Quelques jours avec eux - 10

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J’avais 37 ans et je pensais à l’anniversaire de Damien, le jour de ses 10 ans. C’était ce jour-là que notre mère s’était suicidée. Ce jour-là et pas un autre. Même si ce n’était pas sa première tentative, même si elle devait être tellement mal dans sa peau que ces considérations de dates ne lui avaient sûrement pas traversé l’esprit, je n’avais pas pu m’empêcher d’y voir un message. Elle avait marqué ce jour d’une croix noire. Mais pourquoi ce jour-là ? Pourquoi l’anniversaire de Damien ? Il avait été son premier petit-fils, il avait fait d’elle une grand-mère à 45 ans. Il était né alors que Martine et moi étions déjà séparés. Elle l’avait gardée lorsque je l’avais le week-end. À l’époque, j’étais revenu quelques temps chez mes parents, histoire de respirer un peu. Il y avait eu entre elle et lui un lien qu’elle n’avait pas pu créer avec Gabriel ou Thomas. Alors pourquoi ce jour ? Pour me blesser ? Pour me dire que j’avais raison de croire que j’y étais pour quelque chose dans ce suicide ? Que je lui avais causé tellement de soucis dans sa vie qu’elle ne pouvait plus en supporter davantage ? Je me posais toutes ces questions depuis quatre ans. À quoi bon se les poser encore ? Ma mère n’allait pas revenir pour tout m’expliquer. Parfois, je pensais comme Jean-Philippe qu’il n’y avait rien à comprendre, que son envie de mourir était là depuis longtemps déjà, indépendamment de nous, de ce que nous avions pu faire, dire ou être. Et puis, ça revenait, le sentiment de culpabilité, l’impression floue que tout était de ma faute et à chaque anniversaire de Damien, je me le reprenais en pleine face.

Cette année-là, alors que nous venions de le fêter ensemble, Damien m’avait posé la question directement.

- Papa, pourquoi mémé s’est suicidée le jour de mon anniversaire ? Elle voulait nous faire passer un message ?

J’avais attendu cette question, fébrile. Je savais qu’il finirait par me la poser. Je m’étais préparé, j’avais répété plusieurs réponses possibles. Mais j’avais mis un temps fou à lui répondre. Je conduisais pour le ramener chez lui, un dimanche soir. Nous venions de déposer ses frères chez Isa. C’était un moment difficile pour moi, qui m’arrachait le cœur. Il me fallait quelques kilomètres pour m’en remettre et me rappeler que mon aîné était encore avec moi dans la voiture.

- Franchement, mon fils, je ne sais pas. Je me pose la question depuis qu’elle est partie. Et je n’ai aucune réponse.

- Moi, je préfère me dire que c’était un hasard, qu’elle n’a pas pensé à mal et que c’est malheureusement tombé sur ce jour. On s’aimait bien elle et moi. Elle n’aurait pas fait quelque chose pour me faire du mal.

- Oui, c’est sûrement mieux de penser comme ça. Je devrais prendre exemple sur toi. Elle ne voulait peut-être pas te faire du mal à toi directement mais peut-être qu’elle voulait que je comprenne quelque chose, que je réfléchisse à mes actes, aux conséquences de mes actes.

- Je ne sais pas, avait-il ajouté après un silence. Je suis sûrement trop jeune pour comprendre et je ne sais pas tout sur sa vie, son histoire, mais je pense que son mal était quelque chose de très personnel, de très intime, et que cela n’avait rien à voir avec toi, tonton ou pépé. Et encore moins, Thomas, Gabriel ou moi.

Enfermé dans les toilettes de notre maison des vacances, en pleine nuit, je repensais à cette conversation entre Damien et moi, à celle de ce soir avec Jean-Philippe, à toutes celles que j’avais pu avoir dans ma tête avec ma mère depuis son suicide, et j’en arrivais à me dire que parler avec des vivants faisaient vraiment plus de bien.

Après une nuit de sommeil qui me sembla bien trop courte, je fus réveillé par mes trois garçons qui me souhaitèrent mon anniversaire. Les deux grands avaient préparé le petit-déjeuner. Nous nous installâmes à nouveau sur la terrasse. J’étais prêt à passer ma vie comme ça, avec eux. Je savais pourtant que le jour du départ approchait à grands pas. Nous devions profiter les uns des autres, chaque instant, chaque seconde. Ils m’offrirent leur cadeau. Il s’agissait d’un diplôme du meilleur papa du monde. Ce n’était pas grand-chose, un bout de papier acheté dans une boutique de touristes de la Côte d’Azur mais pour moi, c’était inestimable. Les larmes aux yeux, je pris Gabriel et Thomas dans mes bras et les embrassai longuement. J’embrassai aussi Damien. Nos démonstrations de tendresse étaient différentes, plus pudiques. Nous n’avions jamais vécu ensemble et certains moments de vie simples nous le rappelaient.

Jean-Philippe n’était pas là. Je l’imaginais courir le long de la plage et je l’enviais un peu.

Nous restâmes un long moment à prendre notre petit-déjeuner, à parler de tout et de rien, à rire, à nous remémorer, comme si nous faisions presque déjà un bilan, les meilleurs moments des vacances. Les enfants se charriaient entre eux, se moquaient de moi aussi parfois. Nous étions bien tous les quatre et ce bonheur, j’en profitais quelques instants. Dans ma tête, il était très vite gâché à l’idée de la vitesse avec laquelle il allait disparaitre pour laisser place à un souvenir mélancolique.

Mon frère ne revenait pas et je commençais à m’inquiéter. La veille, il avait couru une bonne heure. Je ne savais pas quand il était parti ce matin mais je trouvais ça un peu trop long. Les enfants s’impatientaient, ils voulaient aller à la mer, profiter du soleil, jouer dans la sable, se baigner. Je ne savais plus quoi leur répondre pour les faire attendre.

Il était peut-être arrivé quelque chose à Jean-Philippe. Il s’était foulé la cheville, s’était fait renversé par une voiture, s’était perdu. Je voulais appeler les pompiers, la police, les hôpitaux. Les enfants me voyaient inquiet pour leur oncle et commencèrent à s’angoisser eux aussi. Ils imaginaient les pires scénarios, surtout Damien et Gabriel avec toujours en tête leur histoire de John à la hache. Les écouter ne me rendait pas service. Je pensais à l’arrivée d’un agent de police à la porte de la maison pour m’annoncer que mon frère était mort. Je m’effondrais et me lamentais encore plus, persuadé que tout était encore de ma faute, que c’était moi qui l’avais convaincu de venir, c’était moi qui l’avais forcé à faire ce footing, avec mes enfants bruyants autour de lui alors qu’il avait besoin de calme pour se ressourcer.

Il finit par revenir pratiquement en fin de matinée. Il était exténué, sale et griffé à de nombreux endroits mais surtout sur les cuisses. Il ne dit rien avant d’avoir pu boire pratiquement une bouteille d’eau entière à même le goulot, en reversant une partie le long de son menton et dans son cou. Il s’assit et nous raconta son périple. Il avait voulu monter dans les collines qui nous entouraient. Il avait d’abord suivi un chemin puis un autre. Il s’était senti en forme. Il était monté en haut de l’une d’elles et avait vu au loin une espèce de chapelle qui à vol d’oiseau semblait accessible. Il avait parcouru encore plusieurs kilomètres comme ça, cette fois plus vraiment sur des chemins. Il avait fini par se retrouver coincé au milieu de ronces, comme si la forêt se refermait sur lui comme Blanche-Neige dans le film de Walt Disney.

- Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas rebroussé chemin. J’ai poursuivi. J’avais mal, j’étais crevé. J’avançais dans cette partie hostile. La chaleur commençait à me taper sur le crane. Je me disais que j’étais en train de faire une belle connerie mais je ne pouvais pas m’arrêter. Je m’étais donné comme but d’atteindre cette chapelle et je devais y arriver. Je suis parfois tombé, les ronces me lacéraient les jambes, mais je tenais bon. J’ai finalement réussi à la trouver. C’était un truc en ruine, minuscule. Il y avait une sainte vierge fleurie. Je me suis approché, j’ai posé ma main sur ses pieds et j’ai fermé les yeux.

Les garçons étaient pendus aux lèvres de leur oncle. Son histoire résonnait en moi. Je savais ce qu’il avait cherché à faire.

- Et alors ? tenta Gabriel, trop impatient.

- Alors, rien, mon grand, répondit Jean-Philippe avec un sourire. Je me suis reposé quelques instants. J’avais très soif. Je suis revenu par un autre chemin. J’ai rejoint la route. C’était plus long mais moins dangereux. Et me voilà.

Les enfants allèrent jouer à l’intérieur, un peu déçu par ce récit qui se terminait sans aucun miracle, ni monstre, ni combat, ni sang. Jean-Philippe but encore un peu d’eau. Il avait du mal à reprendre forme humaine. S’il avait été mon fils, je l’aurais sûrement engueulé pour son manque de précaution et la peur qu’il m’avait faite. Mais je n’étais que son grand frère et je savais parfaitement ce que l’absence de notre mère pouvait nous pousser à faire, les symboles que nous pouvions voir dans nos moindres faits et gestes, nos moindres paroles. Et si elle pouvait nous voir, si elle pouvait juger nos actes de là où elle était, nous nous devions de faire quelque chose. Pour tout ce que nous n’avions pas fait, pas dit, pas été, pour la retenir.

- J’ai prié pour le salut de son âme moi aussi.

- Je sais. Merci pour elle.

- J’espère qu’elle est apaisée là où elle est, murmura-t-il plus pour lui-même que pour moi.

- Elle est là et là, dis-je en montrant ma tête et mon cœur. Si nous le sommes, elle le sera.

- Alors, ce n’est pas encore gagné mais c’est sur la bonne voie.

- Oui, j’espère.

- En tout cas merci de m’avoir fait venir. J’avais besoin d’être là, je pense. Je n’en étais pas sûr mais maintenant, j’en suis convaincu. Merci.

- De rien, mon frère, de rien.

Jean-Philippe ne nous accompagna pas à la plage. Nous y restâmes à peine deux heures. À notre retour, il était déjà parti. Il avait rangé toutes ses affaires, plié son lit de camp et avait claqué la porte derrière lui. C’était comme s’il n’était jamais venu. Il ne restait aucune trace de sa présence, à part ce mot qu’il m’avait laissé sur la table près de la cuisine : « Merci. À très vite. »

Les enfants ne comprirent pas trop ce départ précipité. J’essayai de leur expliquer que leur oncle avait besoin d’être seul et que passer du temps avec nous avait déjà été quelque chose d’exceptionnel. J’essayai de leur dire qu’il fallait parfois saisir l’instant. Ils étaient trop jeunes. Ce qu’ils avaient vu c’était leur oncle qui arrive par surprise, qui reste un peu avec nous, mal à l’aise et encombré de lui-même, et qui repart sans même dire au-revoir. Ils avaient le temps de saisir la complexité des adultes. Ils avaient bien le temps d’en devenir un eux-mêmes.

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