IX. Un joyeux anniversaire !

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Quelques années ont passé. Pendant tout ce temps, les jeunes fiancés ont grandi comme des frères : en se chamaillant la plupart du temps, et en s’amusant quand les parents Phenegel ne complotaient pas pour leur renommée. De ce côté-ci, ils ne sont plus représentés comme le couple complotiste. Bien sûr, ni leurs habitudes ni leurs ambitions n’ont vacillé, mais leur réputation s’améliore plus vite pour un labeur moins dur désormais. C’est sans compter sur le maire, toujours à l’affut du moindre faux-pas capable de les faire chuter de leur piédestal.

Dans le petit manoir Milleria, la famille s’est agrandie. Sorel et Olivia ont mis au monde deux enfants, Violette, une adorable et énergique fille de cinq ans, et Luka, un nourrisson vigoureux. Tous logent sous le même toit, et même s’il n’y a pas toujours de la place, ils partagent leur bonheur. Yuki n’a pas encore l’intention de se marier, il préfère apporter des joies éphémères aux demoiselles qui tombent sous son charme, et Farké n’est plus l’enfant turbulent qui se faisait réprimander. Kail, lui, se livre corps et âme à son métier. Il ne dirait pas que son commerce prospère, mais les bénéfices sont suffisants pour nourrir ses fils, ses petit-enfants et même leur construire des chambres séparées.

Tout semble aller pour le mieux dans cette famille.

Dans l’immense jardin des Phenegel, les domestiques courent dans tous les sens. En ce grand jour, tout doit être parfait. Si l’on avait annoncé à Felicia qu’un jour elle dépenserait sans compter pour organiser une réception mettant à l’honneur son beau-fils, elle aurait certainement rit à gorge déployée. Et pourtant, aujourd’hui, elle met tout en œuvre pour promettre une fête réussie. Ce n’est pas n’importe quel évènement : Kiro a finalement dix-sept ans. C’est un adulte. Et pour chaque enfant atteignant l’âge adulte, il faut une cérémonie. Il y a deux ans, Timen a été mis à l’honneur lors de son anniversaire. Maintenant, c’est au tour de son fiancé.

Ce genre de formalités attire beaucoup de monde, les villageois apprécient de voir le changement lorsqu’un garçon se transforme en homme. Evidemment, c’est aussi un excellent moyen de lancer certaines rumeurs et de créer des histoires qui feront parler d’elles pendant un certain temps. Même si cela reste avant tout une fête de famille, les Phenegel ne refuseront personne s’annonçant avec un présent dans les mains. Seul le maire a eu l’audace de se présenter les mains vides à la cérémonie de Timen. S’il compte le faire à nouveau, Felicia prévoit de le mettre à la porte, peu importe ce qu’en pense son époux.

La fratrie Milleria fait son entrée plus tôt que prévue, et semble rayonner. Le petit dernier de la famille devient finalement adulte. C’est un sacré coup de vieux pour le père célibataire, mais la larme qu’il verse est due uniquement au bonheur. Kail embrasse son fils comme s’il ne l’avait pas vu depuis des mois. Les frères s’ajoutent au tableau et il en résulte une étreinte aussi tendre qu’étouffante, pour Kiro du moins.

Comme à leur habitude, le couple Phenegel ne fait pas les choses à moitié. Des tables ont été disposées un peu partout dans le jardin, recouvertes de buffets foisonnants de mets divers. Les plus belles fleurs ont été sélectionnées pour ornementer chaque pied de table, de chaise, et l’arche à l’entrée. Même une estrade a été installée, prévue pour accueillir un orchestre venu de loin. Tous leurs efforts semblent extravagants, et pourtant les Phenegel ont l’air ravi du résultat. Ils espèrent désormais que tout se passera de la même manière que pour la cérémonie de Timen.

* * *

La réception dure jusqu’au soir. La brise rafraîchit l’air tandis que le soleil entame sa descente derrière les montagnes. C’est à ce moment-là que les ragots se font le plus entendre, et que d’autres se créent. C’est cet instant que choisit le maire pour faire son entrée, cette fois-ci, avec une boîte dans les mains. Les joues rosies par le vin et la moustache frisée par le vent, il sourit le plus chaleureusement possible à ses ennemis. Lorsqu’il croise le regard de Kiro, cependant, son sourire est sincère. Ce gamin a toujours été adorable, et il est devenu bel homme. Il chuchote quelques félicitations avant de lui tendre son présent, que Kiro s’empresse d’ouvrir. Avant que celui-ci ait le temps de le remercier, le maire change de sujet et parle suffisamment fort pour que la foule puisse l’entendre.

  • Eh bien, Kiro, ton fiancé n’est pas avec toi ? Où est Timen ?

Cette question semble brûler la langue de tous les villageois présents, si bien que plus personne ne veut savoir ce que contient la boîte. Kiro est pris au dépourvu, il ne s’est pas du tout préparé à cette question, surtout venant du maire. Il a pensé que, pour une fois, il viendrait le voir sans arrière-pensée. Il s’humecte les lèvres lentement, le temps de trouver une réponse adéquate. Namtar reste en retrait, il a hâte de voir quelle sera sa réponse.

  • Non… commence Kiro. Il a beaucoup aidé pour les préparatifs hier, et s’est senti très fatigué à cause du soleil de plomb, et de… hésite-il. De ses courtes nuits, ajoute-il en souriant.

Quelques gloussements s’élèvent, même Felicia ne peut dissimuler sa surprise. Le cadet Milleria ne cessera donc jamais de l’étonner ? Elle intervient auprès de la foule pour dissiper la gêne.

  • Reprenons les festivités ! Il est l’heure de goûter le vin chaud, propose-t-elle en montrant une table décorée uniquement de roses rouges et noires.

Kiro en profite pour rejoindre ses frères et discuter avec eux. Ils rient comme des enfants, et profitent de l’ambiance enivrée offerte par les Phenegel.

Derrière sa fenêtre, Timen observe. Il n’entend pas ce qui se dit. Tout ce qu’il peut faire, c’est voir des villageois qu’il ne connaît pas et une famille à laquelle il ne se sent pas intégré. Il ne comprend pas toujours ses sentiments, ses pensées, ses actions. Il se surprend parfois à être d’un extrême gentillesse avec son fiancé, mais redevient froid la minute suivante. Ce soir, il ne veut pas se ridiculiser. Il ne veut pas non plus causer du tord à Kiro, et pour cela il devrait descendre de sa chambre, aller le saluer, le féliciter, lui qui est devenu un homme. Mais il n’a pas la tête à ça. Les formalités. La société. L’étiquette. N’est-ce pas mieux ainsi ? Lui, allongé dans son lit à se lamenter, et Kiro, le visage illuminé d’un sourire auprès de sa véritable famille.

Timen a soudainement l’impression d’étouffer. Le soleil se rapprochant des montagnes, l’air extérieur se fait frais, et le bruit de la fête s’entend à peine de l’autre côté du jardin. Timen dévale les marches à toute vitesse pour se retrouver dans l’arrière-cour. Il déambule comme s’il cherchait un sens à ses actions. Il a besoin d’aide, mais il est trop têtu pour l’admettre, ou bien trop perdu. Il voudrait parler à quelqu’un, se confier, obtenir des conseils. Kiro était le seul avec qui il pouvait parler honnêtement, mais ils ne sont plus des enfants.

Des bruits de pas se font entendre. Timen se retourne brusquement et croise le regard du maire. Ces derniers mois, il a pris plus de poids qu’il ne veut l’admettre. Son costume lui serre le ventre, un bouton manque de se déchirer chaque minute. Sous sa moustache soigneusement taillée se dissimule un sourire carnassier. Ce vieil homme a toujours une idée malsaine derrière la tête quand il s’agit des Phenegel. Qu’est-ce que ça peut bien être aujourd’hui ?

  • Timen ! Mon grand, je te cherchais, lance celui-ci comme s’il parlait à son fils.
  • Je voudrais être seul, rétorque Timen.
  • Allons, ce n’est pas le moment ! Une fête se tient en l’honneur de ton fiancé, continue le maire sans se soucier du regard irrité de son interlocuteur. Tu devrais être à ses côtés.
  • Pour entendre des poules jacasser des âneries ? Non merci, sans moi, réplique Timen en faisant demi-tour pour tenter de s’éclipser.

Le maire attend un court instant. Il cherche les mots exacts, ceux qui atteindront leur cible à coup sûr. Avant que Timen ne soit trop loin pour l’entendre, il se racle la gorge pour attirer son attention.

  • Tu ne veux donc plus être à ses côtés ? C’était un mariage arrangé, après tout… remarque-t-il comme s’il parlait seul.

Timen ne sait quoi répondre. Il a toujours tendance à agir sur impulsion, mais c’est certainement ce que recherche le maire. D’aussi loin qu’il se souvienne, même son père n’est jamais détendu face à cette crapule. Timen n’a pas encore eu l’occasion d’être confronté au maire seul à seul, sans que celui-ci ne révèle réellement son plan. Aujourd’hui, le maire a fait son premier faux-pas. Voilà ce qu’il veut : séparer les fiancés. Briser le contrat. Chasser les Phenegel. Ça a toujours été son envie. Timen n’a pas l’intention de se laisser faire. Sans ouvrir la bouche, il se retourne et s’approche lentement du maire. Ses yeux ne trahissent pas sa colère, ce qui déstabilise son adversaire, qui recule d’un pas.

  • J’étais justement sur le point d’aller le saluer. Vous m’accompagnez ?

Face au sourire factice de Timen, le maire est décontenancé. Le gamin a sans aucun doute hérité des talents d’acteur de ses parents, bien que son sourire soit plutôt hargneux que chaleureux. Le maire bredouille des excuses et Timen le contourne pour s’éclipser. Ce dernier marche à toute vitesse la tête baissée. Peu importe où il se retrouve, du moment que c’est loin du maire, du manoir, de tout.

Il se cogne le genou contre une table et manque de tomber. Il ne peut s’empêcher de grogner de douleur, heureusement que personne ne le remarque. Enfin, presque personne. Une élégante demoiselle s’approche de lui. Timen ne la reconnait que lorsqu’elle est suffisamment proche : Olivia. Même après être devenue mère de famille et maîtresse de maison, elle n’a rien perdu de sa grâce et de sa jeunesse. Elle tient fermement le jeune Luka, âgé de six mois. Elle ne dit rien, sourit simplement d’une manière douce. Timen s’est toujours senti mal à l’aise quand il est seul avec elle. La femme de Sorel. La seule autre présence féminine de la famille, avec sa fille.

  • Tout va comme tu veux, Timen ? demande Olivia après quelques minutes de silence.

Cette femme a toujours eu du talent pour parler aux autres. Elle est capable de détecter en un coup d’œil quand quelqu’un ne va pas bien. Et même si Timen ne répond pas, elle comprend ce qu’il se passe dans sa tête.

  • Ce n’est pas facile de vivre sa propre vie quand ses parents ont une telle ambition, n’est-ce pas ? ajoute Olivia, en regardant loin devant elle.

Timen se demande l’espace d’un instant si elle parle de lui ou de sa propre expérience. Après tout, les parents d’Olivia sont aisés, eux aussi. Et pourtant, ils l’ont laissée épouser un homme qui a dû travailler dès son plus jeune âge pour aider son père à nourrir ses frères. Sorel a même refusé la dot, car il affirme qu’il n’en a pas besoin. Mais ça, personne ne le sait.

  • L’ambition et l’entêtement ne sont pas toujours une mauvaise chose, continue-t-elle en berçant son fils. Tes parents sont prêts à tout pour atteindre un rêve auquel ils croient dur comme fer. C’est beau une telle détermination, tu ne crois pas ?

Timen ne répond pas. C’est inutile, car Olivia connaît déjà sa réponse. Elle lui sourit comme lorsqu’elle réconforte sa fille, et s’appuie contre la table en soupirant. C’est à cet instant que Timen remarque quelque chose : les bras d’Olivia tremblent. Depuis combien de temps tient-elle Luka dans ses bras frêles sans jamais se reposer ?

Sans prononcer un mot, il pose sa main sur l’épaule d’Olivia. Ces deux-là se sont souvent compris en un seul regard, alors elle confie son fils aux solides bras de Timen. Juste au moment où elle voudrait ajouter d’autres paroles réconfortantes, elle entend Sorel l’appeler au loin. Alors elle salue Timen d’un geste de la main et trottine vers son époux, laissant Timen aux petits soins avec Luka.

  • Quelle chance tu as, petit bonhomme, chuchote-il à l’enfant on observant la démarche gracieuse d’Olivia.

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