La vie, c'est une grosse ****. Sans vouloir heurter votre sensibilité bien sûr. On m'a toujours appris que je devais donner, donner et donner encore, que c'était bon pour le karma, pour la santé. Un sourire toujours vissé sur le visage et un altruisme à toute épreuve, je subissais donc les vicissitudes du monde avec un pragmatisme tout particulier. Je me pliais bien volontiers aux carcans qui m'étaient imposés, faisant semblant d'y ajouter une "petite touche personnelle" pour me donner l'impression que j'étais moi-même. Malgré tout.

Je pensais que si je mangeais autant, ce n'était qu'une question de période, que celle où je mangerai moins finirait par arriver ; qu'à trop manger, je finirai bien par être dégoûtée. Certes, je me connaissais assez bien. Ce moment où la nourriture me répugnait finissait bel et bien par arriver, me confortant dans cette idée qu'il n'y avait pas de quoi s'alarmer.

Je pensais que si mes cheveux tombaient autant, ce n'était qu'une histoire de saison. En effet, d'après les experts d'internet, toutes les femmes perdent leurs cheveux à l'arrivée du printemps. Il n'y avait donc aucune raison pour que je sois différente des autres.

Je pensais que si je ne voyais plus mes parents, c'était parce que j'étais une petite amie aimante et attentionnée qui préférait cent fois s'occuper de celui avec qui elle se voyait déjà finir sa vie même si, lui, ne pensait à rien de plus qu'à ses jeux vidéos. C'est un truc de mec, me disais-je en essayant de m'intéresser à cet univers virtuel qui me donnait l'impression de me rapprocher de lui.

Je pensais tout simplement que le dit monde finirait forcément par me rendre cette jeunesse que je sacrifiais pour d'autres. Et pourtant, trahison après trahison, j'ai fini par comprendre, trop tard sans doute, qu'à tant donner, je m'étais tout simplement oubliée, que mon existence ne se résumait qu'à faire entrer le soleil dans la vie des autres en gardant pour moi toute l'ombre que j'avais enlevée ailleurs.

Comment en étais-je arrivée là ? Pourquoi mes habitudes s'étaient installées si profondément que j'étais devenue incapable d'analyser objectivement que je pressais lentement le bouton d'autodestruction ? Mais le plus important, qui étais-je vraiment ? Étais-je cette scientifique que je fus forcée de devenir parce qu'il n'y a pas plus bel accomplissement que de faire partie de cette élite mathématique ? Etais-je vraiment cette jeune femme qui rêvait de se marier avec le prince charmant et d'avoir une ribambelle d'enfants à élever dans l'amour et la joie ? Avais-je seulement, ne serait-ce qu'un jour, imaginé ma vie autrement que par procuration ? Etais-je même capable de subsister sans ces autres que j'avais pris l'habitude de soutenir sans jamais faillir ? Triste constat que de se rendre compte après tant d'années que, finalement, depuis plus de 25 ans, je n'étais rien. Rien du tout.

Si seulement j'avais pu me poser toutes ces questions existentielles plus tôt. Si seulement j'avais su écouter les signes que mon corps s'évertuait à m'envoyer. Si seulement j'avais pu comprendre qu'on ne vit qu'une fois, qu'on devrait vivre cette seule et unique vie pour soi. Ah ça ! Peut-être aurais-je pu réaliser les rêves que je pouvais encore avoir quand j'étais jeune, innocente et pure. Ou peut-être serais-je déçue de n'avoir pu atteindre ces idéaux que je me serais fixés parce qu'ils étaient trop ambitieux. Au moins n'aurais-je pas manqué ma chance de m'y risquer. Au moins n'aurais-je pas l'air aussi pathétique qu'aujourd'hui. Mes habitudes n'ont finalement que peu changées. Il n'y a guère qu'à moi que je fais pitié. Pour les autres, je suis encore ce soleil qui illumine leurs mornes journées, comme si les miennes n'étaient qu'un écran de fumée...