VIII. Un heureux événement

10 minutes de lecture

Le lendemain de la tant attendue fête annuelle, jamais on n’a vu les parents Phenegel autant ravis. Ils jubilent presque. Pour une fois que tout se passe comme ils le souhaitent, et à leur avantage ! Toute la soirée leur nom a été prononcé, mais pas à voix basse comme souvent : les villageois venaient présenter leurs éloges d’eux-mêmes. Peut-être même que, depuis leur arrivée dans la ville, ils ne se sont jamais sentis autant appréciés. Faisant preuve d’un minimum de bienveillance, Namtar a décidé d’exempter les enfants de leçons d’étiquette pendant un certain temps.

Par cet après-midi ensoleillé, la météo semble s’accorder avec les humeurs familiales. Kiro passe son temps dans la roseraie, à l’abri des regards, où il peut simplement s’amuser comme un enfant de son âge. Felicia s’occupe d’affaires de maîtresse de maison, tandis que Namtar prend du bon temps, à siroter son thé et se perfectionner aux jeux de stratégies.

Pourtant, en haut du manoir, derrière sa fenêtre, Timen se sent plus seul que jamais. Il redoutait la fête annuelle, celle-ci tout particulièrement. Sans trop comprendre pourquoi, Felicia a délégué toute la pression sur ses frêles épaules. De plus, Kiro ayant finalement atteint les 6 ans, âge auquel il peut danser en toute sécurité autour d’autres couples, cela impliquait que Timen devait lui aussi y prendre part. Pendant trois chansons complètes, au minimum, il a été obligé de se pavaner avec son fiancé. Cette pensée le dégoûtait autrefois, mais depuis hier soir, différentes idées l’habitent. Son père lui répète souvent qu’il comprendra quand il aura pris de l’âge, mais… Comprendra-t-il un jour son désir incessant de rester près de Kiro ?

N’écoutant que son cœur dans un accès de folie, il dévale les escaliers à toute vitesse pour se retrouver près de Kiro en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Son père, trop occupé à piquer du nez, ne lui fait aucun reproche. Alors que Timen arrive près de Kiro, il commence à douter de son acte. Pourquoi diable a-t-il souhaité le rejoindre ? Il ne veut pas rester près de lui, et il n’aime pas les fleurs, mais…

Kiro l’accueille de son sourire toujours aussi radieux, les mains pleines de fleurs. Timen n’a même pas le temps de dire un seul mot que son fiancé dépose délicatement sur son crâne une couronne de fleurs qu’il a soigneusement tressé selon les apprentissages de Yuki. Un assortiment chamarré de pâquerettes, roses et violettes. Ce geste le laisse déconcerté un instant. Comment ? Pourquoi ? Aussi loin qu’il se souvienne, Kiro a toujours été gentil avec lui, malgré tout ce que fait Timen pour l’embêter. Au début, ce comportement l’énervait, alors il voulait l’embêter encore plus. Aujourd’hui, c’est différent. Il ne le comprend toujours pas, mais il en voudrait plus. Il aimerait rester dans leur univers à tous les deux, sans parents ni maire dans les alentours, sans villageois qui chuchotent son nom, sans étiquette à respecter. Juste là, comme maintenant, à cueillir des fleurs.

Il s’agenouille pour observer ce que fait son fiancé. Celui-ci tourne la tête pour le dévisager. Son regard est neutre, mais ses lèvres affichent un sourire naturel. Il y a à peine quelques jours, Timen aurait craché une insulte uniquement pour effacer ce sourire, mais en cet après-midi, il veut découvrir ce qui se cache derrière.

  • Tu peux m’apprendre ?
  • De quoi ? demande Kiro, surpris par la soudaine curiosité de celui-ci.
  • Faire une couronne de fleurs… souffle Timen comme s’il avouait un secret.

Kiro écarquille les yeux. Son fiancé n’a jamais été aussi sincère avec lui pendant tout le temps où ils ont grandi ensemble. Ses yeux brillent, il semble porter sur ses épaules un poids inconnu et trop lourd pour lui. Qu’est-ce qui a bien pu le faire changer d’avis de la sorte ? Depuis quand est-il devenu si gentil, si… humain, avec lui ? Et surtout, si honnête avec lui-même ? Finalement, le visage de Kiro s’illumine d’un large sourire.

  • Bien sûr ! s’enthousiasme-t-il en se levant rapidement.

Sans dire un mot de plus, il attrape les mains de Timen et le tire vers lui. Leurs nez se retrouvent à quelques centimètres l’un de l’autre. Le jeune Phenegel sent son estomac se tordre, ses joues s’enflammer et ses jambes vriller. Comment se sont-ils retrouvés si proches ? Il n’a rien vu venir. Gêné, il retire des mains et les plaque dans son dos. Kiro ne fait aucune remarque, il sourit simplement, comme à son habitude. Il se retourne pour s’agenouiller quelques mètres plus loin, près d’un parterre de pâquerettes. Il fait signe à son fiancé de le rejoindre.

Timen hésite, mais il ne peut plus faire marche arrière à présent. C’est lui qui a demandé. Même s’il ne veut pas vraiment apprendre comment faire des couronnes de fleurs, il voudrait en offrir une à son fiancé, car c’est un sentiment très agréable, léger. Alors il s’approche, et s’assoit à ses côtés. Kiro commence son explication de la manière la plus claire et précise possible, tandis que Timen écoute attentivement et reproduit les moindres gestes.

Au fond de lui, même s’il ne veut pas l’admettre, entendre la voix de Kiro l’apaise. Voir son sourire lui redonne de l’énergie. Etre auprès de lui donne l’impression d’avoir une famille, une vraie. Il ne comprend pas encore ce sentiment, et déteste la sensation d’avoir l’estomac retourné. Ce sont des pensées nouvelles qu’il tente de chasser par tous les moyens de son esprit. Mais plus il les repousse, plus elles sont fortes et s’ancrent en lui. Bientôt, il ne pourra plus le nier.

Il apprécie Kiro.

Après de longues minutes où les enfants se sont amusés ensembles, un carrosse fait irruption chez les Phenegel, réveillant Namtar sur sa chaise. Les couleurs ne sont pas harmonieuses, le cocher semble avoir été recueilli à la rue et les roues ne sont pas droites. Il n’y a même pas de rideaux aux fenêtres, seulement du verre fraîchement dépoussiéré. C’est bien l’unique carrosse de la famille Milleria, reconnaissable entre mille.

Le visage de Kiro s’illumine plus encore, comme si tout le bonheur accumulé juste avant n’était que factice. Timen a soudain l’impression que son cœur est si lourd qu’il en tombe plus bas que terre. Kiro semblait s’amuser juste avant, mais il suffit qu’un membre de sa famille apparaisse pour qu’il montre ce visage ? A-t-il déjà semblé si heureux en sa présence ? Plus que vexé, Timen est triste. Tout ce qu’il demande, c’est partager son semblant de bonheur, et en recevoir de la part de son fiancé.

Avant de partir en courant vers le carrosse, Kiro prend le temps de se retourner pour attraper la main de Timen et lui crier :

  • Viens !

Timen se laisse faire, et la voilà à se faire traîner derrière son fiancé. Il n’a même plus envie de sourire, et ne remarque pas lorsque la couronne de fleurs s’envole.

Lorsque les enfants arrivent essoufflés devant le carrosse, leur surprise s’accentue : Sorel est venu leur rendre visite, mais il n’est pas seul. Il descend les deux petits marches bancales et, sans dire un mot, tend la main vers l’intérieur du véhicule. Une gracieuse main gantée vient se poser sur la sienne, et il en sort une charmante jeune fille, du même âge que son cavalier. Olivia. Ses longs cheveux roux tombent dans son dos en boucles soyeuses, couverts d’un fin chapeau de paille tressé et orné de fleurs. Son élégante robe souple s’accorde parfaitement avec ses bottines de cuir brun, et ses gants lui couvrent les poignets distingués de bracelets dorés.

A ses côtés, lui tenant toujours la main, se tient fièrement l’aîné des fils Milleria. Il a, certes, enfilé ses plus beaux vêtements, mais sa prestance ternit l’élégance de celle qui l’accompagne. Sa tunique n’est pas adapté à sa carrure, la boue sur ses chaussures a été grattée ce matin et sa posture révèle le travail physique qu’il fournit chaque jour. Heureusement pour lui, Olivia ne s’intéresse pas au rang de ses amis, seule la personnalité compte, et Sorel ne pourrait être plus attentionné envers elle.

L’annonce de leur arrivée atteint les oreilles de Felicia, qui se précipite dans la cour. Que veulent donc ces vautours ? Comment osent-ils leur rendre visite sans même s’annoncer au préalable ? Tout ça pour se pavaner chez eux avec une femme à son bras, quel culot ! Ses talons claquent sur le sol carrelé du hall d’entrée. Quand son pied se pose sur les dalles du jardin, Namtar accourt à ses côtés et lui tend son bras.

  • Il vient nous la présenter car il compte l’épouser, chuchote-t-il à sa femme alors qu’ils avancent à pas de loup.
  • Quel culot il a ! grogne celle-ci. Il veut juste faire son intéressant et nous montrer sa réussite, je hais cette arrogance.
  • Sois courtoise, continue Namtar alors qu’ils approchent lentement des invités. Je te rappelle que si cette famille n’a plus besoin de notre accord, ils nous mettront à la porte. Il n’est pas question que l’on se fasse humilier de la sorte, Felicia, siffle-t-il en fronçant les sourcils.

La maîtresse de maison grogne à nouveau. Elle n’aime pas se sentir en position inférieure, et que les autres décident à sa place. D’un côté, elle doit amadouer la pauvre fratrie Milleria, et de l’autre, se battre contre le maire fouineur. Si les fils commencent à tous se marier, auront-ils toujours besoin du contrat qu’ils ont signé ? Si celui-ci est brisé, le maire se fera une joie de les jeter hors de sa précieuse ville. Hors de question de lui causer pareille joie. Felicia reprend contenance, adoucit les traits de son visage, et tente même de sourire. Ces derniers mois, elle n’essaie plus d’intimider les fils Milleria, car sa présence ne leur fait plus aucun effet. Autant paraître agréable dans ce cas.

  • Bienvenus, je ne savais pas que vous veniez, je n’ai rien préparé, rit-elle comme si elle était réellement gênée.
  • Ne vous en faites pas, Felicia, commença Sorel.

Entendre son prénom dans la bouche de ce paysan lui retourne l’estomac. Ce vaurien le fait-il exprès pour montrer qu’il n’a plus peur, ou bien la considère-t-il sincèrement comme sa famille ?

  • Je viens vous présenter Olivia, ma fiancée, continue-t-il en montrant sa compagne alors que le rouge lui monte aux joues. Nous n’avons pas encore prévu de mariage, mais nous serons ravis de vous y voir, insiste-t-il en plongeant son regard dans celui de sa belle-sœur.
  • Mais avec joie, sourit Felicia, contenant la rage qui lui remonte dans la gorge.

Vu de l’extérieur, la scène semble n’être qu’une banale réunion de famille. Mais vécue depuis l’intérieur, chacun se fait sa propre opinion de cette confrontation.

* * *

Le lendemain, les enfants se rendent au manoir Milleria, seuls. C’est le jour où la grosse commande doit partir en bateau, mais ce que Kiro ne savait pas, c’est que Sorel et son père partiraient avec. Le voyage ne sera certes pas bien long, mais cela reste une période d’absence à laquelle il ne s’attendait pas. Lorsqu’ils traversent le jardin, toute la famille est réunie autour de nombreuses caisses en bois. Et, parmi eux, un inconnu. Il s’agit simplement de l’homme d’affaires de leur client, s’assurant du bon acheminement de la commande.

Kiro ne résiste pas plus longtemps, et court se jeter dans les bras de son père. Les rares moments où ils peuvent se voir, Kail semble toujours préoccupé par quelque chose, et le voilà qui s’en va pour une longue traversée de bateau !

  • Kiro, fiston, chuchote Kail en s’agenouillant face à son fils. Ce n’est qu’un voyage en bateau. Sorel m’accompagne car c’est un homme fort, il sera très utile pour porter les caisses.
  • D’accord, sanglote Kiro, mais après ça je veux te voir plus souvent…
  • Promis.

Alors que Kail embrasse tendrement son fils, il remarque Timen du coin de l’œil. Il tend le bras, dans l’espoir de le voir venir vers lui et se joindre à leur embrassade, mais il reste planté sous l’arche. Alors le père de famille ne peut s’empêcher de ressentir de la peine pour cet enfant. Il n’est né et n’a été fiancé que dans l’intérêt de ses parents. Certes, il en de même de Kiro, mais celui-là a des frères sur qui compter en cas de problèmes. Timen, lui, est toujours seul. Peut-être est-ce finalement le jour pour lui montrer son soutien ?

Il se lève et, tenant Kiro par la main, rejoint Timen. Il s’accroupit face à ce dernier et montre son plus chaleureux sourire.

  • Prend soin de mon fils pendant mon absence, d’accord, Timen ?

Le fils Phenegel en reste bouche bée. Depuis qu’il est bambin, les adultes ne se sont adressés à lui que pour lui donner des ordres. Bien que cela y ressemblait, ces mots ne pourraient lui faire plus plaisir. Faire en sorte que Kiro garde son sourire. C’est peut-être même dans ses moyens. Il sourit et hoche la tête vigoureusement.

  • Brave gamin, chuchote Kail en ébouriffant les cheveux de son beau-fils.

De l’autre côté du jardin, Sorel et Olivia discutent en toute intimité. La jeune femme n’a qu’une envie : se marier, devenir une maîtresse de maison, avoir des enfants. Elle est persuadée que Sorel ferait un excellent père de famille, toujours à se sacrifier pour celle-ci. Elle ne le sait pas, mais l’aîné Milleria a prévu de l’épouser aussitôt qu’il mettrait le pied à terre, dès son retour, afin de l’intégrer pleinement à sa famille.

Timen, qui n’a toujours pas bougé, observe la scène de loin. Il se souvient de ce que lui a dit Sorel la veille : « Voici ma fiancée. » Ces deux-là entretiennent donc la même relation que Kiro et lui. Fiancés. Que sont censés faire des fiancés, au juste ? Sorel a également parlé de mariage. Le seul exemple que Timen possède à ce sujet, ce sont ses propres parents. Devra-t-il épouser Kiro, lui aussi, un jour ? Non, il n’en a pas envie. S’il y a bien quelque chose qu’il ne souhaite pas, c’est ressembler à son père.

En levant les yeux, toutes ses pensées s’évaporent, et son cœur s’emballe. Sorel et Olivia s’embrassent. Timen a déjà vu ses parents faire de même, et pourtant, cela n’a rien à voir. Là, tout semble plus tendre, plus passionnel, plus… agréable ? Sorel a une main posée sur la hanche d’Olivia, et l’autre dans ses cheveux, tandis qu’elle a enroulé ses deux bras autour des épaules de son fiancé. L’action semble durer une éternité, après quoi ils se regardent dans les yeux longuement.

Comme par réflexe, Timen se tourne vers Kiro.

Finalement, il se dit qu’il aimerait bien faire de même.

Mais pas tout de suite.

Il n’est pas encore prêt.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Kilouane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0