Quelques jours avec eux - 06

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Finalement, Jean-Philippe sonna à notre porte en fin d’après-midi. Quand j’ouvris, je le pris dans mes bras et reculai pour l’observer un peu plus longuement. Il avait la peau halée et une barbe bien taillée. Il me semblait un peu voûté et amaigri. Il avait déposé son sac-à-dos à ses pieds. Il portait un bermuda beige, une chemisette à carreaux rouge et blanche, une casquette, des lunettes de soleil. Ses chaussures étaient des baskets montantes de randonnée. L’image du baroudeur. Il nous avait déjà envoyé des photos de lui pendant son absence, au monastère au Burkina-Faso ou au Piton des neiges, à La Réunion. Il n’y avait donc rien de surprenant à le voir comme ça. Il entra. Nous étions tous deux émus, la voix hésitante. Il emporta son sac en me suivant dans les escaliers. Les enfants s’approchèrent timidement. Damien vint le premier embrasser son oncle. À sa naissance (Martine m’avait quand même laissé ce droit), j’avais choisi mon frère comme parrain. Cela avait créé un lien différent entre eux. Gabriel l’embrassa à son tour puis Thomas.

J’étais heureux de le voir avec nous. J’avais l’impression que quelque chose que je croyais définitivement brisé se reformait sous mes yeux. JP sortit de son sac des cadeaux pour les enfants. Des t-shirts, des masques et des porte-clés. Les garçons ouvraient avec gourmandise, impressionnés par ces animaux, ces visages sculptés et par ce que Jean-Philippe racontait pour expliquer d’où provenait chaque objet. Il disait des noms de villes comme Yamoussoukro, Abidjan, Bouaké pour la Côte d’Ivoire, Bobo-Dioulasso ou Ouagadougou au Burkina-Fasso ou encore Bamako au Mali. Il citait les villes de Saint-Denis, Saint-Pierre, Cilaos ou Le Tampon pour La Réunion.

Nous étions assis sur la terrasse avec vue sur la méditerranée et nous étions en même temps en Afrique ou sur une île de l’océan Indien. Il avait ces breloques pour les enfants et ça me faisait plaisir qu’il ait pensé à eux mais ce qu’il avait vraiment à leur transmettre, c’était tous ses souvenirs, c’était ce monde qui n’était pas le nôtre et dont il pouvait nous parler. Il revenait avec des tiroirs remplis d’anecdotes, d’impressions, d’images extraordinaires. Il essayait de répondre à toutes les questions des enfants mais ce n’était pas simple. Être autant sollicité, être le centre de l’attention, cela ne lui était pas arrivé depuis un long moment. Je vins à son secours en prévenant les enfants que c’était l’heure de la douche. Ils râlèrent bien évidemment mais laissèrent leur oncle un peu tranquille. Il extirpa de son sac son lit de camp et, pendant que je m’occupais de Thomas à l’étage, il expliqua aux deux grands comment on montait cet objet étrange pour eux. De leur côté, ils lui racontèrent un résumé de nos deux premières semaines de vacances. D’en haut, je les entendais se couper la parole pour ajouter des détails ou en confirmer un autre. Ils parlèrent de la semaine à la montagne, de mon saut en parapente, de mon calcul rénal, des journées à se dorer la pilule à la plage, des promenades le long du port, des glaces, de notre soirée au Luna Park, de l’histoire racontée par Damien. Ils l’assommèrent de paroles. Mon frère ne disait pas grand-chose. Il riait, n’en revenait pas de tout ce qu’ils avaient pu faire en si peu de temps.

Quand ce fut au tour des grands d’aller se doucher, je restai en bas avec Thomas et Jean-Philippe. Mon garçon joua avec ses playmobils. Je m’assis sur une chaise à côté de mon frère. Nous profitions en silence d’une brise qui rafraichissait l’air.

- Tu avais raison. Ils sont bien vivants ! me dit-il, après un certain temps.

- Oui, je les connais ! Je les adore mais parfois, quand ils s’endorment, je crois que je les aime encore davantage…

Nous rîmes en même temps. Je crois qu’il pouvait comprendre ce que je voulais dire, même s’ils n’avaient pas d’enfants. Il devait se rappeler comment nous étions nous-mêmes, petits, à quel point parfois notre mère pouvait soupirer ou notre père lever la main sur nous pour nous calmer, tant nous les avions poussés à bout. J’étais plutôt le meneur, celui qui décidait de faire un nouveau truc qui s’avérait la plupart du temps une très mauvaise idée. Mon frère participait quand même toujours de bon cœur. Et puis comme ce n’était jamais lui qui prenait ou très rarement, c’était plus simple.

- En tout cas, vous êtes bien ici ! Bel endroit, non ?

- Ah mais oui carrément ! Comme j’allais tous les étés au Portugal avant, j’avais oublié que la France pouvait nous offrir ce genre d’endroit. Et puis grâce au CE de ma boite, je ne paie presque rien.

- Oui, ça peut être positif de changer parfois. Même si bon, là, j’imagine que tu aurais préféré que les choses restent en l’état…

J’écoutais à l’intérieur Damien et Gabriel qui redescendaient et trouvaient un jeu à faire avec leur petit frère. Ils étaient tous les trois en pyjama. Il allait falloir préparer le repas. Certains soirs, épuisé, je leur avais laissé le choix. Soit des sandwichs, soit un grand bol de céréales. Nous avions alors passé quelques repas sur la table de la terrasse à regarder le soleil se coucher, certains en train de manger une tranche de jambon et une vache-qui-rit, d’autres avalant tranquillement leurs Frosties ou Miel Pops, comme si nous étions le matin. Leurs mères auraient sûrement eu des choses à redire à propos de cette alimentation mais elles n’étaient pas là et l’autorité parentale, les peu de jours où ils étaient là, c’était moi. Avec mon frère en invité spécial, je ne pouvais pas proposer ce menu extraordinaire. Pourtant, j’avais envie de rester sur ma chaise à converser avec lui, à essayer de comprendre quel genre d’homme il était devenu, ce qu’il y avait dans sa tête aussi.

- Non, tu sais JP, j’ai réfléchi. Je n’aurais pas voulu que les choses restent en l’état. Isa ne m’aimait plus depuis longtemps déjà. Je ne suis pas sûr que je l’aimais vraiment moi aussi. Notre couple était mort. Elle l’a su plus tôt que moi. Par contre, j’aurais aimé pouvoir rester avec mes enfants ou trouver une solution moins douloureuse. Un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Qui peut trouver cela normal ?

Jean-Philippe ne répondit pas. Nous restâmes encore enveloppés dans le silence et le vent de la soirée qui arrivait.

- Je vais préparer à manger, dis-je en me levant.

- Tu as besoin d’aide ?

- Non, c’est bon. Reste là. Profite de la vue. Et puis j’ai mes trois assistants.

Plus tard, après avoir couché Thomas, je demandai à Damien et Gabriel de se mettre au lit avec un livre ou leur walkman, et de ne pas s’endormir trop tard. Je refermai alors la porte-fenêtre derrière moi pour retrouver mon petit frère sur la terrasse. J’allumai aussi deux bougies sur la table.

- Alors, tu peux me dire maintenant pourquoi tu es revenu ? lui demandai-je, avec un air faussement naïf.

- Je te l’ai dit au téléphone. Parce qu’il était temps. J’ai fait le tour. Il faut que je retrouve la vraie vie, le vrai monde, les gens qui me sont proches, ma famille. J’ai vu beaucoup de choses là-bas. J’ai rencontré des gens qui n’avaient rien et me donnaient tout. J’ai vécu avec peu, me contentant du strict minimum et je n’étais pas moins heureux. Je mangeais ce qu’on me donnait, je parlais à peine, je suivais les moines dans leur retraite. Je dormais sur mon lit de camp ou parfois, à même le sol. Je ne possédais presque rien. J’étais loin de tout. Plus de collègues, plus d’amis, plus de famille, des milliers de kilomètres entre nous et la douleur ne s’estompait pas plus vite. Ni la colère d’ailleurs.

- La mort de maman nous a dévastés tous les trois. Chacun a réagi avec ses moyens. Ses forces et ses faiblesses. T’éloigner était sûrement ce qui te paraissait la meilleure chose à faire.

- À vrai dire, je n’ai pas vécu ça comme un choix. C’était plus fort que moi. Il fallait que je parte. Je me battais tous les jours avec son absence, avec ce vide qui me trouait en profondeur. J’avais en moi toutes ces questions sans réponses. Je ne savais plus quoi faire. J’étais totalement perdu.

- Oui, je comprends. Je crois que nous étions tous les trois dans un grand flou. Ce qui est étonnant, c’est que nous n’ayons pas ressenti le besoin de nous rapprocher les uns des autres, de resserrer nos liens pour supporter ce deuil tous ensemble. Nous sommes restés dans nos coins, solitaires, remuant notre peine, jouant avec notre douleur et nos cœurs. Nous aurions dû nous parler. Nous aurions dû nous ouvrir aux autres.

La brise faisait osciller la lumière des bougies, projetant des ombres sur les murs et sur nos visages. Je regardais mon frère, à la fois illuminé et sombre. Je regardais aussi derrière tout ça, ce qu’on pourrait appeler un gâchis, une déception. Je me demandais de quelle manière le silence pouvait parfois briser des familles entières, des couples, des pères, des frères, des fils.

Nous étions là, tous les deux, quatre ans après le suicide de notre mère, quatre ans après sa troisième tentative réussie, sans aucun mot, aucune note pour nous aider à comprendre. Elle n’avait eu aucun remord à nous abandonner, à laisser derrière elle deux enfants et un mari. Nous étions là, deux orphelins, assis l’un en face de l’autre, à la terrasse d’une maison de vacances avec vue sur la méditerranée, mes enfants à moitié endormis à l’intérieur ; nous étions là à chercher encore comment surmonter notre perte, aucun de nous n’ayant trouvé la solution. Il me semblait même plutôt que nous étions allés chacun de nous au fond des choses pour en revenir en ce jour plus déçus que jamais. Jean-Philippe était allé au cœur de lui-même, au fond de son âme, dans le silence et le désert de la solitude. Moi, j’étais allé à l’extrême limite de mon couple et de ma famille, m’attachant contre toute raison à un espoir qui avait depuis longtemps disparu, à une vie qui n’était déjà plus la mienne, faisant finalement tout exploser pour me retrouver plus seul que jamais. J’avais même presque frôlé ce qui avait pu pousser notre mère à prendre tous ces médicaments : l’abattement total, l’épuisement définitif, l’instant où plus rien ne compte à part disparaitre pour enfin atténuer le mal qui nous ronge.

- Je crois que nous n’avons jamais été une famille qui se parle, reprit mon petit frère. Nous avons vécu ensemble, sous le même toit. Nous avons partagé le défilement des saisons, des souvenirs, mais nous ne nous sommes jamais vraiment parlés.

- Oui, tu as sûrement raison. Si nous avions été une famille de paroles, maman serait peut-être encore là avec nous…

Jean-Philippe me regarda droit dans les yeux. Je ne savais pas s’il était d’accord avec ma dernière phrase ou si au contraire, il la rejetait en bloc. Nous avions imaginé à de très nombreuses reprises ce que nous aurions pu faire pour empêcher ce drame. Nous nous étions torturés l’esprit à échafauder des situations différentes : nous rapprocher d’elle, ne plus la quitter une seconde, lui rappeler chaque jour combien on l’aimait et combien nous avions besoin d’elle à nos côtés. Nous avions revécu des scènes, déplacer le destin pour obtenir une autre fin. Nous savions que tout cela était inutile et que rien ne pourrait la faire revenir mais nous ne pouvions pas nous en empêcher. Nous avions fini par nous taire aussi pour ne plus souffrir de ces scènes si belles qui nous permettaient de sauver notre mère. La force de notre amour la retenait.

- Rien n’aurait pu la retenir, murmura JP. Son envie de mourir était ancrée en elle depuis trop longtemps déjà.

À travers la porte vitrée, je devinai Gabriel et Damien qui éteignaient la lumière et se cherchaient la meilleure position pour dormir. Je nous voyais également, mon frère et moi, nos reflets tremblants à la lumière des bougies. Je me demandais ce que notre mère aurait pu penser de nos vies actuelles, du fait d’être autant perdus. Je repensais à notre enfance, aux années 60 dans une tour HLM de la banlieue parisienne, à notre père qui partait tous les jours bosser sur la ligne de chemin de fer, lui qui avait d’abord appris la menuiserie et qui avait dû prendre ce nouveau poste pour mieux gagner sa vie. Je repensais à notre mère qui nous regardait partir à l’école depuis la fenêtre, et qui attendait le retour de ses hommes. Elle avait dû espérer pour elle une autre vie. Elle avait passé sa jeunesse à s’occuper de ses frères et sœurs. Quand elle était partie avec notre père, ça avait plus été une fuite en avant, une fugue urgente, qu’une histoire d’amour. Elle avait trouvé quelqu’un pour s’émanciper de sa famille. Mais rien de ce qui suivit ne fut suffisant. Quitter une prison pour s’en fabriquer une autre, à quoi bon ? Elle s’était très vite sentie fragile, les poumons, le cœur, la tête, avec des migraines atroces. Nous avions toujours connu notre mère souffrante, mal en point, ayant besoin de calme, de silence et de se retrouver seule dans l’obscurité de sa chambre. Jean-Philippe et moi avions appris à jouer sans la déranger. Et sans gêner notre père qui lorsqu’il rentrait de son travail voulait aussi être tranquille. Depuis longtemps, finalement, nous étions dans l’absence de parole. Chacun s’était enfermé dans son petit monde, grandissant, vieillissant, à côté les uns des autres, mais pas vraiment dans le même univers. À la mort de notre mère, aucun de nous n’avait réussi à rejoindre l’autre.

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