Le Gramophone

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La manière la plus profonde de sentir quelque chose est d'en souffrir.

Gustave Flaubert

Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, Grand-père a toujours été quelqu’un de taciturne. Médecin généraliste à la retraite, il vivait depuis plus de dix ans dans une grande maison située dans l’arrière-pays siennois, loin de l’agitation milanaise, ville où il exerça son métier pendant plus de trente ans. Sa retraite, il la vivait seul limitant au maximum ses contacts avec les habitants d’Asciano. Il avait acheté cette villa au sortir de la seconde guerre mondiale après avoir adopté maman. Depuis quelques années, sa vue baissait, obligeant maman à engager Marietta, une vieille fille du village, pour s’occuper de lui. Il n’avait jamais fait le moindre commentaire négatif sur Marietta, comme il ne faisait jamais de commentaire sur les personnes ou les choses qui l’entouraient.

Pourtant, ma sœur et moi adorions passer nos étés chez lui. Tous les ans, papa nous accompagnait, Mina, maman et moi, jusqu’à la gare centrale de Milan où nous prenions le train pour Sienne. De là, nous montions dans un car, direction Asciano. A l’arrivée, Marietta nous conduisait à la maison, au volant de la vieille Fiat rouge. Cette année-là ne fit pas exception.

La maison, située à l’écart du village, surplombait l’Ombrone depuis le sommet d’une petite butte. Un chemin sinueux bordé de cyprès élancés et majestueux conduisait à la bâtisse en pierre ocre pâle typique de l’architecture locale. De part et d’autre du sentier de gravier blanc, des champs de blé à perte de vue, dont la moisson récente avait laissé à la terre argileuse les stigmates d’une austérité envoûtante. Ce qui me fascinait le plus durant ce mois et demi de pure liberté, c’était les odeurs. A Milan où nous habitions, les odeurs de la ville se mélangeaient les unes aux autres dans un maelström malodorant. A Asciano, les parfums avaient le pouvoir de se dissocier. L’odeur de la terre après une averse orageuse, celle du vin qui coulait dans les grands verres le soir et dont nous, enfants, pouvions humer les effluves. Les senteurs du jasmin étoilé, enfin, qui embaumaient la cour dans laquelle trônait les vestiges d’un puits en pierre autour duquel ma sœur et moi passions des heures à courir.

Tous les jours, après un goûter roboratif composé de tartines de pain au miel et de citronnades bien fraîches, nous rejoignions Grand-père dans le salon. Là, pendant plus d’une heure, nous étions autorisés Mina et moi, à tour de rôle, à choisir les disques à sillons que nous passerions sur le vieux gramophone. Son emplacement dans le salon ne devait rien au hasard. Installé sur un meuble en bois à roulettes, il était disposé de manière à refléter les rayons de soleil de fin d’après-midi qui se frayaient un chemin à travers les volets mi-clos. Souvent, Grand-père fermait les yeux et s’assoupissait. Ce gramophone lui avait été offert par ses parents lors de son admission à la faculté de médecine de Milan. La musique avait toujours occupé une place importante dans la famille de Grand-père. Sa mère, notre arrière-grand-mère, avait même passé quelques années dans le chœur de la Scala de Milan comme soprano. Son mari avait appris le trombone mais s’était révélé être un piètre musicien, se contentant de devenir un mélomane averti. Grand-père ayant été élevé dans la musique, il avait décidé d’en faire une compagne de route. La seule que nous ayons jamais connue.

Ce jour-là, alors que Grand-père s’était assoupi au son de la voix de la Callas, Mina me tira par le bras et et me montra la clé du coffre qu’elle venait de trouver dans le tiroir du meuble du salon. Mina et moi étions jumeaux. Née quatre minutes avant moi, elle tenait son rôle d’aînée pour acquis et en profitait pour m’embarquer dans ses aventures souvent hasardeuses. Mon admiration pour son entrain et sa détermination me conduisait généralement à accepter de la suivre. Je ne cherchais pas à savoir comment elle avait récupéré cette clé. La voir au creux de sa main suffit à me motiver.

Il s’agissait d’un coffre en bois massif, austère, fermé par un cadenas argenté. Il semblait aussi vieux que la maison dans laquelle nous l’avions toujours connu. Grand-père nous avait interdit d’y toucher et maman ignorait ce qu’il pouvait renfermer. A treize ans, notre curiosité s’aiguisait. Il était temps de percer le secret du coffre en bois. Mina me tendit la clé et par un hochement de tête m’intima à l’ouvrir. Elle savait très bien y faire avec moi.

Les mains tremblantes, j’insérai la clé dans le cadenas et la tournai délicatement. Un petit bruit métallique indiqua son ouverture. La tête par-dessus mon épaule, Mina trépignait d’impatience. Grand-père, de son côté, s’était endormi. Prudemment, j’ouvrai le couvercle du coffre dont les charnières résistèrent. Nous n’avions aucune idée de ce que nous allions y trouver. L’air se faisait lourd, la Callas avait terminé son tour de chant et nous entendions les mouches tournoyer autour de nous. Je plongeai mes mains dans le coffre et à tâtons saisis un morceau de carton qui semblait être le seul objet présent. Il s’agissait d’une pochette de disque. Mina s’approcha de moi et lut, à voix basse, le titre inscrit sur la pochette en carton : « Valse lente de Fernand Halphen ». Nous n’avions jamais entendu parler de ce morceau et encore moins de son compositeur. Pourtant, la collection de disque de Grand-père couvrait une très large gamme de styles et de compositeurs, des plus connus aux plus confidentiels.

Mina m’arracha des mains le carton, sortit le disque dont le noir brillant reflétait son visage et l’installa sur le gramophone en lieu et place de Bellini. Trois tours de manivelle suffirent à tendre le ressort. A peine l’aiguille en contact avec le disque que les premiers craquements caractéristiques se firent entendre. La musique démarra aux accords d’un piano, rapidement rejoint par le violon. Les deux instruments entamèrent alors une valse d’une lenteur dont nous n’avions pas l’habitude, Grand-père privilégiant pour ces moments de découverte musicale les partitions rythmées. Après les premières mesures, piano et violon allèrent crescendo. Mina, à mes côtés, semblait interdite. Jamais nous n’avions entendu une telle beauté. Derrière nous, des larmes coulaient sur le visage de Grand-père. Les yeux fermés, la tête légèrement en arrière, posée contre le fauteuil, il paraissait vivre un moment extraordinaire. Ses lèvres bougeaient délicatement comme s’il fredonnait la mélodie de la valse où qu’il s’adressait à quelqu’un qui n’existait pas.

C’est alors que maman pénétra dans le salon. Elle avait compris, en entendant les accords de piano, que quelque chose d’inhabituel se jouait dans la pièce. Ce morceau de musique ne correspondait pas aux goûts musicaux de son père. Avant qu’elle n’ait ouvert la bouche pour nous demander ce que nous avions fait, Grand-père l’arrêta d’un geste brusque comme s’il avait senti sa présence avant nous.

- Laisse, ma fille. Laisse-moi profiter de cette valse jusqu’au bout.

- Mais papa …

Respectant la volonté de son père, maman s’assit sur l’accoudoir du fauteuil, un torchon à la main. Après presque trois minutes d’une profonde intensité, le temps restait suspendu à la longue note finale et plaintive du violon. Le silence redevint lourd et pesant. Ni Mina ni moi n’osions bouger. Pourquoi Grand-père ne nous avait jamais fait écouter ce disque ? Pourquoi l’avait-il gardé si longtemps caché dans ce coffre en bois ? Pourquoi pleurait-il, cet homme que rien ne pouvait ébranler ?

Maman non plus n’osait pas bouger. Elle regardait le sol, les mains crispées sur son torchon.

Grand-père brisa le silence.

Se tournant vers maman il prit la parole les yeux rougis par l’émotion.

« - Pendant toutes ces années je t’ai menti, je me suis menti. Je ne suis pas celui que je prétends être.

- Papa, qu’est-ce que tu racontes ? De quels mensonges parles-tu ? »

Blême, maman alla dans la cuisine remplir un verre d’eau qu’elle avala d’une seule gorgée. Elle revint dans le salon avec son verre et une carafe, saisit une chaise et s’assit près de Grand-père qui avait repris ses esprits. Mina et moi assistions à la scène sans réellement comprendre ce qui était en train de se passer. Lui, qui d’ordinaire était peu disert s’élança dans un monologue qui me parut interminable.

« J’ai eu soixante-dix ans cette année et ma santé décline. Ce secret me ronge, il me tue à petit feu. Cela fait plusieurs années que j’essaye de te parler mais quand tu es face à moi, les mots me manquent, le courage me fuit. Aujourd’hui, cette valse me rappelle celui que je suis, celui que j’ai toujours été. Je ne veux pas mourir sans m’être confessé. Je t’en prie, ne n’interromps pas. Tu auras tout le temps de me haïr plus tard. »

La tension monta d’un cran. Maman fixait son père d’un regard empli d’angoisse. Grand-père fit une pause, inspira profondément et reprit son récit.

« En 1936, lors d’une soirée organisée par mon ami Marco, étudiant en médecine comme moi, j’ai fait la rencontre d’une fille. Elle était étudiante en école d’infirmière. J’avais alors 27 ans et depuis quelques années je menais une vie quelque peu dissipée. Les études de médecine ont toujours été réputées pour leur camaraderie et la légère grivoiserie. Notre promotion n’échappait pas à la règle. Nous buvions, nous chantions. Souvent, nous finissions par nous bagarrer entre nous ou contre d’autres étudiants eux aussi éméchés. A mesure que la soirée se déroulait, mes amis médecins, sous le coup de l’alcool, montaient sur les tables, se prenaient par les épaules et entonnaient à tue-tête les chants patriotiques que nous avions appris chez les figli della lupa de l’Opera Nazionale Balilla. Bien entendu, j’étais également fier d’appartenir à cette Italie fasciste qui vantait le courage, la témérité ou le dévouement. Nous étions tous les giovannni fascisti chers à Mussolini. Ces soirées, souvent le jeudi soir, nous permettaient de nous évader de notre quotidien de jeunes garçons fascistes. Notre vie entière était normée par l’idéologie et conduite par le Duce, celui qui avait toujours raison1. Malgré notre âge, nous ne nous rendions pas vraiment compte que nous constituions à ce moment précis, une armée de réserve prête à mourir pour les idéaux fascistes.

J’étais arrivé à la soirée bien après les autres, ayant été retenu à la faculté par le chef de chœur dans lequel je chantais pour régler une histoire de contretemps qui le chagrinait. Je n’arrivais pas à me caler sur la partition et ma voix de baryton décontenançait le reste de mes compagnons qui à leur tour ralentissaient leur tempo. Nous avions un concert quelques semaines plus tard devant des membres du parti et la pression montait sur notre chef de chœur. Il m’avait déjà averti que si je ne corrigeais pas au plus vite ce défaut, il se verrait dans l’obligation de me retirer du chœur pour ce concert d’une très haute importance pour la faculté. Je travaillais dur pour réussir mais je n’arrivais pas à me départir de cette imperfection. J’avais toujours un demi-temps de retard, ce qui compliquait mes affaires. Ce soir-là, je n’étais pas d’humeur à la fête.

Je m’installai près de la table qui faisait office de bar et, un verre à la main, j’observai le manège des invités. Il était encore tôt tant est si bien que les médecins et les infirmières ne s’étaient toujours pas mêlés les uns aux autres ; cela n’allait pas durer. J’avais assez d’expérience pour savoir que peu d’entre nous repartiraient seuls. Des couples se formeraient, certains pour une nuit, d’autres pour une semaine. Rarement plus. C’est alors que Francesca s’approcha de moi. Francesca était la sœur de Marco, mon ami d’enfance. Nous étions inséparables depuis nos dix ans. Je la considérais comme la sœur que je n’avais jamais eue. Elle était accompagnée de cette fille qui n’était pas vraiment son amie. Elle faisait partie de la même promotion de l’école d’infirmière et Sara - c’était son prénom - avait été invitée pour la première fois chez Marco. Après de rapides présentations, Francesca s’éclipsa, prétextant je ne sais quoi, et nous nous retrouvâmes seuls. Je n’osais la regarder que du coin de l’œil pendant qu’elle me plantait ses grands yeux marrons comme deux banderilles dans le flanc d’un taureau agonisant. Nous étions seuls au centre de l’arène. Elle n’était pas très à l’aise au milieu de ce brouhaha alcoolisé aussi nous nous sommes réfugiés dans un bar face au Duomo. Nous avons passé une partie de la nuit à refaire le monde. Sara m’avouera, quelques mois plus tard, que dans ce bar au milieu de la nuit elle était tombée amoureuse d’un italien qui ne ressemblait à aucun autre.

Au début, nos rencontres étaient timides. Nous prenions un café ensemble à la sortie des cours, un cappuccino crémeux pour elle, un ristretto corsé pour moi. Nous discutions de tout et de rien. Elle me parlait de ses origines hongroises. De l’épopée de son Grand-père qui traversa les frontières, à la fin du siècle dernier, pour s’installer près de Bergame et devenir ouvrier agricole dans les vignes. Je saisissais la moindre occasion pour parler musique. Bergame me permettait de raconter des histoires, que j’improvisais, sur la vie de Donizetti ou Locatelli. J’étais intarissable. Souvent, elle me coupait poliment la parole pour reprendre le cours de son récit et nous riions à gorges déployées de mon manque de savoir vivre. Du côté maternel, sa famille avait toujours vécu à Venise où la vie n’avait pas été toujours très simple : juive, sa mère n’avait d’autres horizons que les canaux du Cannaregio. Jusqu’au jour où elle monta dans un train à la gare de Santa Lucia avec ses papiers d’identité pour seul bagage. Elle n’avait aucune idée de sa destination et se retrouva à Bologne. De là, elle prit un bus pour Bergame. Elle avait vaguement souvenir d’un oncle éloigné et sa femme qui y vivaient. Elle décida de tenter sa chance. A Bergame où elle fit la rencontre de celui qui allait devenir son mari puis le père de leur fille unique, Sara. Je sentais dans ses paroles un mélange de fierté et de douleur. Fière du parcours de ses parents et des sacrifices qu’ils avaient consentis pour lui offrir la possibilité de devenir ce dont elle rêvait depuis toute petite. S’occuper des autres, des faibles, des laissés pour compte était une façon pour elle de prendre une revanche sur ses origines. J’admirais cette force de caractère. Elle correspondait parfaitement aux valeurs qu’on m’avait inculquées depuis mon enfance : force, courage et persévérance. Pourtant, je me rendais compte que nous n’appartenions pas au même monde. Rien n’était acquis pour Sara, sa vie était un combat permanent dans cette Italie fasciste où elle ne pesait pas grand-chose.

Nous parlions de mon éducation et de mon attachement au fascisme. Elle ne comprenait pas comment un homme instruit comme je l’étais pouvait vénérer une idéologie basée sur la domination des forts sur les faibles. Je tentais tant bien que mal de brosser un portrait positif du fascisme. J’exaltais la jeunesse, mettais en avant son caractère pur et appuyais sur les faiblesses de la démocratie. Je me servais de sa propre expérience pour renforcer mes arguments : n’avaient-ils pas lutté, elle et les siens, pour devenir ce qu’ils étaient ? N’était-ce pas dans ce combat permanent pour la liberté qu’ils s’étaient réalisés, qu’ils étaient devenus plus forts ? Je cherchais à lui prouver que le fascisme n’était pas une doctrine du rejet mais qu’au contraire, derrière un Etat puissant, chacune et chacun pouvait se réaliser en tant qu’Homme. Nous passions des nuits entières à argumenter, à nous disputer gentiment pour finir par faire l’amour jusqu’au petit matin avant de filer, épuisés, à l’université pour y suivre nos cours.

Nous ne cessions de nous rapprocher. La musique prenait une place de plus en plus importante dans notre vie. Nous faisions tourner les disques sur mon gramophone. Notre vie était rythmée par les opéras de Bellini ou de Verdi, par les symphonies de Beethoven, de Wagner et de Mahler et par les notes délicates d’un Vivaldi ou du Clair de Lune de Debussy. Nous aimions par-dessus tout danser à deux, à la lueur des bougies dans l’appartement, au son des valses. Nous tournions à n’en plus finir, enivrés de tempo à trois temps, à cinq temps, à huit temps. Un jour, alors que je travaillais à l’appartement, elle se présenta, une petite valise à la main, me déclarant qu’elle avait décidé de venir s’installer dans mon appartement, bien plus spacieux que le petit studio que ses parents étaient en mesure de lui offrir. Elle était encore plus rayonnante qu’à son habitude. Au milieu de quelques vêtements, elle sortit de sa valise une pochette de disque sur laquelle figurait, sous le titre « Le réveil du faune de Fernand Halphen », la photographie d’un homme au regard perçant. Je connaissais Halphen pour ses œuvres symphoniques et sa musique militaire mais j’ignorais qu’il avait également composé un ballet. Sara installa le disque sous l’aiguille du gramophone, choisit une piste, la dernière, me tira par le bras et doucement, au pas délicat du piano, nous nous mîmes à tourner, légers et graves à la fois. Nous étions comme envoûtés par le son du violon, nos mouvements cadencés par les notes de piano. Je n’avais jamais entendu une telle musique. Le rythme lent de la valse et ses mesures répétitives nous faisaient entrer dans une forme de transe extatique.

Sans nous en rendre compte, notre vie intime prenait le pas sur notre vie sociale. Je voyais de moins en moins mes amis en dehors des cours à la faculté et je sentais, parfois, au détour d’un mot ou d’une remarque, qu’ils désapprouvaient cette relation. Ils me reprochaient de ne plus être investi comme j’avais pu l’être quelques mois plus tôt. Un jour alors que descendais les marches du hall d’accueil de la faculté, je surpris deux de mes camarades distribuant des exemplaires du journal Il Regime fascista consacrée à la publication du livre d’un certain Paolo Orano Gli, ebrei in Italia, critiquant la tiédeur des juifs italiens pour le grand projet fasciste. Je tombais des nues. Jusqu’ici, le fascisme dans lequel je croyais ne proclamait-il pas que l’antisémitisme n’existait pas en Italie ? Troublé par ma lecture du journal que j’avais finalement acheté, je rentrais à l’appartement chancelant. J’y trouvais une Sara resplendissante qui s’inquiéta de mon état. Je n’osais lui avouer les raisons de mes émotions, prétextant un léger mal de tête. Pourtant, je ne cessais, des heures durant, de tourner ces idées dans tous les sens. Je me remémorais les mots du Duce, en 1929, lors du Concordat avec le Vatican : « Les Juifs ont habité Rome depuis le temps des Rois, peut-être que ce sont eux qui ont fourni des vêtements après le viol des Sabines. Ils resteront ici en paix.» Les semaines passant, le nombre de journaux titrant sur le « problème juif » ne cessa d’augmenter. Sara semblait de plus en plus inquiète de la tournure que prenait l’idéologie fasciste.

De mon côté, mes certitudes vacillaient. J’avais toujours considéré les juifs italiens comme des citoyens à part entière. Il y avait bon nombre de juifs dans le Parti, j’en connaissais même deux particulièrement engagés dans l’idéologie fasciste. Je me souvenais également que parmi les fondateurs du mouvement fasciste à Milan en mars 1919 certains étaient de confession juive. Je ne comprenais plus rien. Il est vrai que depuis quelques mois, je m’étais éloigné de la section fasciste milanaise. Ma rencontre avec Sara et notre idylle naissante m’avaient enveloppé dans un cocon, m’éloignant des réalités du monde qui m’entourait. A plusieurs reprises pendant ces semaines, je me suis rendu à des réunions informelles fascistes, souvent dans un café près de l’Université. Le ton avait changé. Les harangues étaient plus violentes et ceux qui prenaient la parole n’hésitaient plus à mettre les juifs et les éthiopiens dans le même panier. La politique coloniale fasciste battait son plein en Abyssinie. L’objectif était clair : montrer à la face du monde que le peuple italien n’était pas composé de braves gens mais qu’il représentait l’incarnation du mâle dominateur et impitoyable. L’homme nouveau était en marche. Dans le pays, on retrouvait ces discours dans les pamphlets et les journaux radicaux. Racisme et antisémitisme devenaient, de concert, les deux facettes d’une seule et même pièce fasciste. Ce discours du renouveau de la race italienne résonnait en moi. Il faisait rejaillir des idéaux que j’avais enfouis dans ma mémoire. C’est à ce moment-là que Marco me recontacta et m’invita à venir participer à des réunions informelles chez lui.

Grand-père fit une pause. La bouche sèche, il demanda à Mina un peu d’eau qu’elle s’empressa de lui servir. Je restais figé et regardais discrètement maman qui n’avait pas bougé depuis le début de l’histoire. Elle se tenait assise comme si son corps allait lâcher sous le poids des révélations. Ses mains étaient agrippées aux accoudoirs de la chaise. Jamais Grand-père ne s’était confié comme cela auparavant. Jamais, nous dira-t-elle plus tard, il ne lui avait parlé de sa vie avant la guerre, de son adhésion au fascisme. Elle savait qu’il n’avait pas servi dans l’armée - sans en connaître les raisons, qu’il l’avait adoptée en 1946, elle, petite orpheline juive dont les parents avaient disparu sans laisser la moindre trace. Elle n’essayera jamais d’en savoir plus sur eux, se contentant de l’histoire racontée par son père. Elle vénérait ce père qui l’avait recueillie alors qu’elle vivait dans une famille de paysans, ici, à Asciano. Elle se souvient des visites de cet homme grand, beau et fort qui était toujours très bien habillé et qui la gâtait de cadeaux. Elle vénérait ce père qui l’avait élevée seul alors que son métier l’occupait énormément. Cet homme qui lui avait inculqué les valeurs de courage, d’humanité et de solidarité qui avait fait d’elle ce qu’elle était aujourd’hui : une femme heureuse et accomplie, mère de deux enfants, qui exerçait l’un des plus beaux métiers du monde, celui de sage-femme. Son père constituait pour elle les fondations sur lesquelles elle avait pu construire sa vie. Souvent, le soir assise sur le bord de l’un de nos lits, elle nous racontait des histoires dans lesquelles un héros récurrent, une sorte de farfadet, veillait sur les autres personnages. Le portrait qu’elle faisait de ce petit être bienveillant me faisait souvent penser à Grand-père, ce qu’elle refusait toujours de m’avouer en esquissant un petit sourire.

Après deux grands verres d’eau fraîche, Grand-père reprit son histoire.

« Ces rendez-vous chez Marco se multiplièrent puis se transformèrent rapidement en participation à des réunions publiques. A nouveau, comme au temps de lycée, je rédigeais des tracts de propagande. Je renouais avec le fascisme, j’en étais exalté. Mais à mesure que mon enthousiasme grandissait, je sentais en moi monter un vent de panique. Comment gérer ma relation avec Sara dans ce contexte nouveau ? Comment assumer cette liaison qui m’apparaissait de plus en plus problématique ? Si j’aimais encore Sara, la quitter devenait toutefois inéluctable. Deux événements précipitèrent les choses. L’été 1938 marqua un véritable tournant dans la vie des Italiens. Après la publication du Manifesto della Razza dans la nouvelle revue fasciste La difesa della Razza, Mussolini promulgua les lois et décrets antijuifs réduisant drastiquement les libertés des Italiens de confession juive menant à leur exclusion pure et simple de la vie quotidienne du pays. Racisme, antisémitisme et fascisme se rejoignaient pour la première fois. Le recensement des juifs commença dans toute l’Italie conduisant à leur éviction des différents corps administratifs. Les enfants juifs étaient séparés de leurs camarades de classe, les juifs naturalisés après 1919 se voyaient déchus de leur nationalité italienne et contraints à l’exil. En moins de six mois, la question juive était en passe d’être réglée par Mussolini. Les Italiens venaient d’être promus par le Duce au rang de race aryenne, les juifs recevant, eux, le sombre titre de race inférieure. Il était évident que Sara allait devoir se faire recenser ce qui ne faciliterait pas notre relation.

Le deuxième événement intervint en septembre de la même année. Alors que j’étais en service à l’hôpital, la secrétaire de l’étage vint me chercher dans la chambre d’un jeune patient dont nous venions d’amputer le bras gauche broyé par une machine agricole.

- Docteur ! Docteur ! Une jeune femme est à l’accueil et vous réclame ! Elle dit que c’est urgent !

- Merci Catarina, mais a-t-elle laissé un nom ? Une raison de cette urgence ?

- Non, me souffla la secrétaire entre deux respirations. Je sais juste qu’elle s’appelle Sara et que vous comprendriez à l’évocation de son prénom.

Craignant qu’un malheur soit arrivé je me précipitais à la rencontre de Sara que je trouvais assise dans un fauteuil les yeux brillants, le visage radieux.

- Mon chéri, cria-t-elle se précipitant vers moi, c’est un grand jour ! Assieds-toi et tiens-toi bien. Je suis enceinte ! Tu vas être papa !

Ses mots me glacèrent le sang. J’allais être père. Père d’un petit bébé juif. Père fasciste d’un bébé né d’une mère juive. La tête me tournait. Évidemment, si cette grossesse était arrivée quelques années plus tôt, j’aurais été le plus heureux des hommes. Mais à ce moment-là, à cet endroit-là, alors que les lois raciales venaient à peine d’entrer en vigueur, j’allais devenir le père d’un enfant juif. J’essayais tant bien que mal de faire bonne figure devant Sara. Durant des semaines, à mesure que son ventre s’arrondissait, j’élaborais des plans pour me sortir de cette affaire. Une enquête serait forcément menée par les services administratifs pour déterminer si l’enfant était de race aryenne et rechercher la trace de son père. Si ce n’était l’administration, il y avait de fortes chances qu’une lettre anonyme arrive sur le bureau du chef de la police dénonçant l’union entre un homme italien, qui plus est un sympathisant fasciste, et une femme juive. La délation était devenue un sport très populaire depuis l’édiction des lois raciales. Il n’était pas une journée sans arrestation sur la seule base d’une lettre envoyée par un voisin irascible, un collègue jaloux ou un commerçant mal luné. Je restais au travail de plus en plus tard, allongeant mes temps de garde au maximum. J’avais le sentiment que l’hôpital me protégeait, que la blouse blanche que je portais la journée faisait de moi quelqu’un au-dessus de tout soupçon. Dès que je mettais le pied dehors, je me sentais à nouveau vulnérable. La peur avait pris le pouvoir. J’étais de plus en plus seul, incapable de me confier à Sara. De son côté, les dernières décisions politiques l’inquiétaient de plus en plus. Elle sentait l’étau fasciste se resserrait autour d’elle mais elle était incapable de réagir se concentrant sur sa future maternité.

Un soir de janvier 1939, je marchais en direction de chez moi sous une neige drue, la tête dans les épaules et les mains dans les poches. La journée avait été compliquée à l’hôpital et mon esprit était las. Alors que je passais devant Da Angelo j’entendis une voix me héler. Je reconnus aussitôt le timbre puissant de Marco. Fruit du hasard ou non, cette rencontre allait accélérer mes plans. A l’abri du froid, devant un café bien chaud, j’expliquais en détail la situation à mon ami qui en saisit rapidement la gravité. A mesure que je lui exposais les faits, il opinait du chef et prenait des notes sur un petit carnet noir qui regorgeait de dessins, de feuilles déchirées et de slogans fascisants. Après vingt minutes, il me posa une question, une seule question, autour de laquelle je tournais depuis des jours sans jamais oser me la poser.

- Qui veux-tu sauver ?

La question tomba comme un couperet. Je sentais sa lame pénétrer mes chairs, déchirer mes os. Marco me mettait face à mes responsabilités. J’étais le seul à pouvoir répondre à cette interrogation. De ma réponse dépendait le cours de mon existence à venir. »

La voix de Grand-père chancelait, ses yeux étaient rougis et gonflés de chagrin. A mesure qu’il avait déroulé son histoire, il donnait le sentiment de vieillir, son corps se rabougrissant comme une fleur fanée dans son vase. La honte l’accablait. A côté de lui, maman, qui s’était assise sur l’accoudoir de son fauteuil paraissait le dominer. Elle n’avait pas arrêté de le fixer, immobile, tel un roc dans la tempête. Cette inversion des rôles m’impressionna.

« Après quelques nuits de réflexion, ma décision était prise. Je ne pouvais plus assumer ma liaison avec Sara au risque d’être arrêté et poursuivi. Je ne voulais pas finir ma vie en prison ou pire fusillé pour trahison. Il fallait maintenant trouver les moyens de quitter Sara. Mais le courage me manquait. J’avais besoin d’aide. Je recontactai alors Marco à qui j’expliquais que ma décision était prise. Le son de sa voix au téléphone trahissait son soulagement. Selon lui, j’avais pris la seule décision raisonnable. C’est alors qu’il m’exposa le plan auquel il pensait depuis notre entrevue au bar. Si j’étais prêt à le suivre, il avait une solution. Encore une fois, je remettais mon destin entre ses mains. Dans un premier temps, il fallait que je réinstalle Sara dans son appartement et que je réduise mes contacts avec elle. Je devais faire profil bas et éliminer tout risque de délation. J’utilisais mon travail de plus en plus prenant à l’hôpital pour convaincre Sara. Sans être particulièrement enthousiaste, elle accepta ma décision. Elle comprit que si nous étions dénoncés, nous risquerions de finir en prison.

En parallèle, Marco qui travaillait dans une clinique privée au Nord de Milan activa ses réseaux fascistes et collaborationnistes : l’objectif était de faire accoucher Sara sous X, lui retirer le bébé en invoquant des problèmes de santé pour le confier à un orphelinat de confiance. Là encore, à force d’arguments, je réussis à la convaincre qu’il était plus prudent pour elle d’accoucher sous X pour éviter que son bébé lui soit retiré. Elle se résigna à cette perspective, à contre cœur naturellement. Une connaissance de Marco trouva une clinique dans laquelle le médecin accoucheur était un activiste fasciste qui accepta sans aucun problème le stratagème pour retirer le bébé à Sara. Il connaissait, par ailleurs, un orphelinat dont le directeur avait autorisé l’accueil temporaire du bébé s’il était rapidement placé dans une famille d’accueil. »

A ces mots, maman lâcha le verre qu’elle tenait à la main qui vint se fracasser sur le sol en pierre. Le choc n’ébranla pas Grand-père qui poursuivit.

« De mon côté, je commençais à faire le deuil de mon ancienne vie. J’avais perdu plusieurs kilos. Je m’isolais de plus en plus, m’enfonçant dans une routine quotidienne qui me permettait de ne pas cogiter. Le terme de la grossesse approchait à grand pas. Je n’avais revu Sara qu’épisodiquement depuis plusieurs semaines, suffisamment pour qu’elle ne s’inquiète pas outre mesure de mon absence en cette période compliquée pour elle. Je savais qu’elle avait fait appel à ses parents pour la soutenir tant psychologiquement qu’économiquement malgré leurs très faibles ressources. Marco s’activait pour que tout se déroule sans heurt. J’avais été chargé de trouver une famille d’accueil pour le bébé car le directeur de l’orphelinat ne voulait pas s’encombrer d’un petit juif. Je suis entré en contact avec une famille toscane avec laquelle ma mère avait eu des liens très forts dans sa jeunesse et qui vivait ici à Asciano. Leur fille qui devait avoir 19 ans allait mettre au monde un petit bébé et contre dédommagement accepta de devenir sa nourrice. Il ne restait plus qu’à attendre l’accouchement. »

- Mais tu es un monstre ! hurla maman. Tu as abandonné cette femme ! Pendant toutes ces années, tu t’es fait passer pour celui qui a sauvé la petite fille juive de la déportation ! Tu es une ordure papa ! Je comprends pourquoi quand je te posais des questions sur ma famille biologique tu esquivais en prétextant qu’il fallait oublier ces heures sombres. Je comprends pourquoi lorsque les gens honoraient ton comportement, tu jouais les modestes. Tu avais du sang sur les mains, le sang de la mère de ton enfant.

- Je … je suis désolé, marmonna-t-il, la voix à peine audible.

- Je me souviens lorsque les Romanetti m’annonçaient la venue du Monsieur de Milan comme je t’appelais, je mettais ma plus belle robe. Au printemps, j’allais au jardin cueillir des marguerites pour mettre dans mes cheveux car un jour tu m’avais dit que c’était tes fleurs préférées. J’aurais tout fait pour te plaire. Tu m’impressionnais : tu étais grand et fort mais très doux avec moi. Je rêvais d’être ta fille, de porter ton nom … jusqu’au jour où tu es venu avec une belle voiture nous annoncer la grande nouvelle ! Tu avais obtenu le droit de devenir mon père ! Tu me couvrais de cadeaux… Pour racheter tes fautes, c’est tout ! Tu culpabilisais d’avoir trahi ta femme …

- Nous n’étions pas mariés …

- Oh ! ne joue pas sur les mots, s’il te plait. Que s’est-il passé pour elle après l’accouchement ? Ton soi-disant ami Marco s’est occupé de lui trouver une place dans un train direction San Dalmazzo ou pire Auschwitz ? Réponds-moi ! Qu’est devenue maman ? »

Maman. Elle prononça ce mot pour la première fois de sa vie. Mina et moi nous la regardions en silence, commençant à reconstituer les morceaux du puzzle.

« - Répond-moi ! reprit-elle plus fort.

- Je … je ne sais pas … je ne sais pas ce qu’elle est devenue … j’ai perdu sa trace en 1943, en septembre 1943 quand les Allemands ont pris le contrôle du Nord du pays. J’imagine que ça ne s’est pas bien passé pour elle. J’ai tellement honte ! Si tu savais comme j’ai honte. Depuis plus de trente ans, je vis avec ce secret au fond de moi. Tous les matins quand je me lève et que je me regarde dans le miroir de la salle de bain je me dégoute. Si je pouvais, je remonterais le cours de l’histoire pour changer les choses …

- Arrête ton cinéma ! Je ne crois pas en la rédemption des gens comme toi. Tu es un être vil. Tu as participé à ton échelle au massacre de millions d’innocents. Tu te rends compte ? Tu es un assassin doublé d’un fasciste antisémite ! Quelle image mes enfants garderont-ils de toi ? Tu auras beau essayer de réparer tes erreurs, rien ne pourra faire revenir ma mère. Si tu n’étais pas si près de la mort, j’irais au commissariat dénoncer tes crimes … mais je ne suis pas comme toi. »

Le silence se fit. Grand-père pleurait, misérable dans son fauteuil.

« - Ce soir, nous partirons. Je vais appeler Francesco pour qu’il vienne nous chercher. Tu n’auras plus de nouvelles de ma part. Ne cherche pas à me joindre, ne t’avise pas de t’approcher des enfants. Tu n’existes plus pour moi, tu n’existes plus pour nous. »

Ces mots étaient lourds de sens. Maman qui n’avait jamais connu sa mère était en train de tirer un trait définitif sur son père. Nous ne le savions pas à ce moment-là mais se furent les derniers mots qu’elle lui adressa. Quelques mois plus tard, nous reçûmes un coup de téléphone un soir d’hiver. Marietta nous annonça que Grand-père avait été retrouvé mort au bas des escaliers de pierre devant la maison. Un accident selon la police. Mais maman, Mina et moi savions qu’une fois de plus Grand-père avait eu la lâcheté de ne pas assumer ses actes. L’histoire ne faisait que se répéter.

1 «Il duce ha sempre raggione» était l’un des slogans du fascisme les plus rabâchés notamment par la foule qui venait assister aux harangues de Mussolini.

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