Altkirch, le 25 avril 1589

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C’était sa première exécution et il n’était pas bien certain de vouloir y assister. Mais voilà, de par sa fonction de secrétaire public, il était obligé de transcrire tous les actes du jugement jusqu’à l’accomplissement de la sentence. Il gardait encore très vifs, dans sa mémoire, les cris de cette malheureuse femme qui leur parvenaient de la salle de torture mitoyenne de la salle d’audience. Il ne savait pas que l’on pouvait hurler à ce point sous la douleur. Certes, les faits de sorcellerie rapportés apparaissaient tous plus abominables les uns que les autres, mais elle en avait déjà, avoué beaucoup, et il ne comprenait pas cet acharnement. Le bailli Nussbaumer avait sans doute remarqué son trouble. Il avait posé la main sur son épaule.

— Je vois bien Johann que tout cela te perturbe. C’est normal, c’est ton premier procès, tu es encore jeune. J’ai promis à ton père que je t’aiderai de mon mieux, alors si tu as le moindre problème, tu dois te confier à moi. Tu as compris ?

— Oui, monsieur le bailli, avait-il répondu en maîtrisant sa voix.

Cette place de secrétaire public sur la seigneurie d’Altkirch, alors qu’il avait tout juste vingt ans, se révélait être une véritable chance. Il en était conscient. Grâce à l’influence de son père, il avait pu suivre l’enseignement d’un précepteur au château. Et son père avait encore œuvré pour lui obtenir ce statut prestigieux de secrétaire public. Passé la phase d’appréhension fort logique devant la gravité de la fonction, il s’y était plongé corps et âme et y avait trouvé un réel plaisir. Les réunions aux délibérés du conseil, les actes notariés ou les relevés de comptes du fief lui offraient l’occasion de se retrouver au cœur de l’activité de la communauté et de s’y sentir utile. Oui, tout cela se révéla fort gratifiant jusqu’à ce procès qui venait hanter ses nuits. Et maintenant, le pire restait sans doute à venir.

Du haut de l’estrade, il appréhendait toute l’esplanade du château gorgée de monde. À sa gauche trônait le bûcher minutieusement conçu pour être rapidement efficace. La base de petit bois, enduite de poix, s’enflammerait à coup sûr. Au centre un sinistre poteau attendait la condamnée.

La foule se pressait fébrilement pour savourer ce rare spectacle de la mise à mort d’une sorcière sur la place publique. Les enfants se battaient pour se placer aux premières loges, les parents se donnant beaucoup de mal pour les maîtriser. Johann remarqua, non loin de l’estrade, quelques témoins du procès. Tout d’abord ce Joseph Heinis qui l’avait accusé d’avoir empoisonné ses vaches. Il se tenait immobile, son visage de brute bornée impassible. Il n’avait jamais manifesté la moindre émotion tout le long du procès. À l’inverse, le couple Boeglen affichait une mine réjouie. Ils s’enserraient presque, alors que, soi-disant, la malheureuse Anne Weiss aurait usé de sortilèges pour séduire l’époux. Sa femme ne semblait pas du tout lui en porter grief !

Sire Georges Arscheid, le représentant du comte de Ferrette, et le bailli montèrent sur l’estrade. Ce dernier fit un geste amical à Johann. Le brouhaha s’apaisa rapidement et, très vite, un imposant silence se plaqua sur l’assemblée, seulement troublé par quelques protestations d’enfants. Le représentant du comte de Ferrette leva le bras.

Il fit signe à Johann qui lui apporta le document du jugement. Il le déroula et déclama devant la foule.

— Comparait devant vous, en ce jour du 25 avril de l’an 1589, la femme Weiss coupable de s’être soumise au malin et, par ce fait, de s’être commise dans des actes abjects de sorcellerie dont elle a avoué la grande majorité. Le jugement a été rendu le 11 avril de l’an 1589 qui condamne la femme Weiss à être brûlée.

Un frisson malsain parcourut l’auditoire tel un chien qui se hérisserait les poils de l’échine. Le représentant public leva de nouveau le bras.

— Qu’on amène la condamnée.

Un mouvement dans l’assistance accompagna le geste de sire Arscheid. Toutes les têtes se tournèrent vers la porte de la cour de la prison qui s’ouvrait. Un cordon de gardes armés en sortit et entreprit de dégager un passage dans la foule qui s’écarta promptement. Une rumeur s’éleva lorsqu’apparut une charrette tirée par deux bœufs. Il sembla, tout d’abord, à Johann que le chariot paraissait vide, mais il distingua ensuite une forme allongée au fond, enveloppée d’une simple robe de bure. Il comprit que la violence des tortures avait été telle que la pauvre femme ne pouvait plus se tenir debout. Ses pieds avaient été broyés dans le brodequin. La charrette stoppa au pied du bûcher. Deux hommes extirpèrent Anne Weiss de la charrette. Ils la portèrent jusque sur le haut de l’amoncellement de bûches. Ses jambes martyrisées traînaient derrière elle. Ils la soulevèrent pour l’attacher solidement. Incapable de se redresser, elle pendait comme un pantin de chiffon. Un prêtre s’approcha pour lui murmurer à l’oreille. Alors, elle releva la tête et Johann fut frappé par la détermination et la colère qui brûlaient au fond de ses yeux. Elle regarda la foule et cria.

— J’suis point coupable de tout ça. Je le jure devant le seigneur. Se je suis ici, c’est par la malvoisie des mauvais voysins.

Elle chercha dans l’attroupement. Sa voix résonnait étonnamment claire et perçait le silence qui avait saisi le public sidéré par sa vigueur. Elle trouva ce quel cherchait, du moins celui qu’elle cherchait.

— Toi le boiteux. Tot ce que tu veuls est mon pré et ma vache.

L’intéressé resta figé. Elle rechercha quelqu’un d’autre.

— Vous les Boeglin, c’est pour vous venger, hein c’est tout. Parc’que j’ai point voulu vous vendre de la farine de seigle.

Le couple sembla se recroqueviller pour se diluer dans la foule. La suppliciée releva la tête et s’adressa enfin à toutes les personnes présentes.

— Tout c’que veuls c’té mon moulin. Tout le village est contre moi. Je vous maudis tous, habitants de Durlinsbach, pour plusieurs générations.

Elle cracha. Le bailli fit signe au bourreau. Celui-ci s’approcha du poteau et rapidement passa un garrot au cou de la femme. Quelques secondes suffirent pour que la tête s’affaisse sur la poitrine. Une rumeur monta qui enfla jusqu’à devenir un grondement. Le bailli fit un nouveau signe et un garde avança une torche du bûcher qui s’enflamma violemment, entraînant un recul des curieux placés trop près.

Johann se sentait nauséeux, bouleversé par ce spectacle. Maintenant, les flammes dévoraient l’édifice. On ne distinguait plus qu’une vague forme au milieu du brasier. Un retour de vent apporta vers l’estrade, une écœurante odeur de chair brûlée. Il ferma les yeux. Il comprit que ces images allaient encore hanter ses nuits pour un long moment.

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