Quelques jours avec eux - 07

8 minutes de lecture

La discussion roula sur d’autres sujets : les enfants, les jours de vacances que nous venions de passer ensemble, des anecdotes de Jean-Philippe sur les pays qu’il avait traversés. L’heure tournait mais nous ne la regardions pas, nous avions trop de temps à rattraper. Mon petit frère voulut en savoir davantage sur mes calculs rénaux. Je lui racontai mes douleurs et l’expulsion du caillou à mon arrivée ici. Je partageai avec lui le symbole que j’y avais vu, une souffrance que j’avais pu enfin sortir de moi, quelque chose qui m’avait empêché de vivre normalement et dont j’étais désormais libéré. Il acquiesça en souriant. Il avait parfois ce rictus mystique qu’il n’accompagnait d’aucun mot et qu’on pouvait interpréter de mille façons. Cela poussait aussi à trouver soi-même la réponse aux questions qu’on ne posait pas. Je ne lui avouai pas que j’avais gardé le caillou.

Jean-Philippe me raconta ses sauts en parapente. Nous partageâmes nos impressions, nos émotions quand nous nous étions retrouvés là-haut, comme des oiseaux, dans le silence total, moi au-dessus des Alpes, lui au-dessus de l’île de la Réunion. Comme moi, il confirmait que ça avait sûrement été les fois où il s’était senti le plus libre, l’esprit vidé de tout. Il avait eu le temps et l’argent de suivre une formation complète et avait fini par pouvoir sauter seul.

- C’était encore mieux. Tu ajoutes en plus la responsabilité de la manœuvre, la possibilité de prolonger encore le vol, décider de ne pas redescendre, non pas encore, pas maintenant, et rester là-haut. Et puis sauter quand tu veux, où tu veux, c’est de la liberté supplémentaire !

- Oui, j’imagine, avais-je répondu fasciné.

- Je ne m’étais jamais senti aussi vivant que pendant ces sauts !

Partir pour mon frère avait vraiment été le meilleur moyen pour lui de s’émanciper de moi. Nous n’avions qu’un an d’écart et nous avions été élevés comme des jumeaux mais j’avais toujours été l’aîné, pour nos parents, pour la famille, les amis, les professeurs. Je prenais sûrement trop de place. Je n’étais pas parfait, loin de là, mais j’étais fragile moi aussi, très sensible quand j’étais petit puis très révolté à l’adolescence. J’avais demandé beaucoup d’attention, beaucoup de présence, et j’avais sûrement pris une bonne part du temps et de l’énergie de nos parents à mon frère, qui, plus timide, plus secret, n’avait rien dit et était resté dans son coin attendant son heure.

Désormais, alors que j’avais l’impression de stagner dans ma vie, à passer mes jours à attendre le retour de mes enfants, je voyais en Jean-Philippe presque un grand frère qui partageait avec moi ses expériences et dont j’enviais un peu la totale liberté. J’aurais aimé pouvoir échanger, peut-être juste un jour, nos situations. Juste me glisser dans sa peau, sur son île à sauter en parapente. Sans transports en commun, sans Paris, sans la banlieue, sans la douleur de ne pas avoir les enfants, sans la torture de les avoir enfin, mais si peu de temps, si rapidement, sans le trou dans le cœur qui se creusait chaque dimanche soir quand il fallait les déposer cher leurs mères.

- Et papa ? Il était content de te voir ? demandai-je pour passer à autre chose.

- Comme d’habitude. Le visage souriant mais sans réelle émotion. Il a sa petite vie maintenant. Comme un petit vieux. Il ne sort pas beaucoup. La télé, le journal, quelques mots croisés, une sieste, des repas à peine touchés.

- Il faudrait que je passe plus souvent aussi. Je ne prends pas le temps. Ou je n’y pense pas. Parfois, je viens avec les enfants mais ils tournent en rond et, très vite, entre nous, la discussion s’épuise.

- Oui, c’est sûr. On ne se parle pas beaucoup lui et moi tu sais. Je crois qu’on parvient même à communiquer correctement sans mots. Mais aucun de nous n’est gêné. Nous n’attendons rien d’autre. Combler le vide par des mots, ça ne sert à rien. Savoir rester silencieux près de quelqu’un qui n’éprouve pas le besoin de parler, c’est une qualité, je crois.

- Sûrement, murmurai-je, pas totalement convaincu. Et puis ce n’est pas si simple d’être père. Je le comprends un peu mieux depuis que je le suis. Même si lui et moi nous sommes différents, ce statut-là nous a un peu rapproché.

Jean-Philippe resta silencieux, le regard dans le vide. Les bougies s’étaient déjà presque entièrement consumées. Nous parlions dans l’obscurité, à notre frère mais aussi à nous-mêmes. Il n’avait pas eu d’enfant. Il vivait seul. Difficile de savoir si cela avait été un choix ou sa destinée. Il avait eu des histoires d’amour, celles que j’ai su en tout cas, et peut-être d’autres. L’une d’elles l’avait entièrement détruit et il lui avait fallu un long moment pour s’en remettre. Je le soupçonnais de ne pas chercher l’amour depuis, de ne pas même l’espérer, ayant déjà conscience de la douleur que peut provoquer sa perte. Il s’était acclimaté à sa solitude, jamais décevante, sans aucune dispute, ni séparation. Seul avec lui-même, il avait trouvé le meilleur compagnon possible.

Quant aux enfants, il ne m’avait jamais confié son sentiment à ce sujet. Était-ce un manque pour lui ? Avait-il l’impression d’avoir raté quelque chose, de ne pas s’être entièrement accompli ? Il était content de voir les miens, il prenait souvent de leurs nouvelles lorsqu’il m’appelait ou m’écrivait. Il m’avait soutenu comme il pouvait lors du divorce avec Isa. De loin, il m’avait écouté pleurer en parlant de mes enfants, il avait lu mes lettres dans lesquelles je criais tout mon amour pour eux. Nous ne partagions pas la même vie mais il essayait de se mettre à ma place. Il était pour moi une oreille dans laquelle je pouvais déverser ma peine. Il ne me jugeait pas, ne me faisait pas des réflexions sur ce que j’aurais pu ou aurais dû faire, ne me demandait pas de me remettre en questions, de faire le bilan de ma vie. Il attendait que j’aie terminé et me disait juste de tenir bon, que tout finissait par passer. Notre mère aurait dû lui parler plus souvent, elle aurait trouvé en lui une épaule pour la consoler. Ou peut-être était-il devenu comme ça suite à son suicide, se sentant coupable de n’avoir pas été assez à son écoute ? Nous n’avions pas encore terminé de nous poser des questions sur le pourquoi du comment de l’acte de notre mère. Nous allions mieux mais cette question semblait vouloir nous hanter indéfiniment.

La fatigue nous trouva enfin et nous allâmes nous coucher. Jean-Philippe m’attrapa le bras avant que je ne remonte sur la pointe des pieds me coucher près de Thomas.

- Merci Pierre. Merci de m’avoir poussé à venir ici. C’était une bonne idée, chuchota-t-il.

Gabriel bougea, se retourna, poussa un petit cri. Il revivait souvent la nuit ses activités de la journée. À ses côtés, Damien dormait sur le dos, droit comme un I, impassible. C’était fou parfois de se rendre compte à quel point nos enfants pouvaient être si différents. Même s’ils n’avaient pas la même mère, ça m’interpellait.

Si ma mère nous avait regardé Jean-Philippe et moi comme je le faisais à cet instant, elle avait sûrement dû se dire la même chose. J’avais l’envie de lui poser la question, là, maintenant et son absence me semblait encore plus profonde. Quand les gens sont encore là, on ne se réjouit pas à chaque l’instant de leur présence. Quand ils disparaissent, on a soudain l’impression que des milliers de moments nous rappellent qu’ils ne sont plus là.

- De rien. Je suis content que tu sois là. Je suis content qu’on soit un peu en famille. Bonne nuit.

Je l’entendis s’allonger doucement sur son lit de camp et rabattre la couverture sur lui. J’entrai dans ma chambre. Thomas dormait au milieu du lit, les bras et les jambes en croix. Le drap était plié en boule, suspendu entre le matelas et le sol. On aurait dit les restes d’une bataille que mon fils avait finie par gagner. Je réussis à me trouver une place en me glissant contre lui. Sa peau était chaude et avait l’odeur de la nuit. J’aimais cet instant animal où je me rapprochais et enroulais mon bras autour de son ventre. Je me sentais comme une louve prête à protéger sa portée contre tous les dangers du monde.

Le lendemain, au réveil, Jean-Philippe n’était pas là. Il avait laissé un mot sur son lit pour dire qu’il était parti courir. Gabriel et Damien avaient été étonnés de ne pas le trouver. Le croyant encore endormi, ils avaient chuchoté jusqu’à ce que je descende avec Thomas. J’avais lu le mot. Il ne m’avait rien dit la veille sur ce projet. Peut-être s’était-il décidé ce matin, à cause d’une insomnie. Peut-être aimait-il courir désormais. Plus jeune, il avait surtout fait du cyclisme. L’athlétisme c’était plutôt de mon côté. Parfois, le dimanche, il fallait l’accompagner à ses critériums. On restait des heures sur le bord de la route, parfois dans le froid ou sous la pluie, à applaudir poliment les cyclistes qu’on ne connaissait pas puis quand Jean-Philippe passait, on faisait alors plus de bruit. C’était souvent très long et ennuyeux. J’imaginais que pour mon petit frère, passer la journée dans un stade à me regarder courir un 80 mètres, sauter en longueur, terminer un relai ou je ne sais quoi encore, avait dû ressembler à l’enfer sur terre. Mais maintenant, alors qu’il allait avoir 36 ans, c’était le temps de la course à pied.

Il revint un peu après le petit-déjeuner que nous avions pris sur la terrasse, comme d’habitude, tous les quatre, comme si aucun nouvel invité n’était arrivé la veille. Il s’était en effet réveillé trop tôt, incapable de se rendormir. En silence, il avait enfilé des vêtements et ses baskets puis était parti sur la route, un peu au hasard. Il était descendu jusqu’à la plage et était revenu par un autre chemin. Il avait fait une boucle de 10 km, à allure douce. Il semblait rayonnant. Il avait pris les premiers rayons de soleil et l’air iodé de la mer.

Il but un thé et grignota une biscotte. M’échapper une heure pour courir tout seul me parut alors une nouvelle forme de liberté à laquelle je n’avais pas accès et qui me manquait. Quand ils étaient là, j’étais tellement avec eux que j’en oubliais ma propre existence. Pendant les 13 jours de leur absence, je n’avais la force de rien, je n’étais plus moi-même. En jetant un coup d’œil à l’état de plénitude de mon petit frère, après son effort matinal, j’eus envie de vivre la même chose.

Nous passâmes la matinée à la plage. Les enfants étaient ravis d’avoir une nouvelle personne à qui montrer tout ce qu’ils savaient faire : un plongeon, nager sous l’eau, faire le poirier, atteindre telle bouée et revenir. Jean-Philippe ne savait pas nager. Il restait immobile dans l’eau et laissait les garçons l’épuiser de paroles. Ils partaient dans tous les sens, lui proposaient de jouer à tout et n’importe quoi en même temps. Mon petit frère acceptait, docile, un peu gauche parfois face à tant de sollicitude.

Assis sur ma serviette, je lisais mon livre et goûtait le plaisir d’être un peu seul moi aussi. Enfin de les savoir à côté de moi mais occupés à autre chose, avec quelqu’un d’autre, ne plus être au centre de toutes leurs demandes. Je m’en voulais un peu de penser ça tout en essayant de me convaincre que j’avais le droit, même dans ma situation, de respirer un peu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Romain Marchais ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0