon esprit, un peu embrouillée par la panique. Je me focalisai dessus. C’était la seule chose que je pouvais faire, à partir de maintenant.

Les contours familiers se clarifièrent peu à peu, jusqu’à devenir parfaitement nets, amenant avec eux une vague de chaleur rassurante. Mon mentor, l’unique personne dont l’avis avait jamais importé, le seul qui puisse me réconforter. Celui qui m’avait tout appris.

Une première goutte tomba sur mon front, échappée du circuit encore fermé. L’idée de tous les chiffres et noms que j’avais vus en quinze ans de service à la Confrérie m’effleura, mais je la repoussai brutalement.

Il y eut une longue pause, pendant laquelle j’écoutai le petit groupe s’affairer, le regard fixé sur le plafond blanc. Puis, les pas s’éloignèrent. Par réflexe, je les comptai. Quatre personnes s’en allaient.

— Dernières paroles ?

La touffe hirsute de Kalyan entra dans mon champ de vision. Il souriait, encore, et cette fois-ci, le sourire sur ses traits était de la cruauté pure. Et, dans l’obscurité, j’avais du mal à distinguer ne serait-ce qu’une pointe de regret au fond de son regard. Je dus forcer un peu sur mon assurance pour paraître convaincante.

— Dis bonjour à Cobb de ma part.

Silence. La mâchoire de Kalyan se crispa, même s’il laissa échapper un ricanement. Je sus, intuitivement, que j’avais touché une corde sensible. Il m’adressa un dernier regard ombrageux, promesse d’agonie, et il s’écarta. Je m’obligeai à garder les yeux ouverts.

La goutte tomba. J’observai, presque au ralenti, sa chute, louchant pour la conserver dans mon champ de vision le plus longtemps possible. Elle s’écrasa sur mon front, au même endroit que la précédente, glissa vers mes cheveux et s’y perdit. Je faillis soupirer de soulagement. Ce n’était pas terrible.

Mais rien que l’idée de sentir cette eau sur mon crâne, de voir la goutte suivante apparaître dans la minuscule ouverture, me donnait des frissons. Ça ne faisait que commencer. Je fis un décompte mental. Trois battements de cœur s’écoulèrent avant que la suivante n’atterrisse pile sur le même point, un peu à gauche du centre de mon front. Le lien autour de mon cou m’empêchait de dégager ma tête, sous peine de me cisailler la gorge. Je grinçai des dents lorsque la porte claqua, commençai à compter.

Quatre. Cinq. Six.

Pour le moment, c’était gênant, désagréable, mais pas encore insupportable. Une douche forcée, pour une personne qui haïssait être trempée. Pour une fois, je devais l’admettre, Kalyan avait bien fait son choix. J’étais presque immunisée contre toute attaque physique qui jouait sur la souffrance infligée, mais face à ça…

Je sentis que j’allais perdre pied au bout des cinq premières minutes. Une centaine de gouttes, à peine, mais la simple idée des heures à venir me rendait déjà folle. Mais je me sentais déjà fatiguée. Je fermai les yeux, inspirai profondément. L’odeur de la tige métallique, mêlée à celle de l’hémoglobine, empuantissait l’air autour de moi, me donnait le tournis. Je tournai très légèrement la tête en continuant à compter. Cent douze. L’eau coula cette fois-ci jusqu’à mes tempes, le long de mon oreille, avant de venir se perdre à l’arrière de mon cou. La suivante était déjà tombée entre-temps.


Mille trois cent quatre-vingt-dix-huit.

L’absence de sons allait me tuer. Il n’y avait que ce goutte-à-goutte imperturbable, un « ploc » de plus en plus sonore, et l’impression qu’on me creusait un trou dans le front. À coups de maillet.

— Mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf, m’obligeai-je à dire. Mille quatre cents.

Le son de ma voix, rauque après plus d’une heure de silence, me fit du bien. Je me tortillai, tendis et détendis mes doigts un à un, avant de faire la même chose avec mes orteils. Bien sûr, ma liberté de mouvement n’était pas phénoménale, mais je pus quand même plier et déplier chacune de mes articulations en me contorsionnant un peu. Je roulais des épaules, tordais mon bassin au maximum pour détendre mes hanches, essayais de gagner du terrain sur la torpeur qui m’envahissait.

Sans cesser de continuer de compter.


À dix mille, je poussai un énième cri de frustration. Le son résonna longuement dans la salle, se répercutant à l’infini contre les murs. À moins que ce ne soit seulement une illusion, les prémices de ma folie. J’avais l’impression que les coups sur mon crâne s’étaient intensifiés. Chaque goutte avait maintenant le poids d’un marteau.

J’avais arrêté de compter à haute voix à sept mille et quelques. J’avais la gorge en feu, et mon hurlement n’avait rien arrangé. Mais j’avais besoin de m’entendre, rien que de temps à autre. De m’assurer que j’étais encore moi, et que j’étais encore au contrôle de mon propre corps. Même si je ne pouvais rien faire à part subir.

Soudain, le visage familier d’Ekrest revint à la charge, s’imposa dans mon esprit. Je me focalisai dessus immédiatement, sachant que c’était mon point d’ancrage. Avec lui à mes côtés, j’avais peut-être une chance d’être encore saine d’esprit à la fin. Le souvenir de sa voix m’effleura. Je m’y raccrochai comme une naufragée se serait tenue à une bouée de sauvetage, portée par ses mots, soutenue par sa présence immatérielle.

Qu’importe le prix, tu ne dois jamais sombrer.

| † | † |

Le grincement de la porte, je crus l’avoir imaginé. Les pas aussi. Ce n’étaient que des bruits, à la lisière de ma conscience en miettes, qui entre la faim et la douleur, passaient presque inaperçus.

Ces Thor étaient peut-être plus sadiques que moi, au fond, parce que mes propres prisonniers ne subissaient que rarement des tortures aussi élaborées. D’habitude, je ne me prenais pas la tête, je me contentais de creuser dans leur chair ou dans leur esprit, jusqu’à franchir leur seuil de tolérance. Et il était rarement élevé.

— Contrairement au tien.

Je poussai un gros soupir. La voix était toujours là.

— Ça fait combien de temps que tu es là, en fait ? interrogeai-je, un brin amère.

— Depuis la onze mille six cent trente-septième goutte. Soit un peu plus de cinq heures et demie si on se fie au rythme de tes battements de cœur.

— Ah.

Je ne voyais pas quoi répondre à cela. Il n’y avait rien à dire, de toute façon. Rien que le fait que j’entende une voix par-dessus les claquements qui résonnaient dans mon crâne à chaque fois qu’une goutte s’abattait sur mon front, avec la force d’un trente tonnes lâché du haut d’un immeuble, prouvait qu’il y avait un sérieux problème. Je me mordillai instinctivement les lèvres, anesthésiée par la douleur omniprésente.

— Dix-huit mille trois cent soixante-trois, comptai-je.

— Dix-huit mille trois cent soixante-quatre, enchaîna la voix.

Étrangement, elle avait la sonorité d’Ekrest. Un ton clair, facile à distinguer dans les bourdonnements indistincts qui emplissaient mes oreilles. Pour peu, j’aurais presque cru sentir son parfum fauve dans mon nez. Mais encore aurait-il fallu que je puisse me concentrer sur autre chose que ces coups réguliers sur mon front.

— Trois cent soixante-cinq. Tu ne serais pas l’esprit d’Ekrest revenu de Helheim, par hasard ? questionnai-je, prise d’un espoir un peu fou.

Pour peu, j’aurais presque cru que la voix ricanait quand elle me répondit :

— Tu rêves, ma chérie. Trois cent soixante-six. C’est juste une projection, tu essaies d’associer un phénomène nouveau à quelque chose que tu connais.

Et voilà qu’elle s’improvisait conscience. Mais même dans le scepticisme qui la faisait vibrer, je croyais reconnaître Ekrest, ses intonations, la manière dont la conversation se serait déroulée si cela avait été lui.

— Dix-huit mille trois cent soixante-sept, songeai-je avec un soupir.

— Bien dormi ?

Je poussai un grognement. En fait, je n’avais vraiment pas imaginé le grincement. Ni les pas. Ce qui n’augurait rien de bon. J’ouvris les yeux, avec l’irrépressible envie de demander « Quoi encore ? », mais je parvins à me retenir. Je voyais la touffe blonde et les yeux bleus électriques de Kalyan au-dessus de moi, comme un présage d’orage.

— Dix-huit mille trois cent soixante-huit.

— Dix-huit mille trois cent soixante-neuf, fis-je au choc suivant, imperturbable.

Kalyan se mit à rire. Il s’interrompit lorsque, au bout des six battements de cœur règlementaires, j’annonçai « trois cent soixante-et-onze ». J’avais failli perdre le fil à un moment donné, submergée par la fatigue, mais l’apparition de la voix m’avait réveillée. Et elle avait la gentillesse de compter avec moi, un nombre sur deux. Elle se perdait moins, ne sautait pas de nombres. Elle ne subissait ni les crampes d’estomac, ni la douleur. Elle n’était que clarté. Comme une petite flamme pour me guider dans ma démence.

— Je fais une pause, lâchai-je. Continue.

La voix dans ma tête acquiesça, se fit distante, mais poursuivit le décompte de son côté sans faillir.

— Kal ? geignis-je.

Il haussa un sourcil, apparemment autant déstabilisé par mon ton que par l’appellation presque amicale. Je fermai les yeux, à peine consciente des mains fraîches qui effleuraient ma peau là où les lacets de cuir m’emprisonnaient.

— Tu voudras la faire taire ?

— Qui ça ?

— La voix…

J’avais encore vaguement conscience de n’être qu’un débris, à ce stade, bien loin de ma forme habituelle et de ma répartie classique. Mais j’étais incapable de faire mieux. La folie me guettait, secondée par ses fidèles alliées : faim, froid, sommeil, et angoisse. Cette folie que j’avais plus d’une fois instillée chez mes propres prisonniers, elle venait me chercher à mon tour.

— Quelle voix ?

La voix qui me protégeait. Le gardien de mon âme. Celle qui enterrait à l’heure actuelle mes souvenirs pour éviter que je ne les formule à haute voix.

— Celle qui parle dans ma tête, biaisai-je.

Tout en s’affairant quelque part non loin de moi, le fils de Thor émit un ricanement moqueur.

— Je crois qu’on t’a perdue quelque part…

— À onze mille…

— Ta gueule ! grognai-je.

La porte s’ouvrit à nouveau. Je n’y fis pas attention. La seule chose qui importait, là, tout de suite, c’était la soudaine absence de coups sur mon crâne, le silence assourdissant qui emplissait mes oreilles. Plus de bourdonnement, plus de chocs à répétition. Plus de rouleaux compresseurs sur mon front, plus de hurlements. Plus de décompte.

Je faillis proférer un murmure de remerciement, que je contins à la dernière seconde, par réflexe. Seules mes lèvres bougèrent, formant les mots sans les prononcer.

— Quoi ? releva Kalyan.

Il devait probablement m’observer.

— Je parle à la voix, mentis-je avec aplomb.

J’entendis quelques ricanements, majoritairement masculins. Tout était un peu confus, surtout à travers mes paupières fermées. D’habitude, j’aimais bien avoir les yeux bandés, ça me permettait de sentir le monde d’une autre façon. Mais dans mon état actuel, je me sentais trop fatiguée pour analyser la situation correctement.

Soudain, quelque chose tomba sur mon visage. Je poussai un grognement, rouvris brusquement les paupières. Blanc, pensai-je immédiatement. Il y avait du blanc partout. Une sorte de chiffon – à moins que ce ne soit une serviette ? – qui tamisait la lumière des néons, et me créait un environnement en nuances de grisaille.

— Où se situe l’entrée de la base britannique ?

— N’y pense même pas.

Je poussai un soupir de mécontentement. Bien sûr que je n’y pensais pas. J’étais peut-être déjà cinglée, mais je n’avais pas encore totalement perdu la raison.

— Je vais avoir du mal à parler avec ça sur la figure, rétorquai-je d’un ton agacé.

Une ombre floue passa devant au-dessus de ma tête. Je crus entendre un clapotis, et le bruit d’un bouchon que l’on dévissait. L’idée de ce qui allait arriver s’imprima dans ma tête un instant trop tard. Mes muscles se crispèrent, je serrai les dents, retins ma respiration. La serviette s’imbiba d’eau, s’alourdit. Le liquide envahit mon nez, la terreur déferla dans mes veines. Je me cambrai brutalement, ouvris la bouche pour respirer. Réflexe primaire, erreur à ne pas faire. La flotte s’infiltra partout, me brûla la trachée comme de l’acide. J’essayai de me débattre, de recracher. Vain effort. Tout ce que je rejetai, je le ravalai aussi sec.

— Tiens bon ! me souffla la voix d’Ekrest dans mon esprit.

Je ne lui répondis pas, incapable de songer à autre chose que le manque brutal d’air dans mes poumons comprimés par la panique. Mon esprit n’était que néant. Et soudain, quelqu’un souleva la serviette. Je toussai, hoquetai, évacuant lentement l’eau accumulée dans ma gorge comme un nouveau-né, sous le visage goguenard et faussement satisfait de Kalyan.

— Alors ?

Entre deux hoquets, je m’arrangeai pour lui cracher au visage, même s’il me fallut tout mon courage pour le faire. Ma phobie avait longtemps été sous contrôle, maîtrisée par l’entraînement d’Ekrest. Mais elle demeurait une phobie, et déjà, je devais lutter pour réprimer les mots qui affleuraient à mes lèvres.

La serviette déjà humide se posa à nouveau sur mon nez. Par réflexe, j’inspirai. Mes poumons se dilatèrent à en faire exploser ma cage thoracique. La lanière de cuir s’enfonça profondément dans la chair de ma gorge. Et, à nouveau, le liquide s’abattit sur mon visage.

Mon corps agissait contre ma volonté, qui me disait de rester stoïque. Des étoiles lumineuses dansaient devant mes paupières fermées. Je n’avais plus conscience du lien qui me cisaillait la gorge. La terreur pulsait dans mes veines, paralysait mon esprit, tétanisait mes membres. Mon cœur s’affolait, mon sang pulsait bien trop vite, mes muscles en manque d’oxygène hurlaient à la mort. Je voulais juste que ça s’arrête.

Mais cela recommença. Encore et encore, jusqu’à ce que l’univers se réduise à une infinité de gris liquide dans laquelle je me noyais perpétuellement. Des chiffres et des noms flottaient dans mon esprit, ceux que Kalyan voulait obtenir. Ils étaient sur mes lèvres, et ils essayaient désespérément de passer. J’avais envie de les donner. Instinct de survie. Que cela cesse, que j’arrête de souffrir. Que j’arrête de…

Mourir.

L’idée me parut attrayante, au bout de la première minute, mais impossible à réaliser. J’étais légèrement penchée sur la table, de façon à ce que l’eau n’atteigne jamais mes poumons. J’avais serré les poings, hurlé à travers le tissu, avais essayé de me transformer plusieurs fois. La cloison que constituait mon collier était comme un mur impénétrable. J’étais prisonnière, piégée dans un corps qui souffrait mille morts et que je ne pouvais pas quitter. Et Kalyan prenait un malin plaisir à me rire au nez, même si ses iris étaient assombris par la tension nerveuse qu’il devait éprouver, que ce soit de la colère ou de l’angoisse.

Paniquée, larmes jaillissant de mes yeux et se mêlant aux flots clairs de l’eau, je finis par essayer inspirer de l’eau. Ce qui ne fit qu’empirer la situation. Mon corps se cambra brutalement, incontrôlable. Ma trachée était obstruée. Et je ne mourais pas. Je ne pouvais pas mourir. Impossible de quitter ce monde, à moins de lâcher des renseignements.

J’avais entendu dire que personne ne résistait plus de trois minutes. Les plus faibles lâchaient après quelques secondes seulement. Pourquoi ne pouvais-je pas le faire, moi aussi ? Pourquoi ne pouvais-je pas m’autoriser à abandonner ? Je l’aurais voulu, pourtant, du fond de mon âme et de mon corps meurtri. Mais il y avait comme une digue qui refusait de céder, un dernier reste d’entraînement qui m’interdisait de faiblir.

Sauf qu’elle se fissurait un peu plus à chaque seconde. J’allais lâcher. J’allais craquer, face à l’assassin d’Ekrest, avec la pire des tortures qui existe pour une hydrophobe. Il fallait que je le fasse, pour moi, pour ma santé mentale. Il allait falloir que je lâche prise. Pour essayer de sortir d’ici un jour, même si le premier mot qui franchirait mes lèvres signerait mon arrêt de mort aux yeux des miens. Je ne serais plus une Élite ni une combattante reconnue, simplement une traîtresse.

Le découragement me submergea, paralysant ma volonté. J’allais renier ma famille. Mon identité. Mon éducation. Tout ce qui me rendait… moi. J’allais tout oublier. Devenir cette autre, que j’aurais détesté être. Faible, lâche, préoccupée par elle-même et non par la Confrérie.

— Laisse-moi prendre le relais.

La voix se ramenait encore une fois, mais emplie d’une étrange compassion. Ekrest n’aurait jamais employé ce ton. Il m’aurait dit de me battre. Jusqu’au bout.

La serviette se releva encore une fois, mais au lieu de voir les néons, je ne voyais plus que des taches noires. Je pleurais, et l’iode de mes larmes se mêlait à l’eau qui dégoulinait de mon visage. Mes poings crispés tremblaient, incontrôlables, je haletais.

— Tu ne leur diras rien ? formulai-je dans mon esprit, emplie de doutes.

— Non.

— Sûr ?

— Promis, me souffla l’autre d’un ton rassurant. Laisse-toi aller.

Je fermai les yeux. C’était de bonne guerre.

L’obscurité, qui me tendait depuis trop longtemps les bras, m’enveloppa.

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