Chapitre 4

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Les Jeux occupèrent mon esprit pendant les jours qui suivirent, je passai des heures entières à vérifier mon réseau et à gagner du territoire et des alliés. La mort d’Ekrest avait provoqué une délicate anarchie. Et si, par réflexe ou calcul, la majorité des Loki qui lui avaient servi d’informateurs à l’intérieur du Manoir, étaient venus directement vers moi à sa disparition, d’autres avaient préféré se tourner vers Adam. Ou Selvigia. Ou même Levi, à mon grand désespoir. Mais j’étais sans conteste le parti majoritaire. Il fallait juste que je vérifie chacune de mes alliances. Plusieurs fois. Parce que le Manoir n’était qu’un immense théâtre, avec un équilibre précis et des rôles prédéfinis pour chacun. Il suffisait qu’un figurant disparaisse, et c’était une toute nouvelle configuration qui émergeait. Et il fallait jouer. S’adapter et survivre, ou tomber et mourir un soir, au fond d’un couloir sombre. C’était déjà arrivé.

En cela, avoir Sam dans mon lit un soir sur deux – voire plus souvent encore – était plus que bénéfique. Il jouissait d’une bonne réputation générale, dont il n’hésitait pas à se servir à mon avantage. Il faisait du repérage auprès de ceux qui voulaient me rejoindre, vérifiait leurs antécédents, allait voir en mon nom les plus désavantagés par le système de notre Maison et leur apportait des cadeaux, négociait quelques alliances temporaires intéressantes. En retour, j’envoyais ses concurrents dans d’autres régions, l’armais et l’équipais, lui offrais des potions que j’étais l’une des seules à savoir préparer, lui arrangeais des faux papiers quand il en avait besoin. Il était le seul en qui j’avais désormais vraiment confiance, mon homme de main, lié à moi par un serment d’allégeance inviolable et irrévocable.

Ekrest aurait été fier de moi. C’était lui qui m’avait appris les bases des Jeux, m’avait montré comment tirer les ficelles. Et ça faisait mal, mais aujourd’hui, j’apprenais à jouer sans lui.


Comme tous les matins, les espions étaient plusieurs à me guetter lorsque je descendis pour prendre mon petit-déjeuner. Les miens comme ceux des autres. L’un d’entre eux, que j’avais intégré à mon service l’avant-veille plus tôt, me fit un léger signe, s’engagea à ma suite. Une ombre de signal, à peine perceptible pour les autres. Un angle de couloir plus loin, il glissait subrepticement quelque chose dans ma main. Un bout de papier. Je m’adossai contre le mur, tandis qu’il poursuivait son chemin, jetai un regard à la feuille. Les dernières personnes à qui Adam avait parlé, leurs lieux de rencontre. Sans surprise, il y avait Levi dans la liste, ainsi que quelques autres personnes que je connaissais, mais aucun nom inhabituel. J’invoquai une petite flamme dans le creux de ma main pour consumer la note, et repris ma route.

Depuis la mort d’Ekrest, j’avais restreint mes apparitions publiques au minimum, mais Kaiser m’avait convoquée la veille pour me faire la morale. J’étais censée me comporter comme mon mentor. Engendrer le respect et l’envie, me montrer à sa hauteur. L’objectif de toute une vie, que je n’étais même pas certaine de pouvoir atteindre un jour. Je pris une courte inspiration tendue, poussai l’immense battant à droite du hall d’entrée, qui donnait sur la cafétéria.

Les discussions et bruits de couverts moururent en une poignée de secondes. Je fixai mon regard sur le mur du fond, ignorant tous ceux qui me dévisageaient, m’avançai lentement. J’avais l’impression de porter sur mes épaules un sac de randonnée de dix kilos, chargé du poids d’une soixantaine de regards. On aurait dit un arrêt sur image : tout le monde était figé, les yeux tournés vers moi, j’étais la seule en mouvement. Mes talons claquant régulièrement sur le sol carrelé, j’attrapai une corbeille remplie de croissants près de l’entrée, me dirigeai vers le fond de la salle et m’assis à ma table habituelle, feignant l’indifférence. Le silence dura encore quelques secondes, puis les conversations reprirent progressivement, d’abord dans un murmure indistinct, puis dans un brouhaha sans cesse plus sonore. Je souris légèrement, bien que perturbée par cet accueil. C’était ce que, petite, j’avais surnommé l’effet Ekrest. Il suffisait qu’il rentre dans une pièce pour que les gens deviennent aussi muets que Vidar, le dieu de la vengeance.

Son absence à mes côtés s’en faisait d’autant plus ressentir. Son ombre planait encore sur moi, s’attardait à mes côtés. Brièvement, je me demandai si je pourrais un jour me détacher de ce sentiment de vide qu’il avait laissé derrière lui.

— Hey.

Je me tournai vers la personne qui m’avait adressée la parole : une jeune femme brune, souriante, au visage doux mais au regard las. Elle tira la chaise d’à-côté vers elle, s’assit, chipa un croissant dans la corbeille que j’avais posée au centre de la table. Je lui adressai un sourire.

— Selv ! Tu es rentrée quand ?

— Y’a vingt minutes… marmotta-t-elle entre deux bouchées, étouffant un bâillement.

Je lui lançai un regard compatissant.

— Mais Barcelone est magnifique, ajouta-t-elle après réflexion. Ils ont enfin fini les réparations intérieures de la Sagrada Familia, d’ailleurs.

Elle m’adressa un sourire taquin, et je lui tirai la langue, blasée.

— Beau temps ? demandai-je négligemment.

Parler de météo entre nous revenait à évoquer le déroulement de nos missions. Une façon comme une autre d’éviter les questions indiscrètes.

— Gris…

Son grognement irrité m’arracha sourire, qui s’effaça lorsque je remarquai sa posture légèrement repliée sur le côté, la strie rouge sur son cou, marque d’étranglement, et son poignet noirci, probablement cautérisé pour stopper une hémorragie. Dire que la bataille avait été rude aurait été un euphémisme.

— Ça va ? lui demandai-je, sincèrement inquiète.

Elle roula des yeux, puis soupira.

— Cet abruti de Freyr avait des graines de Valkyrie sur lui, il a essayé de m’enchaîner avec.

Voyant mon trouble, elle sourit, et expliqua patiemment :

— La verath est une liane extrêmement urticante de Ljösalfheim. Et sa sève est toxique. La seule chose à faire est de cautériser au plus vite.

Je hochai la tête, muette. Étant la plus jeune de la famille, mon expérience des autres Mondes se réduisait aux trois voyages que j’avais fait en compagnie d’Ekrest. Je préférais pour le moment me cantonner à Midgard, il y avait déjà bien assez à faire simplement face aux autres Maisons, sans même parler des nains, des elfes, des géants et de toutes les autres créatures improbables qui peuplaient les Neuf Mondes.

Selvigia considérait sa main blessée avec un mélange d’intérêt et de fatigue, puis ferma les yeux, se concentra. Son bras se mit à scintiller. Un instant plus tard, la chair noircie avait disparu, et sa peau était à nouveau claire et lisse. Elle prit une inspiration, écarta les paupières.

— Et toi ?

Le changement de sujet était peu discret, mais je ne relevai pas.

— La routine, soufflai-je, écartant la pensée d’Ekrest. Je m’ennuie un peu, à vrai dire. Et…

— Tant mieux, parce que j’ai des infos pour toi ! s’exclama quelqu’un sur ma gauche.

Adam s’affala sur sa chaise à ma droite avec la grâce d’un éléphanteau tombant par terre, tendit une main avide vers les croissants. Selvigia se crispa imperceptiblement. Quant à moi, je levai les yeux au plafond, faussement passionnée par l’épaisse couche de peinture blanche qui dissimulait les briques grises, ce qui tira au brun une grimace. Il me donna un coup de coude faussement amical dans les côtes pour m’obliger à reporter mon regard sur lui. Avec sa mâchoire ciselée, nettement définie par la barbe de trois jours qu’il entretenait soigneusement, ses traits à la fois bruts et étrangement fins, son regard turquoise lumineux et sa carrure idéalement proportionnée, il aurait pu convaincre une Valkyrie d’abandonner le Valhalla et sa virginité pour lui.

Mais, contrairement aux filles du Manoir qui ne rêvaient que de son corps, je savais que derrière son apparence d’ange déchu et sa voix suave se cachait le digne concurrent de Nidhogg, un véritable charognard, prêt à tout pour massacrer ceux qui se mettaient en travers de son chemin.

— J’ai tracé la provenance de la flèche pour trouver ton tireur, me lança-t-il sans attendre que je lui pose la question. Elle a été achetée aux nains dans un paquet de mille, qui a été redistribué ensuite à l’intérieur de la Maison de Thor, donc impossible de savoir qui a eu celle-ci en particulier.

J’ouvris la bouche pour lui annoncer à quel point il était inutile, mais il m’interrompit à nouveau.

— Ceci dit, j’ai peut-être une piste.

— Mais pas encore de vraies conclusions, cinglai-je, un sourire provocateur aux lèvres. Donc ton aide a été inutile, merci beaucoup.

Il grinça des dents, irrité par ma sécheresse. Selvigia, elle, ne releva même pas la mention du tireur. Abandonnant mon observation d’Adam, je la considérai un moment, attentive, puis réalisai que, outre sa fatigue qui aurait pu la rendre moins attentive, si elle ne posait pas la question… cela signifiait qu’elle était déjà au courant. De fait, soit elle m’avait menti à propos de l’heure de son retour, soit elle avait été informée après les évènements par son réseau d’espions, qui était probablement le plus développé de tout le Manoir.

Avais-je une taupe chez moi ? La question m’effleura, sans que je ne puisse y apporter de réponse satisfaisante. Même si j’avais pris le maximum de précautions, il y avait des chances pour que certains jouent double jeu avec moi. Si je leur mettais la main dessus, ils passeraient un sale quart d’heure, mais d’ici là… il fallait que je réduise les informations transmises au minimum, comme toujours. Selvie était une alliée et une amie certes, mais rien ne me garantissait qu’elle le resterait pour l’éternité.

— Tu as quelque chose de prévu ? lui demandai-je après quelques secondes de silence où chacun se contenta de manger son croissant.

Elle haussa les épaules.

— Oui, dormir. Pourquoi ?

Adam et moi pouffâmes de concert, mais lui faillit s’étrangler en avalant de travers. Je ne fis pas même un semblant de geste pour l’aider.

—Je veux faire un tour, répondis-je à ma sœur.

Nous échangeâmes une œillade entendue, et elle hocha la tête. Je me levai pour aller me faire un thé. En passant devant une longue table bondée, je croisai le regard de Levi, lui adressai un hochement de tête à peine visible, qu’il me rendit. Notre échange s’arrêta là.

Lorsque je revins à notre table avec une lourde tasse de faïence blanche dans laquelle mon sachet de mente séchée infusait, un silence glacial régnait entre Selvigia et Adam.

— Et sinon, Adam, tes dernières missions ? fis-je, me réinstallant à leurs côtés.

Il me lança un regard méfiant, passa une main dans ses cheveux.

— États-Unis.

— Un rapport avec les prochaines présidentielles ? Des gens à assassiner ?

Ma voix clairement intéressée lui arracha un soupir, et il secoua la tête.

— C’était plutôt le genre de mission où il faut intelligemment et ne pas décimer la moitié d’un État au passage.

Je fronçai le nez, l’air offusquée.

— Tu sous-entends que mes méthodes ne sont pas délicates ?

— Disons qu’avec le mentor que tu as eu… marmotta-t-il.

Réalisant ce qu’il venait de dire, il se figea. Selvigia plissa les yeux, atterrée, alors que je crispais les poings.

— Fais très attention à ce que tu comptes dire, le prévins-je, soudain menaçante.

— Ou quoi ? releva-t-il, sceptique. Il n’est plus là pour te défendre.

— Pourtant, je n’ai pas eu besoin de lui pour t’humilier à la cérémonie, la dernière fois… sifflai-je.

La haine dans mon ton n’était rien par rapport à la fureur qui froissa brièvement ses traits. Nos façades amicales s’étaient évanouies telles des illusions mal construites. L’espace d’un instant, l’air devint électrique, nous nous dévisageâmes en chiens de faïence, sur le point de nous sauter à la gorge. Il me fusilla du regard, enragé, tandis que je luttais pour ne pas le carboniser sur-le-camp. Puis, il inspira profondément, l’air de vouloir se maîtriser pour le bien de tout le monde. Son ton était de nouveau calme et suave lorsqu’il marmonna, faussement contrit :

— Désolé. Les funérailles sont prévues pour quand ?

— Ta gueule. Selv ?

La tristesse et la colère faillirent bien faire trembler ma voix. Je les ravalai difficilement, me redressai, contenant tout juste l’envie de planter une lame dans la gorge de ce connard.

— Deux secondes, marmotta-t-elle, la bouche pleine.

Elle fit passer sa dernière bouchée avec une gorgée de mon thé, qu’elle m’arracha des mains avec un fin sourire, sans tenir compte de mes protestations, puis se leva.

— À plus, Adam, lâcha-t-elle, glaciale.

Nous quittâmes la salle d’un même pas, poursuivies par le silence qui se faisait sur notre passage. Lorsque les portes claquèrent derrière nous, Selvie se permit un soupir.

— Quel connard.

Je grinçai des dents, ne répondis pas. Ekrest. C’était – officiellement – le seul terrain sur lequel il ne fallait pas m’attaquer. Ça, et ma mère, mais rares étaient ceux qui connaissaient cette faiblesse. Alors que ma relation presque fusionnelle avec mon mentor avait été connue de l’ensemble du Manoir. De ce fait, elle aurait pu être dangereuse pour nous s’il s’était avéré que certains des nôtres étaient des traîtres, mais maintenant qu’il était mort… je ne risquais plus rien, à part souffrir à chaque fois qu’on le mentionnait.

Selvie m’épargna les phrases préconçues qui se voulaient compatissantes, mais ne changeaient rien à la douleur. Elle mieux que personne savait que cela n’aurait fait que m’agacer. Je venais tout juste de naître lorsqu’elle avait perdu son propre mentor, Kirstin Hatwood, ainsi que son frère, Gimöd. Elle mieux que quiconque d’autre savait que les traditionnelles formules de politesse préconçues me feraient plus enrager qu’autre chose.

Nous traversâmes ensemble l’immense hall, submergées de part et d’autre de personnes qui se dirigeaient soit vers les escaliers, soit vers la cafétéria – sans que personne ne sache s’ils allaient prendre leur petit-déjeuner, leur repas de midi ou leur dîner. Car le Manoir ne dormait jamais. Les trois massives horloges de métal suspendues en face de la porte d’entrée déterminaient ses trois rythmes de vie, comme un battement de cœur à trois temps. Ceux qui bossaient sur le continent américain vivaient selon l’horloge de gauche, BosWash. Ceux qui travaillaient en Afrique, en Europe et au Moyen-Orient s’organisaient selon les horaires de la dorsale européenne, au centre. Et ceux qui occupaient les contrées orientales vivaient au rythme de Taiheiyō Belt, la mégalopole japonaise.

Ainsi, il y avait toujours du mouvement dans le hall. Mais, contrairement à ceux qui fonçaient vers les escaliers en direction des portails situés au niveau –1, Selvie et moi nous dirigions vers les immenses portes d’entrée du bâtiment. Nos épaisses vestes de fourrure apparurent à même nos vêtements un instant avant que je ne pousse l’un des battants vers l’extérieur. L’air glacial du nord de la Suède s’engouffra dans le bâtiment, soulevant quelques plaintes dans notre dos, et je pouffai en refermant derrière moi.

— Eva ?

La voix s’était élevée depuis ma droite. Je fronçai les sourcils, comédienne, en aprerapercevantcevant Levi, assis sur un banc, tandis que ma sœur grimaçait. Elle ignora totalement le blond, me lança un regard interrogateur en désignant les immenses parois végétales qui bordaient le bâtiment. J’acquiesçai.

— Eva ? insista Levi.

Il s’était redressé, et s’approchait maintenant de nous. J’étouffai un éclat de rire, consultai ma meilleure amie du regard. Elle roula des yeux, agacée, mais se tourna vers l’importun en l’incendiant du regard.

— Quoi ?

Son ton était rauque, agressif. Je cillai. J’avais des raisons évidentes de détester Levi, mais pour Selvigia… cela avait toujours été un peu plus obscur. À l’instar de moi-même, tout le monde savait que je n’aimais pas le blond, mais personne ne savait réellement ce qui s’était passé entre eux, pas même lui. La princesse des espions du Manoir – la reine étant notre commandante, Kaiser – gardait les détails de sa vie privée strictement sous contrôle.

Face à la colère à peine dissimulée qui irradiait de son attitude, Levi hésita. Il croisa les mains dans son dos, entortillant ses doigts, me jeta un regard nerveux, presque désespéré. Je reculai. J’avais arrangé la rencontre, comme promis, mais pour le reste, il se débrouillerait seul.

Voyant qu’il n’obtiendrait pas de soutien de ma part, il prit son courage à deux mains, avala sa salive. Sa voix s’éleva, mal assurée.

— Voilà, ça fait un moment que je voulais t’en parler…

Selvie pâlit, devinant déjà la suite. Pour ma part, je m’éloignai de quelques pas, peu désireuse de me prendre de plein fouet l’explosion que je sentais venir. Écoutant toujours d’une oreille distraite les tentatives maladroites de Levi pour plaider sa cause, je laissai mon regard errer sur la plaine rocailleuse, couverte de fougères, qui faisait office de jardin, bordée parois végétales bien plus hautes que les murs de briques grises du Manoir.

Le Labyrinthe était un lieu à part. Méconnu, propre à la Confrérie, son existence n’avait jamais été mentionnée dans les textes, probablement parce que, si quiconque d’autre qu’un enfant de Loki s’y aventurait, il n’avait aucune chance d’en ressortir vivant. C’était un immense dédale de verdure où les rayons du soleil ne parvenaient pas à toucher le sol, un organisme indépendant, qui s’alimentait de l’énergie magique des occupants du Manoir. Entre ses murs pullulaient des créatures étranges, attirées par notre aura malsaine. Et, outre ces défenseurs peu amènes à l’égard des inconnus, le dédale lui-même était un système de protection à part entière. Les parois étaient immenses, hautes de plusieurs dizaines de mètres, les sentiers changeaient chaque jour, voire plus souvent encore. Seuls quelques rares points demeuraient fixes, mais même au sein de ma famille, nous étions peu à les connaître, car personne ne s’aventurait là impunément.

Distraite par les explications de Levi, je faillis ne pas remarquer cette cette étrange silhouette, debout de l’autre côté de la plaine vide, près de l’une des entrées du dédale. Je cillai, incertaine d’avoir bien vu. La hauteur des murs plongeait toute la plaine dans une semi obscurité quasiment permanente et, à leur base, distinguer autre chose que des nuances de noir relevait du miracle. Pourtant, j’aurais juré voir quelqu’un, un instant seulement. Je scrutai l’ouverture encore de longues secondes, guettant le moindre mouvement. Mais il n’y avait plus rien, à part les ténèbres.

J’en revins à ma meilleure amie. À ce stade de son argumentaire, Levi avait presque totalement perdu espoir, et ça s’entendait dans sa voix. Il avait beau avoir vanté sa droiture et son honneur – que je savais inexistants – les intérêts politico-économiques de leur alliance, et surtout, la profondeur de ses sentiments, Selvigia était encore plus crispée qu’auparavant. Phalanges crispées, menton rentré et épaules raidies, elle était vraiment sur le point d’exploser.

Sauf qu’elle ne réagit pas du tout comme il s’y attendait. Ni comme je m’y serais attendue, d’ailleurs.

— Non, asséna-t-elle d’un ton glacial.

Elle se détourna pour reprendre sa route. Probablement suicidaire, Levi lui attrapa le poignet.

La suite fut si rapide que si je ne l’avais pas vue faire, je n’aurais pas compris ce qui venait de se passer. Le poing fermé de Selvigia jaillit, fulgurant, percuta violemment la mâchoire du blond, qui recula de deux pas, sonné, libérant au passage sa main.

— Si tu m’adresses à nouveau la parole, si tu me touches… je te tue.

L’opposition entre la tension de son corps et le calme absolu de sa voix froide, maîtrisée à la perfection, était effarante. Elle se tenait raide, inexpressive, et pourtant si menaçante que je sentis un frisson descendre le long de mon échine. Je m’immobilisai, attendant – et redoutant – la suite.

— Mais…?

Je sentis que les choses pouvaient dégénérer rapidement. Cet imperceptible tremblement de ses doigts, l’énergie soudaine qui émanait d’elle, les étincelles qui voletaient à quelques centimètres de sa peau, tout ça n’annonçait rien de bon. Selvie n’était que calme et douceur jusqu’à un certain point, mais si on l’énervait trop…

— Affaire réglée, glissai-je d’un ton volontairement trop sarcastique, tirant le bras de ma meilleure amie pour l’éloigner au plus vite.

– Attends. Il faut que je règle ça avec cet imbécile une bonne fois pour toutes.

L’ordre n’admettait aucune réplique. J’acquiesçai, reculai à nouveau. Selvigia inspira profondément, sembla essayer de remettre un peu d’ordre dans ses pensées.

— Levi, est-ce que tu te rappelles de ta septième mission ?

Sept. Le chiffre magique par excellence. L’une de ces missions que l’on n’oubliait jamais, puisqu’elles constituaient un rite de passage. La preuve que l’on était un véritable soldat de la Confrérie, capable d’exécuter des opérations en solo. Un militaire, et pas seulement l’un de ces limiers temporaires qui pouvaient être renvoyés à un poste de bureau à tout moment.

— Un fils de Njörd, très haut placé, répondit Levi, ne voyant apparemment pas le rapport.

— Son nom.

— Gimöd Kaldtjis.

Les deux mots n’étaient qu’un souffle, pourtant on aurait dit qu’ils apportaient avec eux une étrange noirceur. Je me mordis les lèvres, le souffle coupé.

— Je m’appelle Eva Selvigia Kaldtjis, murmura ma demi-sœur, sa voix se fêlant presque sur le nom de famille. Gimöd était mon frère.

Des flammes dansaient le long de ses poignets, à peine maîtrisées. Le maigre contrôle qu’elle exerçait encore sur elle-même menaçait d’être brisé à chaque mot supplémentaire que le blond prononcerait. Je priai silencieusement Loki qu’il n’aggrave pas son cas. Je me fustigeais intérieurement, aussi, d’avoir accepté ce marché stupide, de n’avoir jamais fait le lien.

Elle m’avait un peu parlé de lui. Malgré leurs natures contraires – lui était le fils d’un Vane converti en Ase, elle d’un paria – ils s’adoraient, et ils avaient gardé le contact même après avoir découvert qu’ils appartenaient à deux camps opposés. Sauf que je n’avais jamais établi de connexion entre l’interruption des lettres et la septième mission de Levi.

Ce dernier encaissa remarquablement bien le choc. Après un silence ahuri, lourd de sens, il fit apparaître sa lame, en il offrit la poignée à mon amie, et se recula, comme pour lui permettre une totale liberté de mouvement. Encore sous le choc de la révélation, je ne pus m’empêcher de lever un sourcil. Prêt à mourir pour se racheter ? Il n’était pas si intègre, d’habitude. Était-il vraiment possible qu’il l’aime à ce point ?

Le cimeterre était magnifique, avec ses spirales gravées dans le manche et sur la lame courbe. Un côté oriental atypique, mais plaisant, même si je n’aurais personnellement jamais choisi de combattre avec. Ce n’était pas de l’acier de Nidavellir, juste du métal terrestre classique, qui véhiculait beaucoup moins bien le flux magique, et affaiblissait donc les enchantements.

Selvigia parut hésiter. Elle prit l’arme en main, la soupesa, jaugea son propriétaire, critique. Finalement, elle la projeta le plus haut possible. La lame fendit le ciel gris, tournoyant sur elle-même. Un rayon blanc aveuglant jaillit des mains de la jeune femme, rattrapa l’arme au sommet de sa parabole, et la pulvérisa en plein air en un million de particules de poussière étincelantes. Sans mot dire, la jeune femme se détourna. Je m’engageai à sa suite, droit vers l’ouverture du Labyrinthe la plus proche, droit vers les ténèbres du dédale.

| † | † |

Nous progressions en silence, d’un pas assuré. Malgré les nombreux embranchements, bifurcations, croisements et nœuds par lesquels le Labyrinthe nous menait, nous savions toujours plus ou moins où nous allions. Les chemins avaient beau changer régulièrement, certaines configurations réapparaissaient souvent. Aujourd’hui était l’une de celles que Selvigia connaissait le mieux, aussi était-elle celle qui menait. Elle marchait vite, plongée dans ses pensées, ses cheveux bruns voletant autour de ses épaules, seulement éclairée par la petite flamme qu’elle semblait tenir entre ses mains.

Malgré l’oppression des hauts murs qui ne laissaient qu’entrevoir le gris du ciel, et l’obscurité qui régnait autour de nous, je me permis une ombre de sourire. Selvigia était l’une des rares avec qui Ekrest me laissait vadrouiller, petite. Il n’avait jamais fait confiance à quiconque d’autre pour me surveiller. Ainsi, j’avais une quantité impressionnante de souvenirs d’heures passées avec elle dans le dédale de verdure. Gamine, c’étaient des parties de cache-cache géantes. Adolescente, des courses contre-la-montre et des énigmes à résoudre. À chaque fois, ça se terminait par des démonstrations magiques, que ce soit la métamorphose, la manipulation d’énergie ou la pyrokinésie.

Une fois, j’avais mis le feu accidentellement à la bordure est. Le temps que les flammes meurent, un tiers du dédale avait brûlé. Kaiser s’était tout juste abstenue de m’étriper, mais comme les murs s’étaient reformés dès le lendemain, elle m’avait pardonnée. Enfin, presque. J’avais été de corvée de nettoyage des prisons pendant deux semaines. Une horreur.

— Il m’a vraiment demandé de sortir avec lui ?

Perdue dans mes pensées, je mis un moment à réaliser que Selvie s’adressait à moi. Et qu’elle attendait une réponse, malgré la sonorité rhétorique de sa question.

— Est-ce que tu aurais pu l’envisager ?

Elle rejeta une mèche de cheveux en arrière en soupirant, leva la tête vers la fine tranche de ciel qui nous surplombait.

— C’est un arriviste insupportable. Il l’était déjà avant de tuer Gimöd. Donc non. Tu savais qu’il comptait me demander ça ?

Je me mordis les lèvres, partagée entre honte et agacement envers moi-même. N’entendant que mon silence, Selvigia s’arrêta, se retourna.

Ce n’était pas une boule de feu dans le creux de sa paume qui l’éclairait. C’étaient ses mains entières qui étaient entourées d’un halo rougeâtre. Les flammes dansaient autour de ses doigts, s’enroulaient autour de ses poignets, virevoltaient, comme animées d’une vie propre. Je cillai, impressionnée, presque effrayée par l’intensité de son regard iridescent qui reflétait la lumière des flammes.

— Oui, admis-je finalement. Et je suis désolée. Je ne savais pas que c’était Levi qui…

Elle sourit, claqua des doigts juste sous mon nez. Des étincelles volèrent, et je me tus.

— Tu ne pouvais pas savoir. Tu avais… quoi, douze ans ?

— Sept.

— Pareil. Tu n’avais même pas accès aux dossiers classiques, non ?

— Ça dépendait du dossier, admis-je en fronçant le nez.

— Voilà. Tu ne savais pas.

Elle écarta les bras pour un câlin. Je ne bougeai pas, regard fiché sur ses mains incandescentes. Elle baissa les yeux, curieuse, puis éclata de rire, et fit disparaître les flammes. Alors seulement, j’avançai, la serrai dans mes bras, heureuse de voir qu’elle ne m’en voulait pas.

Trompe l’œil. À l’instant où elle m’eut attrapée, sa main gauche se referma autour de ma nuque, dangereusement brûlante. Je fus parcourue d’un frisson d’appréhension, agrippai par réflexe ses cheveux, mais elle parut n’en avoir cure.

— Mais la prochaine fois que tu as une info dans ce genre, tu ne la gardes pas pour toi, sinon je te fais la peau… me murmura-t-elle à l’oreille.

Un instant dominée par la culpabilité de ne pas avoir réalisé qu’elle souffrait de devoir supporter le meurtrier de son frère au quotidien, je faillis acquiescer. Puis, les leçons d’Ekrest se manifestèrent à nouveau dans mon esprit, et je réalisai que j’étais sur le fil du rasoir. Selvie serait bientôt la troisième Élite. Si je cédais maintenant, je perdais en puissance.

Et le but de mon arrangement avec Levi avait été l’exact contraire.

— Je ne te dois rien, sifflai-je en tirant ses cheveux en arrière, à part peut-être des excuses. Que tu as entendues.

Nous demeurâmes quelques instants ainsi, immobiles, à la fois menacées et menaçantes. Puis, elle pouffa, me libéra de sa poigne, et m’enlaça réellement.

— C’est vrai, sourit-elle en se reculant, l’air apaisée.

Et elle se détourna. Je l’observai quelques instants tandis qu’elle progressait sur l’étroit sentier, finis par secouer la tête, sourire, et me remettre en marche à sa suite. Nous continuâmes à avancer ainsi, sans parler, entourées uniquement des craquements de feuilles et branches mortes sous nos pas, jusqu’à parvenir à la berge d’un petit ruisseau qui serpentait sous les épais murs. Selvigia haussa les sourcils. J’acquiesçai, fis disparaître mes chaussures et mon pantalon, mis les pieds dans l’eau. Puis, simultanément, j’envoyai le reste de mes vêtements dans la dimension magique et me métamorphosai en saumon. L’eau me submergea immédiatement, m’entraîna vers l’aval. Je claquai des dents, agacée, donnai un grand coup de queue pour me propulser vers l’avant, à contre-courant.

Pour une raison obscure, la métamorphose en poisson était l’une des seules choses qui me permettaient de lutter contre ma phobie de l’eau. C’était ainsi qu’Ekrest m’avait presque totalement guérie, à force de plongeons et de transformations. À la longue, j’en étais venue à tolérer la sensation d’immersion sous forme humaine, même s’il m’arrivait encore de paniquer quand le choc du contact n’était pas prévu. Alors que quand j’étais un saumon… je m’en fichais totalement. Probablement parce que les poissons avaient une affinité naturelle avec l’eau. Et peut-être aussi parce que je n’avais pas d’eau dans le nez, ce qui était encore aujourd’hui l’un de mes plus grands problèmes.

L’esprit totalement libéré des contraintes habituelles que m’imposait la nage, je pus ainsi remonter tranquillement le cours du ruisseau, jusqu’à un petit lac, pas très large, mais profond. Là, je bondis hors de l’eau, me transformai à nouveau en plein saut, n’accordant que l’ombre d’une pensée aux vêtements qui apparaissaient à même ma peau en même temps, et roulai au sol.

Nous étions arrivées dans une clairière obscure, prise entre deux collines sur lesquelles les murs poussaient légèrement en biais, formant un véritable toit de verdure au-dessus de nos têtes. De l’une des collines jaillissait une petite cascade, qui se déversait dans le bassin duquel nous venions de sortir. Les chutes de Franagr. Un nom pompeux, pour un filet d’eau comme celui-ci, mais là n’était pas le plus important.

Non, ce qui était intéressant, c’était la cabane construite juste à côté du lac. Une construction toute simple, quatre murs, une porte et trois fenêtres. Mais ce n’était pas juste une cabane. C’était la cabane. Celle dans laquelle notre père s’était réfugié, des millénaires plus tôt, après avoir insulté les Æsir et tué deux serviteurs d’Ægir durant une réception. Un lieu sacré, pour nous, ses enfants. Un refuge en cas d’extrême nécessité, même si nous étions peu à connaître sa localisation exacte.

Nous pénétrâmes à l’intérieur, éclairées uniquement à la lueur des flammes qui jaillissaient de nos mains. Une fois dedans, je transformai les flammèches en une boule de feu, que je plaçai dans l’âtre, pendant que Selvigia sortait un poignard noir, et dessinait dans le sol meuble un pentacle entouré de runes. Puis, elle fit apparaître une plume, et moi une coupelle, dans laquelle je puisai un peu d’eau du bassin, avant de revenir la placer à l’une des pointes de l’étoile à cinq branches.

Ce lieu avait toujours été notre lieu de rendez-vous. C’était ici qu’elle m’avait enseigné ce qu’elle savait de la pyromanie, c’était ici que nous avions construit ce qui ressemblait le plus à de l’amitié pour moi : une solide relation coronale. Mais aujourd’hui, il y avait une autre ambiance. Plus lourde, plus mélancolique. J’avalai difficilement ma salive, soudain nerveuse, me préparant à ce qui allait suivre. Nous n’en avions pas discuté, mais ma sœur savait exactement ce que je voulais faire.

— Tu veux commencer ? me demanda-t-elle doucement.

Je hochai la tête. Tendis la main. Une flamme, échappée du feu dans l’âtre, flotta jusqu’au pentacle, pour venir se déposer sur l’une des pointes encore libres. Bras toujours étendu au-dessus du pentacle, j’attrapai la lame de Selvigia, m’entaillai l’avant-bras d’un geste fluide, qui aurait presque pu paraître assuré, s’il n’y avait pas eu mes doigts tremblants sur le manche. Le sang coula le long de mon bras, goutta lentement jusqu’au cœur du pentacle, grésilla en touchant le sol. Je me focalisai sur un seul visage. Les paroles rituelles d’une prière à Odin, en vieux norrois, s’échappèrent en une lente litanie, rythmée uniquement par les sonorités rauques entre mes lèvres serrées. Je n’y réfléchissais pas vraiment. Seul le visage gravé dans mes souvenirs m’importait.

Je sentais le sort drainer mon énergie magique, lentement, mais sûrement. Chaque répétition supplémentaire de l’enchantement m’arrachait une parcelle de plus. D’abord vint le mal de tête, désagréable, mais pas invivable. Une demi minute plus tard, le mal de ventre, déjà plus douloureux. Puis, je commençai à trembler sur mes jambes alors que l’angoisse s’infiltrait, insidieuse. Mon estomac déjà contracté se noua encore un peu plus.

Il ne venait pas.

J’insistai, répétai, encore une fois, la prière à Odin, dieu de la nécromancie, aspirai une goulée d’air qui me parut être trop pauvre en oxygène, fermai les yeux.

Encore une fois.


— Lily !

Je vacillai, me pris les pieds, sans trop savoir comment, dans une aspérité du sol. Ou avais-je buté sur mes propres orteils ? Je n’en avais aucune idée. La seule chose que je savais, c’était qu’il n’était pas là. Le bourdon dérangeant qui avait envahi ma tête m’empêchait de réfléchir correctement. Je basculai, sentis, comme à travers un brouillard cotonneux dans mon crâne, les bras qui me rattrapaient in extremis, m’allongeaient, doucement, au sol. Et Selvigia prit ma place. Sa voix, plus douce, recommença à psalmodier. Une seule variation, dans la phrase rituelle : ce n’était pas Ekrest qu’elle appelait, mais son frère.

J’entrouvris à peine les paupières, juste assez pour voir des rubans de brume, sombres et épais, s’engouffrer à l’intérieur de la cabane par la porte et les fenêtres ouvertes, s’enrouler autour de nous. Je sentis l’un d’entre eux passer près de ma joue, me frôler d’une caresse glaciale. Je frissonnai. Mais déjà, le brouillard se concentrait à l’intérieur du pentacle, s’accumulait, jusqu’à former une immense masse tourbillonnante qui rappelait vaguement une pâle silhouette humaine, d’un rouge sombre, sanguin, aux contours brouillés. Je me redressai sur un coude, tiraillée par un horrible mal de crâne. Selvigia répéta encore une fois la prière à Odin.

Flash. Aveuglant.

Gimöd Kaldtjis venait de se matérialiser.

Mon amie parut tout juste se retenir de sauter dans les bras de l’ectoplasme. Au lieu de cela, elle se contenta d’un salut formel.

— Gimöd.

— Selvigia, gronda son aîné, je t’ai déjà dit de ne pas m’invoquer comme ça. Tu t’épuises pour rien…

Je me remis debout, encore chancelante, jetai un regard préoccupé à mon amie. Même dans la faible lumière du lieu, elle était pâle, probablement autant – si ce n’était plus – que moi. Je m’approchai, posai une main sur son épaule.

Le fantôme n’était fait que de fumée pourpre, mais j’imaginais sans difficultés des prunelles bleus cobalt sombres enfoncées dans leurs orbites, des cheveux bruns et une peau mate, burinée par le soleil. Physiquement, il était fidèle aux quelques photos que Selvie m’avait montrées de lui, et moralement… j’avais l’impression d’entendre Ekrest. Cette nuance réprobatrice dans sa voix était identique à celle de mon mentor lorsqu’il me rabrouait. Si identique que j’en eus mal. Pourquoi n’était-il pas venu alors que je l’avais invoqué ?

— Je sais. Mais tu ne vas pas me reprocher de vouloir être avec toi, non ? lâcha Selvigia, provocatrice.

Elle laissa passer un silence, mais il ne répondit rien. Malgré son commentaire désapprobateur, ses yeux de fumée scintillaient du plaisir contenu de voir sa sœur. Et elle le voyait aussi bien que moi. Avec un sourire triomphant, elle reprit d’un ton bien trop pompeux :

— Gimöd, je te présente Lilith, première Élite de la Confrérie.

Je roulai des yeux, mais ne relevai pas. Je commençais doucement à m’y faire.

— Enchanté, sourit-il. Je te serrerais bien la main, mais…

Je lâchai un bref éclat de rire, presque un aboiement. Même dans la mort, il avait gardé une touche de cet humour si particulier dont m’avait parlé sa sœur.

— Lily, tu sais qui est Gimöd.

Un hochement de tête suffit à conclure les présentations. Je les écoutai discuter un moment, puis reculai pour leur laisser un semblant d’intimité. Selvie m’avait implicitement autorisée à rester, mais je me sentais de trop. Ils étaient heureux, tous les deux, ensemble pour la première fois depuis des années. Je ne faisais pas partie de cette famille-là.

Je me repliai dans un coin de la pièce en silence, chassai une larme solitaire, ravalai la nausée de l’épuisement. Ekrest n’avait pas répondu à mon appel. Était-ce parce qu’il n’était pas encore parvenu au Helheim, après deux semaines ? Improbable. Ou était-ce parce que je ne lui avais pas encore offert des funérailles correctes ? Je me mordis les lèvres, peinée. La seule chose qu’il m’avait laissée était ce douloureux vertige qui me prenait dès que j’étais debout.

Ruminant des souvenirs heureux, qui prenaient maintenant une teinte mélancolique, je faillis rater le tournant qu’avait pris la conversation des Kaldtjis. Mais la tournure d’une phrase du revenant me fit dresser l’oreille malgré tout.

— Tu as été affecté quelque part ? venait de demander Selvigia.

Gimöd secoua la tête.

— Pas pour le moment, mais ça ne va pas tarder, je pense.

— Comment ça ? demandai-je, curieuse, sans bouger de mon coin.

Gimöd se tourna vers moi.

— Helheim est dans un chaos infernal. Apparemment, la nomination de l’Élu de Loki est en passe d’avoir lieu. Et, entre les commandants qui revendiquent un poste plus haut placé, les envoyés de dame Hel qui essaient de mettre de l’ordre et les autres fantômes qui sont appelés à prendre leur service, c’est le foutoir absolu. Tout le monde se prépare à la dernière bataille, même si personne ne sait quand elle aura lieu.

Je fronçai les sourcils, sceptique. L’Élu de Loki était une vieille légende urbaine de notre monde, un mythe transmis de bouche à oreille depuis la nuit des temps, sans réel fondement. On racontait qu’il ou elle aurait le pouvoir de transcender les prophéties des Nornes, d’altérer le cours du Ragnarök et de vaincre les dieux. Mais notre père avait prouvé des années auparavant, avec le meurtre de Baldr, que nul n’échappait à son destin, pas même lorsqu’il était béni par les dieux. Être l’Élu, c’était une chimère, un rêve fou pour quelques uns des miens, un espoir illusoire de pouvoir contrer une destinée écrite depuis longtemps.

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