Quelques jours avec eux - 04

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La route entre Le Lavandou et Saint-Tropez était composée de lacets qui alternativement nous cachaient ou nous dévoilaient la mer sur laquelle le reflet de la lune se miroitait. Pour s’occuper, les enfants essayaient d’imaginer les attractions du Luna Park. Ensemble, nous étions déjà allés à la Foire du trône, au Parc Astérix et à Eurodisney. Ils en parlèrent, confrontant leurs expériences, se rappelant leurs meilleurs souvenirs. Thomas était encore un peu petit pour profiter pleinement de tout ça. J’avais d’ailleurs dû souvent rester avec lui pendant que les deux grands s’éclataient dans le grand huit ou dans le train de la mine. Nous y avions passé des moments inoubliables. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il était presque impossible pour nous de ne pas faire un tour au Luna Park, au moins par curiosité.

Nous nous garâmes, comme les autres, à cheval entre la route et le bas-côté. Au loin, les lumières et les cris nous accueillaient. On voyait déjà des manèges, des attractions qui bougeaient dans tous les sens, des gens qui hurlaient en levant les mains en l’air, qui avaient la tête à l’envers, qui étaient malmenés en haut, en bas, en diagonal et qui semblaient heureux. Je voyais dans les yeux écarquillés des enfants que tout cela les excitaient et les impressionnaient. Ils étaient attirés comme des aimants alors que leur instinct leur murmurait de faire demi-tour. Ils avaient envie et peur en même temps.

J’achetai à l’entrée une carte qui permettait de faire vingt manèges. La soirée s’annonçait bien. Nous fîmes le tour une première fois pour repérer les meilleures attractions, les grands cherchant les sensations fortes, Thomas plutôt des choses à sa hauteur. Moi, je les regardais et c’était déjà un plaisir. Les voir si heureux aurait pu me combler pour le restant de mes jours. Je remarquais bien sûr que les contenter me coûtait cher et me mettait même un peu dans la merde mais je les avais si peu. J’avais désormais trois pensions alimentaires à payer. Je pouvais bien tout dépenser quand ils étaient là et me serrer la ceinture en leur absence, ça pouvait compenser.

Quand ce fut l’heure de rentrer, les enfants ne râlèrent pas. Ils étaient épuisés. Tous ces cris pleins les oreilles, ces lumières pleins les yeux, les barbes à papa et les churros pleins la bouche, ils étaient arrivés à saturation. Juste avant de retrouver la voiture, nous passâmes devant un attroupement. Tous les visages étaient levés vers le ciel. Nous levâmes à notre tour nos têtes pour tomber sur un homme dans une nacelle, accroché à un câble. Un autre homme se tenait derrière lui et semblait vérifier que tout était en sécurité de son côté. Nous nous approchâmes. Les deux hommes devaient être à vingt ou trente mètres. Peut-être plus. C’était difficile de se faire une idée. Ils étaient assez hauts pour moi. J’étais sujet au vertige et m’imaginer avec eux me serrait le ventre, me donnait des sueurs froides.

Je me souvins alors d’une scène oubliée. Nous étions au Portugal quelques années plus tôt, avant la naissance de Thomas. Nous avions décidé d’aller voir un immense barrage. La vue était impressionnante et magnifique. Je m’étais tenu assez éloigné du précipice. Gabriel et Isa s’étaient approchés. Elle avait posé Gabriel sur le rebord. Il n’y avait a priori aucun danger mais je m’étais pourtant entièrement tétanisé. Mes jambes ne répondaient plus. Mon corps était devenu lourd, semblait s’enfoncer dans le sol. Mon cœur ralentissait. Le froid m’avait envahi. Je les regardais et ce que je voyais c’était le corps de Gabriel qui tombait en arrière, qui chutait et se fracassait contre les parois du barrage. Quand Isa avait enfin remarqué à quel point j’étais pâle, j’avais déjà l’impression d’avoir perdu tout langage. J’avais voulu leur parler, les prévenir du danger, de la peur qui me pétrifiait mais rien n’était sorti. Avant de repartir de cet endroit, il m’avait fallu plusieurs minutes pour m’en remettre. Isa m’avait observé du coin de l’œil, inquiète. Elle était encore amoureuse de moi à cette époque. En tout cas, elle croyait toujours à notre histoire, à nos projets. Peut-être que cet instant de faiblesse avait été un des premiers signes pour elle, une première preuve que je n’étais pas celui qui était fait pour elle. Le début d’une suite trop longue de déceptions dont le couple ne se remet jamais.

Soudain, l’homme se jeta dans le vide en poussant un cri. Les garçons ouvrirent grande la bouche, poussèrent un petit cri de surprise. Le spectacle était à la fois sur leurs visages et dans le ciel. L’homme s’approcha du sol puis l’élastique le fit remonter d’un coup. La foule fit comme nous, baissa et releva la tête jusqu’à l’ennui. Lorsque la nacelle commença sa descente, une partie des gens s’éloigna. Ce qui était intéressant c’était d’être témoin du saut, de l’acte de courage qui consiste à sauter dans le vide, accroché seulement par un élastique, sa vie remise entre les mains de personnes inconnues à qui on fait une confiance aveugle. La suite importait peu. Nous nous dirigeâmes nous aussi vers la voiture. Les enfants parlèrent de cet homme comme d’un super-héros, ils étaient fascinés. Ce discours qu’ils avaient eu pour moi la semaine dernière après mon saut en parapente me manquait déjà. J’aurais voulu être à la place de ce gars et sauter dans le vide à nouveau sous les yeux de mes enfants, leur montrer combien j’étais fort, courageux, prêt à tout, à quel point je n’étais pas comme les autres, à quel point j’étais fou et excessif. Depuis que j’avais quitté Gabriel et Thomas, chaque jour je me jetais dans le vide, sans être sûr de retomber sur mes pieds, sans aucun élastique pour me remonter. Je chutais. Comme l’image de Gabriel près du barrage. Je ne pouvais pas leur dire cela. Ils ne comprendraient pas. Ils n’avaient pas à entendre cela de leur père, sa fragilité, son âme perdue, sa dépression. Ce qu’ils devaient percevoir de moi, c’était ma présence, mon écoute, ma confiance. Ce que je voulais, c’était être vraiment avec eux. Pendant le temps qui était le mien, je n’étais que pour eux. Alors que je savais, d’après ce que pouvaient me raconter les garçons, que chez eux leurs mères ne pouvaient pas forcément le faire, prises par le quotidien. Mon seul avantage se tenait là. J’avais tous mes jours sans eux pour préparer leur venue, m’organiser pour être disponible à 100 %.

Sur le trajet du retour, Gabriel et Thomas s’effondrèrent, bercés par les lacets. Damien regardait par la fenêtre en silence. J’étais perdu dans mes pensées. J’essayais d’imaginer des choses à faire les prochains jours. Je m’angoissais déjà à l’idée que la fin approchait et que, comme d’habitude, les jours passaient trop vite. Il ne restait plus qu’une semaine. Je n’avais toujours pas trouvé le moyen de ralentir le temps.

L’image de mon petit frère qui rentrait enfin à la maison m’apparut alors. Je le voyais très bien débarquer avec son immense sac-à-dos, récupérant sur le tapis roulant son énorme malle. Il me répétait souvent que toute sa vie tenait là-dedans. Au fil des années, même avant le décès de notre mère, il s’était dépouillé du maximum. Il n’avait jamais voulu accumuler, ni posséder. Il avait toujours été un garçon discret, qui ne voulait pas prendre de place. Petit, il était longtemps resté dans mon ombre. J’étais plus exubérant, plus contestataire. Il était timide et renfermé. Partir lui avait permis aussi de s’émanciper, de couper le cordon avec deux modèles d’hommes qui peut-être l’entravaient, son père et son grand frère.

Damien et Gabriel allèrent se coucher à l’étage inférieur. Ce soir, ils s’endormirent rapidement. Les jours précédents, j’avais entendu Gabriel demander à son frère de lui raconter une histoire. Damien lisait beaucoup et s’essayait de temps en temps à l’écriture, des trucs assez naïfs, quelques poèmes de son âge et des espèces de rédactions améliorées. Il me les faisait lire, attendant toujours avec beaucoup d’appréhension mon avis. J’étais diplomate mais je ne voulais pas non plus lui mentir. Je trouvais des commentaires faciles, je le félicitais pour le travail, lui disait que le premier jet n’était jamais le meilleur, que les grands écrivains corrigeaient beaucoup, qu’il fallait peut-être reprendre certains passages. Ou parfois, je disais seulement « c’est bien » ou « c’est pas mal ». Je ne lui donnais pas trop d’espoir mais je ne le brisais pas non plus. Il avait fini par accepter la demande de son frère. En haut des escaliers, alors que j’avais au départ voulu leur dire qu’il était tard et qu’il fallait dormir, je m’étais assis et j’avais écouté. Damien s’était lancé dans une histoire sur un bateau avec un tueur à la hache qui zigouillait tout le monde. Il avait déjà lu plusieurs romans de Stephen King et l’influence était assez claire. Gabriel était peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses mais j’avais laissé mes enfants profiter de cet instant. Damien avait déroulé son histoire jusqu’à entendre le souffle régulier de Gabriel s’enfoncer dans le sommeil. Il avait continué les nuits suivantes. Je n’avais pas tout écouté. Je m’enfermais parfois aux toilettes pour lire, le temps que Thomas s’endorme. Une fois, alors que je m’étais couché, j’avais à nouveau entendu la voix déjà grave de Damien qui avançait dans son récit. Je ne percevais pas les mots, c’était plutôt une musique lancinante, une berceuse lointaine qui réussit à m’endormir. Du coup, la journée, Gabriel demandait à son grand frère des détails sur l’histoire, voulait être sûr de n’avoir rien loupé. Il était impatient d’être au soir pour entendre la suite.

Le samedi matin, alors que deux semaines de vacances venaient déjà de s’écouler en un clin d’œil, les enfants étaient sur la terrasse et finissaient leur petit-déjeuner. J’avais refermé la porte-fenêtre. J’étais à l’intérieur, assis sur le canapé. Je lisais Le fusil de chasse de Yasuhi Inoué, tout en écoutant le dernier album de Pink Floyd, « The division bell ». Je m’accordais un court instant de calme, quelque chose s’approchant du bonheur. Pourtant, dans une semaine, nous serions déjà sur le chemin du retour. Je comptais les jours dans ma tête, comme quelqu’un qui connait déjà la date de son incarcération et qui voit très nettement le temps l’aspirer. Il fallait profiter à fond de la troisième partie de nos vacances. En même temps, plus nos journées étaient remplies plus elles passaient à une vitesse folle. Et, au contraire, une journée d’ennui pouvait très vite ressembler à une journée gâchée.

Les enfants rentrèrent, se plaignant déjà de la chaleur. Damien s’approcha de la pochette du Pink Floyd. Ce n’était pas son genre de musique. Il avait dans son walkman des cassettes de Nirvana. Le chanteur était mort dans l’année. Ou encore d’un groupe dont j’avais mis du temps à comprendre le nom, Rage against the machine. Il écoutait de la musique de son âge, qui hurle, qui revendique, qui proteste. Il était tout de même curieux, prêt à écouter des choses inconnues. Il semblait apprécier ce qu’il entendait par-dessus les voix de ses frères. Pour moi, sa musique, c’était surtout du bruit, des mecs énervés qui gueulaient dans un micro. Je ne critiquais pas. Je savais à quel point un père pouvait ne pas comprendre la musique écoutée par ses enfants. Mon père avait rejeté en bloc tous les 33 ou 45 tours que je passais à la maison. Les Beatles, les Rolling stones, Pink floyd, etc. Ce n’était pas de la musique pour lui. Je ne voulais surtout pas ressembler à mon père et repousser tout ce que je ne comprenais pas. Je n’aimais pas mais je m’intéressais, j’essayais de comprendre, et puis c’était quand même du rock, avec des sons de guitares. Gabriel, lui, écoutait ce qui s’appelait de la dance. C’était trop dur pour mes oreilles mais c’était vrai que c’était entrainant et que ça restait dans la tête. Je me forçais à écouter. Je laissais parfois un morceau qui passait à la radio pour leur faire plaisir. Gabriel et Thomas hochaient la tête en rythme. Damien marmonnait parfois le refrain tout en plissant le front, comme étonné de lui-même.

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