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[ATTENTION CERTAINES SCENES PEUVENT HEURTER LA SENSIBILITE DES PLUS SENSIBLES]

« Alors, tu vas finir par répondre, bordel ?! »

Il orienta l’ampoule de la lampe vers le visage de l’Autre. Avachi sur une chaise, au milieu de la pièce, l’Autre avait les mains menottées dans le dos. Un filet de bave mélangé à du sang coulait de sa bouche et venait tâcher le semblant de chemise qu’il portait. Ses yeux tuméfiés l’empêchaient de voir clairement ce qui était en train de se jouer dans cette pièce du sous-sol d’un commissariat de police.

Que lui reprochait-on au juste ?

Il ne le savait pas vraiment. Un collègue avait apporté un nouveau dossier – le troisième de la journée – en milieu d’après-midi avec comme seule consigne de le faire cracher.

Faire cracher, ça il savait faire. Donner des coups aussi, sa spécialité depuis maintenant deux ans. Depuis qu’il avait rejoint l’équipe spéciale chargée des interrogatoires, la bien nommée SAC. A 38 ans ça avait été une sacrée promotion. Partir pour l’Algérie, c’était comme une forme de revanche pour lui.

Il revint à la charge, sans préavis. Il fouetta d’un coup de pied la chaise qui renversa l’Autre. Les mains entravées dans le dos empêchèrent ce dernier de se protéger et sa tête vint heurter le sol violemment. Un bourdonnement sourd s’amplifia alors dans la pièce, lui procurant un frisson d’excitation.

« Tu vas répondre sale melon ! »

Un de ses collègues, un homme de petite taille, le front haut et les yeux de fouine, releva l’Autre et le réinstalla au milieu de la pièce. Eclairée par un néon et par cette lampe particulièrement puissante, elle n’était pas plus large que longue. 10 mètres carrés à tout casser. Suffisant pour faire parler cette vermine qui pensait pouvoir, un jour, être libre. Les deux premiers dossiers n’avaient pas été très fructueux. L’équipe avait réussi à tirer quelques informations du premier interrogatoire, l’emplacement d’une cache d’armes près du port. Du second, rien. Pourtant l’interrogatoire avait été musclé. Mais la triture n’avait pas fonctionné. Le pauvre homme n’avait pas survécu aux sévices : l’étranglement final lui avait été fatal.

« Tu veux finir comme ton collègue, dont la veuve, à l’heure qu’il est, doit avoir compris qu’elle ne le reverrait jamais ? »

Faire disparaitre les corps n’était plus de son ressort. Lui, il se contentait de frapper. Il avait même érigé ce geste en une forme d’art à part entière et il avait un réel talent. Parfois, il repensait avec émotion à cet oncle boucher d’avant la guerre qui débitait les côtes de porc à la chaine et dont il admirait le coup sec et franc qui ne laissait jamais place à l’hésitation. « Tu vois petit, le client est satisfait lorsque le travail est bien fait. Garde toujours avec toi ce conseil, il te servira un jour ».

Son client à lui, c’était l’Etat français. Il ne travaillait pas pour son compte mais avait une haute estime de sa mission. Il faut dire qu’il en avait bavé pour arriver là. Des années de travail acharné, d’abord comme brigadier dans un commissariat au sortir de la guerre. A 26 ans, il avait compris qu’après des années dans la semi-clandestinité où il avait eu maille à partir avec les collabos, il lui fallait un cadre hiérarchique et autoritaire. L’armée ? Très peu pour lui, trop de défiance envers le politique. Rapidement, il monta les échelons, à force de travail, d’abnégation et, il fallait bien l’avouer, avec un culot qui parfois lui avait joué quelques tours. Car oui, il aimait plus que tout flatter sa hiérarchie. Il avait très vite compris qu’il pourrait jouer de son charme naturel, de son bagout et de son goût pour la flagornerie pour progresser. Il faisait son miel des petites bassesses et de la suffisance de ses supérieurs pour progresser. C’était ce qui lui avait permis de se rapprocher du pouvoir politique et notamment de Sanguinetti, qui l'avait alors recruté alors pour l’envoyer très rapidement sur le terrain, à Alger. Et c’est à Alger que depuis lors, il faisait briller son talent.

« Crache ta soupe ! Tu veux que je repose la question ? T’as pas bien compris ? »

Il ne laissa pas le temps à l’Autre d’ouvrir la bouche qu’il lui asséna une claque d’une rare violence. Le bruit fut tel que la lumière de la lampe posée sur la petite table vacilla. Un cri raisonna alors dans la pièce, accompagné du vol de deux incisives ensanglantées.

« Tu croqueras plus dans ton putain de mouton comme ça »

L’Autre pleurait dorénavant. Il avait été digne jusqu’à présent. Il s’était pissé dessus bien évidemment, comme tous les autres avant lui. Mais il avait gardé la tête haute. Et ça, ça lui plaisait. Il n’aimait pas les mauviettes. Il en avait rencontrées pas mal depuis qu’il était arrivé en Algérie. Comment ne pas se souvenir de ce grand gaillard, fier comme Artaban, qui était arrivé le regard hautain et plein de morgue. Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour le faire craquer. Le temps de retrousser les manches de sa chemise et le couillon lui avait déballé l’intégralité du plan en chialant comme un gosse. Lui aussi s’était pissé dessus. Au suivant !

L’Autre était donc assis, sur cette chaise, défiguré, édenté mais vivant. Il n’avait toujours pas révélé son putain de secret, il fallait passer à la vitesse supérieure. Dehors, la nuit tombait, il en était convaincu. Il était facile de perdre toute notion temporelle dans cette pièce sans fenêtre. Pourtant, à force de travail, il était devenu capable d’évaluer le temps qui passe en écoutant son corps. Et en ce moment, son corps lui disait que la nuit était proche, qu’il fallait en finir.

« Allez mon grand, assez rigolé. Tu craches ou t’y passes »

L’Autre semblait ne pas comprendre ce qu’on lui voulait. Il marmonnait des mots en Arabe qu’aucun de ses tortionnaires ne parvenait à entendre.

« Parle plus fort bordel ! Alors c’est qui ? »

Il sentait qu’il pourrait arriver à ses fins mais pour cela, il lui fallait opter pour une solution radicale. Il aurait pu choisir de lui arracher les ongles, de lui couper un morceau de langue ou comme il aimait à le faire, demander à son collègue de crever les yeux. Mais il voulait rentrer chez lui, aller dormir, car il savait que demain, comme hier, il recommencerait. Il lui fallait du repos pour garder les idées claires. Mine de rien, torturer nécessitait de la concentration, fallait pas croire !

« Bon ça suffit, on l’installe sur la chaise et on lui fait rencontrer Gégène »

Ils installèrent l’Autre sur une chaise électrique reliée à une dynamo. Il fallait être subtil maintenant. L’objectif était de faire souffrir progressivement l’Autre au point qu’il finisse par révéler son secret. Il fut mis à nu, une électrode branchée sur une oreille, l’autre sur son sexe flasque. Il tourna la molette au minimum histoire de lui faire comprendre ce qu’il allait endurer. A peine les premières décharges délivrées que les pupilles du bourreau se dilatèrent et qu’un rictus de plaisir apparut sur ses lèvres. On allait assister au clou final, un véritable feu d’artifice digne d’un 14 juillet à Paris. Pas de bal des pompiers pour animer la soirée, pas de flonflons ni de jupes trop courtes qui virevoltent au son de l’accordéon. Lui, sa came, c’était de voir souffrir les autres, et la Gégène y’avait pas mieux. Et l’anonymat d’Alger à 2000 kilomètres de Paris était parfait pour ça.

Il tourna un peu plus la manette pour passer à 90 volts. La tension dans l’air était palpable. Ses collègues commençaient à sacrément transpirer. L’odeur devint plus âcre encore, la pisse mêlée au sang, à la transpiration et dorénavant à cette odeur de cochon brulé. L’Autre serrait les dents au point de faire saigner ses gencives. Ses ongles s’enfonçaient dans les accoudoirs en bois de la chaise et eux aussi commençaient à saigner. Mais il ne lâchait pas le morceau. Combien de volts faudrait-il lui foutre dans le corps pour qu’il révèle qui avait commis ce putain d’attentat contre la caserne militaire ?

Il commençait à perdre patience. Son excitation s’était transformée en exaspération et ce qui constituait au départ un jeu lui devint insupportable. Son corps commençait à se raidir, des douleurs apparaissaient dans ses articulations et dans les muscles de ses bras. “Pourquoi ce con m’inflige-t-il ça ?” se disait-il à lui-même. C’était toujours le même scénario avec cette gégène. D’abord, ils prennent conscience de la douleur. Puis ils résistent, ils prennent sur eux. La gégène avait eu raison de quelques-uns mais dans leur grande majorité, ils le provoquaient. Cette provocation avait le don de l’énerver, de lui faire prendre des mauvaises décisions. Il n’avait jamais été bon lorsqu’il fallait choisir sur le moment. A gauche ? A droite ? A chaque fois, le mauvais choix. A l'inverse, quand il pouvait peser le pour et le contre, il n’y avait pas meilleur que lui. Et ce con qui résiste encore. 105 volts. Çà et là, des lambeaux de peau commençaient à fumer, preuve que le bicot n’avait pas encore atteint le seuil de douleur d'électrisation, comme il était décrit dans le Manuel de l’Officier de Renseignement. Il fallait qu’il parle ! C’en était trop.

Il ferma les yeux, respira profondément afin d’oxygéner son cerveau une dernière fois. C’est alors que, lucide et conscient de ses actes, il tourna la molette pour la porter à 125 volts. Il savait qu’il ne laisserait plus aucune chance à l’Autre de s’en sortir vivant. Il savait également que sa journée s’achèverait sur un échec. Mais il fallait qu’il en termine, une fois pour toute. La décharge électrique fut telle que les cheveux de l’homme s’enflammèrent instantanément. Sa peau craquela sous l’effet de la chaleur et ses yeux se révulsèrent une dernière fois. Un cri traversa alors les corps des quatre barbouzes qui, à l’unisson, s’affalèrent sur leurs chaises.

Le calme revint instantanément. Après quelques minutes d’un silence pesant, ils dégagèrent le corps encore brûlant et le livrèrent aux fossoyeurs. Il resta seul dans la salle d’interrogatoire. Il savait qu’il avait échoué. Qu’il allait devoir une fois de plus rendre des comptes à ses supérieurs hiérarchiques qui n’appréciaient guère que des autochtones meurent sans fournir d’informations stratégiques. Il fixa longuement la chaise vide qui baignait au milieu d’une mare de sang. Il fallait qu’il rentre chez lui maintenant. Il se leva, tourna les talons et sortit de la pièce. Il éteignit le néon, se retourna une dernière fois vers la pièce vide et expira un long souffle plaintif. Il savait que dès demain, il devrait recommencer.

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