La recette

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Marzabotto, été 1976

Niccola se tenait derrière la grosse porte en bois qui séparait la cuisine du vestibule. Dehors, la chaleur accablante de cette matinée du mois d’aout faisait chanter les cigales et avait eu raison de Stimo, l’énorme chien de famille qui avait trouvé refuge sous le vieux figuier.

L’œil collé à la serrure, Niccola observait le ballet militaire de la brigade féminine qui s’affairait aux fourneaux. Rien ne semblait laissé au hasard et chacune jouait sa partition comme si la vie de l’orchestre en dépendait. Pas un homme dans la cuisine. En Emilie-Romagne, comme dans le reste de l’Italie, dans les années 70, les femmes étaient les seules admisses à pénétrer les lieux. Les hommes étaient renvoyés aux tâches moins nobles : couper les bûchettes pour alimenter le four à bois, descendre au village pour acheter chez le boucher les morceaux de viande nécessaires, jouer aux cartes en croquant à pleines dents une tartine de pain frottée à l’ail et baignée d’huile d’olive.

Les rôles semblaient parfaitement répartis entre les cinq femmes : Clara et Alba, respectivement la sœur et la cousine de Niccola avaient la charge de débiter les légumes en petits cubes : oignons, céleri et carottes. 300 grammes de chaque, parfaitement calibrés, qu’il fallait faire revenir dans un filet d’huile d’olive. Niccola percevait le crépitement des légumes dans le faitout et imaginait déjà la suite. Sa tante et sa mère, équipées d‘un tablier, malaxaient à la main les quatre viandes nécessaires à la recette : du veau, de la chair à saucisse, du bœuf et un fond de jambon cru. L’amalgame des chaires donnerait sa force au plat. Niccola en salivait. Sa Nonna, Eva, vêtue de noir depuis la perte de son mari, 15 ans plus tôt, dirigeait l’équipe d’une main de fer. Rien ne devait être laissé au hasard. Celle-ci ordonna à Elena, sa fille, d’incorporer la viande au mélange de légumes. 20 minutes de cuisson, pas moins, à feu vif, le temps de voir les premiers morceaux accrocher au fond du faitout et de caraméliser les premiers sucs. Le moment semblait suspendu lorsque Eva saisit la bouteille de vin rouge posée près de l‘évier, il était temps de déglacer l‘ensemble avec un demi-litre de vin. Le contact du liquide avec la viande chaude dégagea un épais nuage de fumée odorante dans toute la pièce. Le mélange des odeurs qui parvenait jusqu’à Niccola l’enivrait de plaisir. A 14 ans, il savait que c‘était pour lui le seul moyen de découvrir le goût du vin qui lui était interdit. Il lui faudrait patienter un an de plus avant d’avoir droit à un verre à table avec les adultes, il fallait donc profiter de chaque instant qui lui était offert.

C’est alors qu’une agitation le fit sortir de ses rêveries. Il perçu un certain affolement chez sa cousine. Celle-ci courait de droite et de gauche, ouvrait les placards, le réfrigérateur. Elle en était certaine, la marmite était là, à l’aube, quand elle est entrée dans la cuisine. Où pouvait-elle être passé ? L’effervescence gagnait les plus âgées. L’heure devenait grave, il fallait mouiller au plus vite la préparation sous peine de tout perdre. Il était hors de question pour Eva de ne pas proposer son plat ce midi. Nous étions dimanche et toute la famille était réunie pour le repas dominical. Niccola, Clara et Alba étaient arrivés 15 jours plus tôt chez la Nonna. Pour eux, c’était le moment tant attendu de la libération estivale. Se retrouver tous les trois dans la grande maison de la campagne bolognaise, à courir dans les herbes hautes, à fabriquer des cabanes de bois au fond du parc, à ramasser les escargots à la rosée du matin, ils en rêvaient toute l’année. Même si leur grand-mère vieillissait un peu plus tous les ans, elle se faisait une joie d’accueillir la petite tribu. Un véritable bain de jouvence disait-elle. Les parents les rejoignaient le week-end. Dès le vendredi soir pour Elena et son mari. Le samedi en début d’après-midi pour l’oncle et la tante de Niccola qui habitaient Parme.

C’est alors qu’un petit cri résonna dans la cuisine. Alba venait de remettre la main sur le bien le plus précieux de l’instant : la marmite contenant la passatta de tomates. Cette sauce tomate que l’on préparait d’une année sur l’autre avec les tomates fraiches du jardin était l’âme de la préparation. Rien n’était plus important que ces quelques centilitres d’or rouge dans lesquels des feuilles de basilic avaient passé la nuit à macérer. Après avoir baissé l’intensité du feu, Eva introduisit délicatement le breuvage rouge à la préparation de viande. 30 minutes de cuisson à feu très doux étaient nécessaires pour que les molécules de sauce tomate viennent se lier à celles de la viande. C’est de cette alliance que naissait le trésor gustatif tant espéré. Il était temps de passer à la préparation de la béchamel. Les avis divergeaient sur l’intégration, ou non, de la béchamel au plat. Pour les intégristes, il n’a jamais été question d‘introduire dans la recette cette “sauce“ venue de France ! A l’inverse, certains n’hésitaient pas à convoquer l’Histoire pour assurer que la béchamel, utilisée avec parcimonie, avait permis au plat de gagner ses lettres de noblesse et d’être considéré comme l’un des emblèmes de la cuisine italienne au même titre que la pizza. Eva avait tranché il y a bien longtemps. Pour elle, la béchamel permettait de rendre la préparation plus onctueuse et de flatter plus facilement les papilles. C’est à sa cadette, Antonia, qu’incombait la charge de réussir une béchamel parfaite.

Au bout des trente minutes et une fois la sauce blanche parfaitement liée, Eva s’empara d’un grand plat à gratin. L’assemblage commença. Niccola pouvait fermer les yeux, il connaissait par cœur l’enchainement des étapes. La veille, les feuilles de pâtes fraiches avaient été préparées au laminoir. Là encore, contrairement à ce que suggéraient les grands livres de cuisine, Eva aimait laisser sécher les feuilles toute une nuit. A l’aide d’une louche, elle répartit une fine couche de béchamel sur le fond du plat puis disposa quelques feuilles de pâtes. Dessus, elle vint répendre la bolognese. Elle recommença une fois, puis deux, jusqu’à obtenir un mille-feuilles salé et gourmand. Elle versa alors généreusement le reste de béchamel sur le plat.

Niccola était au comble de l’excitation. Il savait que son heure était venue. Il était le seul homme de la famille à pouvoir pénétrer la cuisine lorsque Eva lui en intimerait l’ordre. Son rôle était, à ses yeux, le plus important. Il venait ponctuer deux heures de dur labeur et consistait à râper de grands copeaux de parmesan qui viendraient recouvrir la béchamel avant d‘enfourner le plat. Il savait que ce serait la première image que les convives auraient du plat de lasagnes, il ne fallait pas les décevoir.

“Tu peux entrer Niccola” cria sa grand-mère à travers la porte.

Alors, Niccola poussa la grosse porte en bois pour la dernière fois de sa vie d’enfant. Il savait que l’été suivant, il n’aurait plus le droit de participer. Aussi, Il profita intensément du moment pour inscrire chaque instant dans sa mémoire d’adulte.

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