Quelques jours avec eux - 03

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À la fin de la première semaine, j’accompagnai les enfants à la cabine téléphonique. Ils avaient déjà écrit une carte postale pour leur mère respective mais il fallait désormais les appeler. Pour ma part, je m’étais dit que ce serait peut-être bien aussi de prendre des nouvelles de mon père. Je n’avais pas grand-chose à lui dire et lui non plus sûrement. Je caressais l’espoir que cela nous rapprocherait peut-être un peu. Quasiment 37 ans à essayer sans succès mais j’y croyais encore.

Nous prîmes la voiture pour descendre la colline. Après, je comptais les emmener au Luna Park de Saint-Tropez. Nous avions vu des affiches partout. Un avion qui trainait sa banderole publicitaire était passé à de nombreuses reprises. C’était sûrement un attrape touristes et un lieu où j’allais dépenser plus que de raison. Mon banquier ne m’appelait pas. Je travaillais au siège de cette banque. C’était plus simple pour les découverts ou les agios mais je devais tout de même faire attention. C’était plus simple mais ce n’était pas bien vu.

Thomas et Gabriel entrèrent les premiers dans la cabine. Je leur avais confié ma carte. Il avait fallu décider qui allait l’insérer dans la fente, qui composerait le numéro, qui tiendrait le combiné en premier. Entre eux, tout était toujours une question de jalousie, de place, d’égalité parfaite. Ça devait être épuisant à la longue.

J’étais resté dehors assis sur le capot de la voiture, Damien à mes côtés. Nous regardions les garçons se passer le combiné ou se l’arracher des mains, parler en même temps, se traiter de noms d’oiseaux, crier, bouder. C’était un sacré spectacle.

- Je ne sais pas si Isa comprend quelque chose à ce qu’ils disent, dit Damien.

- Oui, en effet… Ils sont parfois difficiles à suivre quand ils parlent tous les deux.

Je me tournai vers mon grand garçon. Il avait déjà 14 ans. Il était grand, maigre, avec de longs bras. Il avait les cheveux mi-longs, gras, et une peau déjà remplie de boutons. En plein dans l’adolescence. Ses regards sur les jeunes femmes à la plage en disaient long sur la montée d’hormones dans son corps.

Je m’aperçus soudain que j’avais oublié qu’il avait pu être un dommage collatéral de mon récent divorce. Il venait à l’appartement depuis toujours, avait connu Isa comme seule belle-mère, avait passé tous ses étés au Portugal avec nous, accueilli par une famille qui n’était pas la sienne au départ et par qui il s’était fait adopter. Quitter cette femme et tout ce qui allait avec, c’était également emporter Damien avec moi et le faire lui aussi quitter tout ça. À cause de moi, il avait divorcé et avait dû abandonner sa famille d’un week-end sur deux et de la moitié des vacances scolaires. Je ne m’étais pas rendu compte, dans mon égoïsme, dans ma souffrance personnelle, qu’il pouvait lui aussi avoir du mal à s’en remettre. J’avais envie de le prendre dans mes bras et de lui présenter mes excuses. Pour avoir trompé sa mère. Pour avoir à nouveau failli avec la mère de ses frères. Pour être un papa seul, déprimé et mal en point. Il me fit alors un grand sourire, remarquant soudain que je le dévisageais depuis plusieurs secondes. Il avait l’air bien. Il avait l’air, malgré tout, d’avoir la tête sur les épaules. Thomas et Gabriel vinrent nous rejoindre.

- À toi Damien, dit Gabriel. Maman t’embrasse.

- Cool. Moi aussi. Elle va bien ?

- Oui, oui. Elle est fatiguée.

- C’est le bébé ! ajouta naïvement Thomas.

Je vis Gabriel et Damien lever les yeux au ciel. Thomas se mit la main devant la bouche. J’étais bien sûr au courant pour le bébé. Je savais aussi qu’ils évitaient le plus possible d’en parler. Je ne crois pas que leur mère leur avait interdit de le faire. D’eux-mêmes ils avaient préféré ne pas trop mentionner ce sujet en ma présence. Ils ne savaient pas trop quoi en penser. Un nouvel homme (enfin l’amant qui avait été officialisé), un nouveau bébé, un déménagement prévu. Tout cela allait trop vite.

J’avais su assez rapidement après mon départ pour le bébé. J’avais remarqué le ventre d’Isa et quelques signes m’avaient mis la puce à l’oreille. Elle avait porté deux enfants à mes côtés. Je l’avais à chaque fois observée en détails pour la comprendre et prévenir les problèmes en cas de besoin. J’avais noté les dimanches soirs, lorsque je ramenais les enfants, les boutons qui se multipliaient sur son visage et les cernes sous les yeux. Puis, une fois, juste avant que je ne reparte vers ma vie minable, elle m’avait retenu pour m’annoncer la nouvelle que j’avais déjà devinée. Elle ne l’avait pas prévu. C’était un accident mais elle avait trouvé ce cadeau de la vie merveilleux, cette dernière chance d’être maman avec un homme qu’elle aimait. Je l’avais félicitée, poliment, et j’étais parti. Dans la voiture, avant de démarrer, j’avais refait le calcul. Elle m’avait donné la date du terme. Quand j’avais quitté la maison, elle était déjà enceinte. Ça, ça m’avait cloué sur place. J’avais longuement pleuré. J’avais été tellement con à m’acharner sur notre couple qui était mort depuis si longtemps déjà. J’aurais dû partir beaucoup plus tôt. Après la naissance de Thomas, c’était là que tout avait commencé à merder.

J’avais digéré la nouvelle depuis. J’en gardais quand même une rancœur, même si je souhaitais à Isa tout le bonheur possible avec ce nouvel enfant. Je ne portais pas trop dans mon cœur cet homme qui pour le moment habitait chez moi, couchait dans mon lit, avec ma femme, et surtout avait tous les jours l’œil sur mes enfants quand moi, je ne pouvais les voir qu’en photos. Ce mec, je l’enviais et je le détestais. Il avait le beau rôle. Il avait récupéré mon appart, ma femme et mes enfants. Moi, je n’avais plus rien.

- Les enfants, je suis au courant pour votre petit frère… Vous avez le droit d’en parler, les rassurai-je. Bon, Damien, à toi.

L’aîné de mes fils prit la carte téléphonique et entra dans la cabine. Je restai à ma place, sur le capot de la voiture pendant que Thomas et Gabriel jouaient avec des bâtons et des feuilles sous un arbre. Damien me semblait tendu derrière les portes en plexiglas. Je savais qu’il craignait toujours de tomber sur son beau-père. Sa mère s’était remariée alors que Damien n’avait que trois ans. Elle avait cherché une figure paternelle pour son fils et avait trouvé ce type autoritaire et taciturne dont Damien ne parlait pas beaucoup ou alors plutôt en mal. Il ne l’appréciait pas et ce connard semblait bien le lui rendre. Martine, avait voulu m’effacer de sa vie mais n’avait pas réussi. Malgré tout, elle avait demandé à son nouveau mari de prendre la place d’un père à la maison. On avait imposé à Damien d’appeler cet homme « papa », n’écoutant pas mes objections, mes plaintes, mes cris. J’étais celui qui causait des problèmes, l’éternel contestataire, mais avais-je même le droit à la parole, après ce que j’avais fait ? On me remettait souvent en pleine face mon écart, mon quart d’heure sexuel avec une autre femme, pour me clouer le bec. C’était l’argument ultime. J’étais pourtant bien le père de cet enfant, j’avais pourtant bien mon mot à dire. Il n’avait qu’un seul père et c’était moi. Que cela en froisse certains, Martine la première, je n’en avais rien à foutre. Je n’avais pas demandé à Damien d’appeler Isa « maman ». Au milieu de tout ça, Damien avait souhaité ne peiner personne et s’était arrangé avec les règles qu’on lui imposait. Il s’était forcé à appeler son beau-père « papa » et avait tout fait pour que je ne le sache pas, que je ne m’en rende pas compte. En tout cas, jusqu’à il y a encore quelques années. Il avait fini par refuser, s’apercevant par lui-même que cela n’était pas normal. Ce changement avait provoqué dans leur foyer des discussions difficiles, des disputes, des pleurs mais il avait tenu bon. Damien avait fini par m’en parler, un dimanche soir alors que je le ramenais chez lui et que j’habitais encore avec ses frères et Isa.

Devant chez Martine, juste avant d’ouvrir la porte, il m’avait dit : « Papa, ne t’inquiète pas, il n’y a plus personne d’autre que j’appelle papa ». Il m’avait fait la bise et était sorti. Je l’avais regardé claquer la portière, passer devant la voiture et entrer chez lui par la porte du garage en me faisant un petit geste de la main. J’étais fier de lui. Il m’en avait fallu du temps pour m’imposer en tant que père de cet enfant mais il me semblait désormais que c’était fait.

Damien resta quelques minutes avec sa mère. Il avait le sourire. Ils étaient très complices. Je ne sais pas ce que la vie aurait fait de nous trois si nous étions restés une famille unie. Je préfère ne pas trop y penser. Pourtant je crois que nous n’aurions pas été heureux. Ce n’était pas d’un homme comme moi dont Martine avait besoin. Ni de celui avec qui elle était désormais. Elle avait surtout besoin de reprendre confiance en elle, d’exister par elle-même et de trouver quelqu’un avec qui partager sa vie et non la subir.

Il sortit de la cabine et me rendit ma carte.

- Il reste des unités. Tu peux appeler pépé.

Il alla rejoindre ses frères. Je n’étais pas très motivé à l’idée d’appeler mon père. Je me souvenais de notre dernière conversation. Elle avait duré à peine deux minutes. Après les questions d’usage sur la santé de chacun, j’avais toujours l’impression que je le dérangeais. Il n’avait jamais été quelqu’un de très bavard, mais au téléphone c’était pire que tout. Avant, je ne m’en rendais pas compte. Je parlais avec ma mère et elle me donnait des nouvelles de mon père. Maintenant qu’elle n’était plus là, je ne pouvais parler qu’avec lui et c’était vite très limité.

J’entrai donc dans la cabine et composai le numéro de téléphone que je connaissais par cœur. Même quatre ans plus tard, j’avais toujours le secret espoir d’entendre la voix fluette de ma mère me répondre. Au bout de deux sonneries, mon père décrocha et je l’entendis prononcer son « j’écoute » traditionnel.

- Allo, papa, c’est Pierre.

- Ah Pierre, comment ça va ?

- Bien. Je suis en vacances avec les enfants. On est au bord de la mer. C’est superbe.

- Ah, c’est bien. Vous êtes où exactement ?

- Du côté du Lavandou.

- Nous y étions allés avec ta mère, il y a très longtemps. Elle avait aimé ce voyage. Les plages hors saison…

Il y eut alors un silence entre nous, court mais rempli de non-dits. Il devait penser à cette femme dépressive qu’il avait passé sa vie à porter à bout de bras, à aimer pour deux. Il devait se souvenir des allers-retours dans les différents hôpitaux, de la surveillance continue et du jour où elle avait fini par réussir à se foutre en l’air. Comme il avait été inutile et impuissant. Moi, je me rappelais ma mère, sa beauté, sa douceur, sa tendresse. Je me rappelais sa voix quand elle me consolait, l’amour qu’elle me donnait. Je me rappelais son regard dans le vide parfois, ses maux de ventre, ses migraines. Je me rappelais son corps raide et froid au milieu du lit le jour de sa mort, et à quel point, alors que nous étions la veille de l’été et qu’il faisait déjà chaud, j’avais senti un vent glacial tout dévaster au fond de moi. Je me rappelais combien nous nous étions sentis tous les trois, mon père, mon petit frère et moi, démunis, seuls et abandonnés.

- En tout cas, on passe un bon moment, repris-je.

- Tant mieux. Comment vont mes petites fripouilles ?

- Ils sont en pleine forme, répondis-je en jetant un coup d’œil vers mes garçons qui semblaient jouer à chat. Et toi, comment tu vas ?

- Bah, tu sais, comme un vieux.

Il aimait bien répondre ça alors qu’il n’avait en réalité que 58 ans. Depuis la mort de ma mère, il avait, c’était vrai, vieilli un peu plus vite. Ne pas sortir et broyer du noir n’aidaient pas. Cependant, il restait encore jeune. Enfin, pour lui, il était plutôt dans un âge mal défini qui commençait à lui peser sur les épaules. Je le voyais très bien dans l’appartement assis dans son fauteuil, la télé allumée, ses mots fléchés sur l’accoudoir, ses chaussons bien alignés. Être à la retraite, veuf, dans un HLM de banlieue, j’avais du mal à imaginer une vie plus triste.

- Bon, papa, je vais y aller. Les enfants sont dehors et s’impatientent.

- Oui, bien sûr. Ah, au fait, ton frère m’a appelé. Il rentre bientôt. Il voulait te parler. Il m’a dit qu’il t’avait laissé un message sur ton répondeur, chez toi.

- C’est une bonne nouvelle ça ! Il t’a dit quand il rentrait ?

- Non, il ne savait pas trop lui-même. Dans quelques jours. Il a dû t’expliquer ça sur son message.

- Très bien. Je vais voir ça. Bon, papa, on se rappelle d’ici quelques jours.

- Ok. Passe le bonjour aux garçons.

Je raccrochai en pensant à mon petit frère. Jean-Philippe et moi avions seulement une année d’écart. Nous avions toujours été très proches. Jusqu’au décès de notre mère en tout cas. Après, au lieu de nous retrouver tous les trois ensemble, de nous soutenir mutuellement, nous avions éclaté en plein vol. Chacun avait suivi sa manière de faire le deuil, sa manière de survivre à ce désastre. Notre père s’était enfermé dans le silence. Mon frère avait tout quitté, avait voulu s’exiler, mettre de la distance entre lui et tout ce qui pouvait lui rappeler l’absence de sa mère. Moi, je m’étais accroché à mon couple qui perdait pied et à mes enfants, je m’étais accroché à ma famille que je voulais garder unie et qui était en réalité à deux doigts d’exploser elle aussi.

Les trois hommes que ma mère avait laissés derrière elle s’étaient maintenus à la surface comme ils pouvaient, avec leurs armes, mais pas main dans la main, pas de manière solidaire. Chacun avait traversé son deuil seul.

Jean-Philippe rentrait donc. Après presque trois ans d’exil, un peu partout en France, en Afrique et à La Réunion. Son retour me remplissait d’une joie étrange. Je voulais le revoir. En même temps, je craignais son retour. L’homme qui nous avait laissé n’était sûrement plus le même aujourd’hui. Moi non plus d’ailleurs. Les lettres que nous avions échangées au cours de son absence pouvaient le prouver. Et si nous n’avions plus rien à nous dire ? Rentrait-il pour de bon ? Comment allais-je retrouver mon petit frère ?

Je sortis ma tête de la cabine pour appeler les enfants. Ils approchèrent, curieux.

- Votre grand-père vous embrasse. J’ai encore un petit appel à passer et on pourra y aller. Vous tenez le coup ?

- Oui, ok papa. Mais dépêche-toi ! On a envie d’aller au Luna Park ! cria Gabriel.

Thomas cria aussi. Damien sourit. Il me regardait plus intensément, essayant de percer un secret que j’étais peut-être en train de lui cacher. Ils restèrent près de la voiture pendant que je composais le numéro de chez moi. Avec un code spécial, je pouvais consulter à distance les messages qu’on me laissait et décider de les garder ou de les effacer. Je n’utilisais pas trop souvent ce nouveau service. Habituellement, je n’étais pas trop emmerdé par le nombre de messages sur mon répondeur.

Malgré ce que m’avait dit mon père, je fus surpris d’entendre la voix lointaine de mon petit frère. Jean-Philippe me prévenait en effet qu’il comptait rentrer dans les prochains jours et qu’il espérait pouvoir me voir très rapidement. Il me confirmait aussi qu’il rentrait définitivement en métropole. Il me donnait un numéro de téléphone où je pouvais le rappeler demain matin. Je raccrochai. Je n’avais plus beaucoup d’unité sur ma carte téléphonique et rien pour écrire. Je le rappellerai demain après avoir noté le numéro de téléphone en consultant à nouveau mon répondeur.

J’ouvris la voiture. Les enfants entrèrent, excités.

- Les gars, je viens d’apprendre que tonton JP a prévu de revenir en France très bientôt.

- Ouais, cool, s’extasia Damien.

- Super, ajouta Gabriel.

Thomas ne dit rien. Il n’était peut-être plus très sûr de savoir qui était ce tonton.

Mon petit frère n’avait ni femme ni enfant. Il semblait vivre comme un solitaire, un ermite, que mes enfants voyaient réapparaitre de temps en temps, dans une carte postale pour leurs anniversaires ou dans un appel téléphonique à l’occasion. Eux qui avaient du côté de leurs mères des oncles et des tantes plus « classiques » avec les repas de Noël interminables et les cousins-cousines qui vont avec, Jean-Philippe faisait forcément figure d’original.

Depuis la mort de notre mère, et sa fuite, sa disparation même, mon frère n’avait pas manqué à grand monde. Il n’avait pas vraiment d’amis ni de collègues proches. Pas de famille. Il n’avait que notre père et moi. Et mes enfants. Difficile de s’attacher à mes femmes, je ne les gardais pas. Fort de ces constatations, il n’avait pas éprouvé le besoin de rentrer. Il s’était aperçu que le manque pouvait s’apprivoiser et que le vide au creux de nous pouvait se combler par des centaines de choses différentes, même du silence.

Sur mon répondeur, j’avais entendu la voix de quelqu’un de résolu, quelqu’un qui était parvenu au bout de son voyage et qui voulait revenir poser ses valises, s’installer, reprendre le cours de sa vie. C’était en tout cas ce que je lisais entre les lignes. Il me tardait de l’appeler pour en savoir davantage.

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