Chapitre 8 : L’attaque des diamantaires

21 minutes de lecture

Voilà deux semaines qu’ils descendaient le Nil depuis Khartoum. Si dans les premiers jours, le Khamsin les avait poussés dans le dos, le vent était tombé depuis dix jours, et ils n’avançaient désormais que grâce au courant et à l’effort des rameurs. Malgré la protection des haoulis qu’ils enturbannaient chaque matin avec précaution, la morsure cuisante du soleil avait progressivement noirci leur teint et assombri les traits de leurs visages. Même Nid-de-Pie, à la peau noire comme de l’ébène, souffrait de la puissance des rayons de Râ. Mais pour Zélia, c’était devenu un véritable calvaire. Sa peau laiteuse parsemée de taches de rousseur ne supportait pas un tel ensoleillement, et malgré la protection du châle, la moindre parcelle de peau au contact du soleil était le siège de boursoufflures et de cloques à vif. Chaque soir, elle s’enduisait le visage de graisse d’oie, afin de panser ses plaies, et chaque matin, ses ablutions dans le Nil étaient plus douloureuses que la veille. Ses yeux d’un bleu clair translucides étaient aveuglés par la lumière intense, et elle ne pouvait lever son regard vers le ciel. Pire encore, lorsque le Nil était clair, les reflets du soleil dans l’eau l’éblouissaient autant que si elle levait la tête. Mais elle ne voulait pas se calfeutrer dans la cabine et préférait garder un œil sur Dents-Longues.

Depuis que le Longs-Couteaux avait fomenté une révolte contre Surcouf, elle le surveillait de près, et c’était pour briser le noyau dur de la rébellion, que le capitaine du Renard avait voulu le séparer de Rasteau et de Sing. Cependant, depuis leur départ, il ne leur avait pas fait défaut. Certes, il avait pesté contre Azimut lorsque cette dernière leur avait fait perdre plusieurs jours de cheval dans les collines, en suivant la boussole déboussolée de Chalais, et il était aussi las qu’elle de leur inactivité sur la pirogue et de la lenteur de leur voyage, mais il était volontaire pour aider, et toujours de bon conseil. Elle appréciait particulièrement leurs duels matinaux. Comme un rituel, le premier réveillé tirait l’autre de son sommeil en pointant la lame de sa rapière sous la gorge du dormeur. Au fil des jours, ils avaient pris pour habitude de garder une lame à portée de main sous leur oreiller, et appris à se réveiller au moindre craquement du pont. Ils mouchaient leurs rapières pour éviter de se blesser et sautaient dans leurs bottes. Comme il le faisait auparavant avec Mircea et Oscar, Dents-Longues aimait croiser le fer avec Zélia, en équilibre sur le bastingage du château de poupe. Ils travaillaient ainsi leur adresse et leur équilibre, ce qui demandait une concentration extrême et une agilité sans pareille. Le Longs-Couteaux était la plus fine lame qu’elle ait jamais rencontrée, et il avait souvent le dessus sur elle, mais il n’était pas avare de conseils, et elle progressait chaque jour.

Contrairement aux deux adolescents, Zélia n’était pas non plus novice en la matière, au contraire, et Dents-Longues devait employer toute sa technique, sa ruse et son adresse pour la dominer, ce qu’il n'arrivait pas à réaliser à chaque exercice. La plupart du temps, ils s’en tiraient à bon compte, épuisés et à bout de souffle, arborant quelques ecchymoses supplémentaires.

Un matin, Zélia fut réveillée par un bruit de pas sur le château de poupe, au-dessus de sa couche. Elle sauta dans ses bottes, saisit sa rapière, prête à subir un assaut surprise de Dents-Longues. Mais le Longs-Couteaux dormait à poings fermés dans son hamac, la main serrée sur le pommeau d’or de son arme. Ce dernier, finement ouvragé, représentait une femme nue et la garde d’argent un corbeau aux ailes déployées. Les bruits de pas reprirent au-dessus d’elle, sourds comme le son d’une jambe de bois sur le pont d’un navire. Elle sortit, l’épée à la main, et tomba nez à nez avec… le Bec-en-sabot du Nil qu’elle avait observé à plusieurs reprises les jours précédent. Cette fois-ci, elle en était certaine, le plumeau panaché de noir et blanc à l’arrière de son crâne ne pouvait être celui d’un autre. C’était le même animal qui les avait suivis depuis leur première rencontre. Il fixa ses yeux jaunes sur elle, puis sa membrane nictitante se referma, exposant à l’Amazone une muqueuse d’un gris vitreux qui donnait à l’animal une regard d’outre-tombe. Puis l’échassier s’inclina en une révérence étrange, étendit ses ailes, et s’éleva au-dessus d’elle pour rejoindre la rive. Zélia resta béate un instant, avant de tirer Dents-Longues de ses rêveries pour leur entrainement quotidien.

Ils passèrent les deux boucles du Nil avant de reprendre leur course folle vers le nord. Lors du passage de la troisième cataracte, ce rapide créé par un étranglement du fleuve, ils manquèrent de chavirer et de s’échouer sur un énorme rocher qui barrait le fleuve. Mais leur capitaine connaissait le fleuve aussi bien que sa pirogue, et ils contournèrent l’obstacle de justesse. Le lendemain, le cours du fleuve s’élargit et s’apaisa, en un lac aux eaux calmes. Au centre, des centaines d’îles de taille moyenne formaient un archipel aux ombres étirées par le soleil couchant. Le lac s’étendait sur plus de deux cent milles jusqu’à la ville d’Assouan, derrière la dernière cataracte du Nil avant la Méditerranée.

Des tambours de guerre se firent entendre dans leur dos, d’abord ténus puis de plus en plus forts. La surface du lac se couvrait de brume à mesure que le soleil descendait à l’horizon, si bien qu’ils ne voyaient pas à plus de cinq cent pieds. Soudain, surgissant des nimbes, une magnifique galère Egyptienne leur apparut. Trois rangées de rames se levaient et s’abaissaient en cadence au rythme d’un grand tambour en peau de chèvre. Ils ne mirent guère plus de quelques minutes à les rattraper puis à les dépasser. A la proue, au-dessus de l’énorme éperon de bronze, l’œil du dieu faucon Horus peint sur la coque dévisageait Zélia, une lueur vivante dans le regard. A la poupe, le Statenvlag, le pavillon emblématique des Provinces-Unies, battait fièrement au vent. Sur le pont, une trentaine de soldats bataves armés de sabres et de mousquets patrouillaient tandis que d’autres étaient en poste au pierriers de proue et de poupe. Deux hommes armés de longs fouets arpentaient les rangées d’esclaves Numides qui ramaient en cadence. Attirés par le bruit, Nid-de-Pie, Azimut et Dents-longues rejoignirent l’Amazone à l’arrière de la pirogue.

— Qu’est-ce que c’est ?demanda cette dernière au capitaine.

— Hollandais. Ils transportent diamants sur le Nil jusqu’à la Mer.

— Des diamants ?

— Oui. Nous pas approcher. Eux dangereux. Très. Capitaine Cruel.

Zélia regarda l’homme qui se tenait debout à côté du barreur. Il semblait avoir une quarantaine d’années, était vêtu d’une redingote verte aux manches doublées de satin orange. Son pantalon blanc disparaissant dans ses bottes de cuir qui remontaient jusqu’aux genoux. Sa chevelure rousse attachée en une queue de cheval était coiffée d’un bicorne. Le regard sévère et froid, il semblait prendre un plaisir malsain à voir le fouet s’abattre sur les esclaves à bout de force. Il n’accorda pas même un regard à la pirogue qu’il dépassait, et aux regards des quatre pirates qui le dévisageaient.

— Il n’a pas l’air commode, observa Azimut.

— Des diamants, dis-tu, murmura Dents-Longues, une lueur de désir dans le regard.

— N’y penses même pas, le rabroua Zélia. Surcouf nous a donné une mission. Nous ne sommes pas là pour piller le premier navire venu, nous devons rester les plus discrets possibles.

— Cela fait des semaines que l’on s’ennuie à mourir sur ce rafiot, un peu d’action nous ferait du bien, répondit-il.

— C’est un esclavagiste, ajouta Nid-de-Pie, il mérite la mort.

— Assez, nous ne nous laisserons pas distraire par la cupidité. Ni la vengeance. Azimut, aide-moi.

— Ils doivent avoir une boussole sur leur navire, et j’en aurai bien besoin.

Comme à son habitude, la réponse de la navigatrice décontenança l’assemblée.

— Allez, je suis persuadé que tu meurs d’envie de faire perdre la face à ce malappris de bonne famille. Regarde avec quelle cruauté il traite ses hommes, il mérite une bonne leçon.

— Bon, nous verrons, céda Zélia. Si nous trouvons une occasion, et que nous avons un plan qui tienne la route, je pourrais peut-être envisager…

— Suivez-le, ordonna Dents-Longues au barreur, et ne le perdez pas de vue.

Le vent redoubla de force, ce qui permis à la pirogue de rester dans le sillage de la trière, tout en évitant d’être repérée.

A la nuit tombée, ils atteignirent la ville d’Abou Simbel, au milieu du lac. La trière occupait la majeure partie du port et ils s’amarrèrent à un ponton à l’extrémité nord de la ville, ce qui faciliterai leur fuite en cas de grabuge. L’arrivée de la trière avait créé l’effervescence en ville et les badaud se pressaient pour admirer l’édifice long de trois cent pieds dont la poupe richement ornée abritait les appartements du capitaine.

Nos quatre compagnons se rendirent dans une des auberges de la ville, d’où filtraient les conversations des soldats hollandais qui avaient profité de l’escale pour se repaitre de viande, de vin et de chair. Ils prirent soin de couvrir leur visage sous les tenues données par les Abyssiniens, afin d’éviter que leurs traits d’européens n’attirent les soupçons des soldats hollandais. Ils s’assirent à une table à l’écart de la cohue, et commandèrent quatre pintes de lait de chèvre. Ils ne voulaient pas avoir l’esprit embué par l’alcool au cas où la situation tournerait mal. A mesure que les futs de bière disparaissaient, les langues des soldats se délièrent. Ils apprirent que le navire transportait une cargaison de diamants. Ces derniers étaient sous bonne garde dans la cabine du capitaine Van Verhagen, qui gardait toujours la clef sur lui.

Satisfaits des informations récoltées, ils se rendirent sur le port, et trouvèrent en effet deux soldats hollandais montant la garde devant le pont d’amarrage du bateau, tandis que d’autres patrouillaient sur le quai. Sur le pont, quatre autres hommes arpentaient l’immense trière de la proue à la poupe. Dans les cales du navire, on entendait le cliquetis des chaines des esclaves qui soupaient et jouaient au dés. La lune, dans son premier quartier, était masquée par les nuages et le port plongé dans la pénombre. Seules les lanternes des gardes postés à l’entrée du navire les entouraient d’un halo de lumière, faisant danser leurs ombres au rythme de leurs oscillations. Les hommes parlaient entre eux en Hollandais. Vers une heure du matin, le capitaine Van Verhagen sortit de sa cabine, passa devant les gardes, et disparu entre les maisons éparses de la petite ville.

— C’est le moment, dit Nid-De-Pie.

— Nous n’avons pas encore décidé de ce que nous allons faire, objecta Zélia.

— Ne laissons pas passez notre chance, gronda Dents-Longues. Voilà le plan…

Ils se rendirent à l’extrémité nord du port et empruntèrent une barque. Azimut contourna la trière en godillant, son unique rame exécutant dans l’eau un mouvement en huit qui produisait une clapotis à peine audible. Ils gagnèrent ainsi la poupe du navire, et attendirent que les gardes en patrouille sur le quai passent devant eux. Azimut avait calculé qu’ils avaient cinq minutes avant le retour de la patrouille. Ils ne pouvaient se permettre d’attendre davantage. Nid-De-Pie, le plus agile des quatre, escalada le bastingage et lança une corde à ses camarades. Silencieux comme des ombres, ils se glissèrent derrière les quatre gardes qui patrouillaient sur la trière. Le pont parfaitement briqué ne produisit pas un craquement de bois sous leurs pas aériens. Dents-Longues imita le hululement d’une chouette, et les quatre gardes s’effondrèrent sans un bruit, leur gorge tranchée arborant un sourire vermeil.

— Azimut, Dents-Longues, occupez-vous des deux homme sur le quai, murmura Zélia. Toi, avec moi, ajouta-t-elle à l’adresse de Nid-de-Pie.

Ils descendirent l’escalier de poupe, et tournant à l’angle qui menait à la cabine du capitaine, Zélia tomba nez à nez avec deux guerriers numides qui gardaient la porte. L’amazone se plaqua contre le mur et retint son souffle, espérant ne pas avoir été remarquée. Au bout de quelques secondes, elle reprit sa respiration, rassurée. Cependant, le plan qu’ils avait élaboré ne prenait pas en compte ces deux colosses. Elle tenta un regard afin d’estimer rapidement la situation. Ils portaient un pagne en peau de léopard teinte à l’indigo qui leur conférait une sublime couleur bleu-nuit, qui se répétait sur leur grand bouclier ovale. Leur torse nu dévoilait une musculature développée. Le couloir était long de quinze pieds, une distance bien trop grande pour compter sur l’effet de surprise. Et il était suffisamment large pour que les longues hallebardes des Numides leur donnent un avantage certain. A deux contre deux, ils n’avaient aucune chance. Et hors de question d’utiliser leurs armes à feu, au risque de rameuter toute la garnison.

De l’extérieur leur parvint le gargouillis du sang qui s’échappait en jets des gorges tranchées des deux gardes postés sur le quai, puis un énorme plouf retentit lorsque le corps de l’un d’entre eux bascula dans les eaux sombres du Nil. Ce dernier n’échappa pas aux deux gardes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda l’un d’eux.

— Je ne sais pas, mais ce n’était pas une carpe, répondit l’autre.

— Va voir là-haut ce qui se trame.

Zélia et Nid-de-Pie se cachèrent dans un renfoncement de la cale tandis que le colosse passait devant eux sans les voir. Ils attendirent que le bruit de ses pas ne se fut éloigné suffisamment pour sortir de leur cachette et se jeter sur le second garde, resté seul devant la porte.

En voyant les deux pirates, il eut le temps de crier « Halte » avant d’engager le combat. Il fendit l’air de sa hallebarde, mais il était trop lent. Évitant la lame mortelle, Zélia contourna l’adversaire tandis que Nid-de Pie lui faisait face. Son coutelas dans une main, son épée dans l’autre, il para un nouvel assaut avec la lame large et légèrement courbe de son épée. Bien que courageux, le guerrier Numide ne faisait pas le poids face à deux adversaires du calibre de ces deux-là. Profitant d’un instant d’inattention, Zélia lui coupa les jarrets d’un coup de sa rapière. L’homme échappa un cri alors que Nid-de-Pie se jetait sur lui. Il plongea la lame de son couteau dans la poitrine de l’homme qui rendit son dernier soupir.

— Repose en paix, ami, lui dit-il en l’allongeant sur le sol.

Zélia se jeta sur la porte et tenta de l’ouvrir, en vain.

— Nid-de-Pie, aide-moi à défoncer cette satanée porte !

Alerté par le fracas du combat, le deuxième garde avait fait demi-tour. Il se jeta sur Nid-de-Pie en hurlant. Surpris, l’ancien esclave fut renversé par la charge de son adversaire. Il eut juste le temps de dévier la lame mortelle de la hallebarde avec son couteau qui valsa en l’air sous le choc et se ficha dans le bois de la coque. Le guerrier Numide se tourna vers Zélia, la menaçant de sa hallebarde. A leur tour, Azimut et Dents-Longues firent irruption dans le couloir, dans le dos du garde. Tel un lion pris au piège, l’homme tournait sur lui-même, abrité derrière son grand bouclier, maintenant ses adversaire à bonne distance compte tenu de l’allonge que lui conférait son arme. Mais Nid-de-Pie avait eu le temps de se remettre sur pieds, et à un contre quatre, le combat était bien trop inégal et l’issue fatale.

— Tu t’es battu vaillamment, mais tu n’as aucune chance contre nous. Rends-toi, nous saurons récompenser ta bravoure, lui lança Zélia.

— Impossible ! Si je m’en tire vivant, Van Verhagen me fera subir les pires atrocités. Vous ne connaissez pas cet homme et ce dont il est capable.

— Tout ce que je sais, c’est que tu es fait comme un rat, ironisa Dents-Longues.

— Nous te laisserons prendre la fuite, lui assura Azimut.

— Pour allez où ? Il me traquera jusqu’au bout du monde.

— Peu importe, répondit Zélia. Tu auras ta part du butin, et tu pourras aller n’importe où. Devenir qui tu veux. Le monde est vaste, et le Hollandais ne pourra pas en explorer chaque recoin. C’est à toi de choisir ton destin.

— C’est ça ou la mort, ajouta Dents-Longues.

L’homme hésita un instant, avant de baisser sa garde.

— C’est d’accord. Mais fuyons tant qu’il en est encore temps, la garde ne va pas tarder à se rendre compte de la disparition des soldats.

— Nous ne partirons pas sans les diamants, déclara Dents-Longues.

— Dis-nous plutôt comment ouvrir la porte, demanda l’amazone. Où est la clef.

— Le coffre est gardé en permanence par deux hommes qui ont ordre de tirer sur quiconque tente d’entrer, en dehors du capitaine. Et la porte est fermée de l’intérieur…

— Alors tu vas nous aider, dit Azimut, voici comment nous allons procéder…

Quelques seconde plus tard, le garde Numide tambourina à la porte.

— C’est moi, Adherbal, ouvrez.

— Qu’est qu’il s’est passé, demanda une voix à l’intérieur de la cabine.

— Nous avons été attaqués, mais j’ai réussi à les neutraliser. Je suis blessé. J’ai besoin de soins urgents.

— Va à l’infirmerie, tu sais bien que nous avons interdiction d’ouvrir.

— Je ne peux pas, je suis blessé à la jambe, je ne peux plus marcher et tous les autre sont morts.

Un silence suivi ces derniers mots. Les deux hommes gardant le coffre semblaient en proie à une discussion houleuse. Puis, après un temps qui parut infiniment long, le cliquetis de la serrure se fit entendre, et la porte s’entrouvrit. Adherbal profita de cet instant de flottement pour enfoncer la porte d’un coup d’épaule, déséquilibrant l’homme qui venait de l’ouvrir, puis, avec une rapidité et une agilité surnaturelle, il projeta sa hallebarde en direction du second soldat qui n’eut pas le temps de faire feu et s’écroula, la lance fichée en travers du visage. La rapière de Dents longue s’enfonça avec l’aisance d’un aiguille dans la gorge du premier, toujours au sol, qui rendit l’âme dans un cri étouffé par le sang qui jaillit dans sa bouche.

— Le coffre, vite ! s’exclama le Longs-Couteaux.

Adherbal et Nid-de-Pie saisirent les deux anses de cuivre qui soutenaient le coffre et le soulevèrent non sans effort.

— Maintenant, fuyons avant d’être repérés !

Ils remontèrent l’escalier qui menait au pont, et retrouvèrent la corde qui amarrait leur barque. Le coffre était si lourd que l’embarcation menaça de chavirer sous son poids, et l’eau affleurait le bord.

— Où est passée Azimut, Gronda Dents-Longues alors que Zélia commençait déjà à ramer.

Nid-de-Pie pointa du doigt la forme noire de la navigatrice qui apparut sur le pont, les bras chargés de cartes dérobées dans la cabine du capitaine.

— Attendez-moi.

Ils la récupérèrent et s’éloignèrent de la trière aussi vite que le permettait leur lourd chargement. L’équipage des Berbères les attendaient à quelques brasses, et les rameurs les aidèrent à hisser à bord le coffre de fer.

— Qui ? demanda le capitaine en voyant Adherbal.

— Un nouveau venu, mais ne vous inquiétez pas, nous avons ramené de quoi payer son voyage, répondit Zélia, un sourire satisfait accroché sur le visage.

— Ne perdons pas de temps, notre petit tour de passe-passe vient d’être découvert.

En effet, la patrouille de retour de ronde venait de découvrir les corps sans vie des gardes en faction devant la trière et sur le pont, et donnait l’alerte à grands coups de cor.

— Filons, capitaine, insista Zélia.

Les rameurs se mirent en branle, et la petite troupe fit voile vers Assouan, poussée par le vent d’une opération réussi.

Le lendemain, leur joie ne fut que de courte durée. Zélia se réveilla à l’aube, et fut surprise de voir le hamac de Dents-Longues déjà vide. Le Longs-Couteaux ne l’avait pas réveillée pour croiser le fer comme à leur habitude. Lorsqu’elle émergea sur le pont, elle le vit agenouillé devant le coffre, pestant de toutes ses forces, sous le regard amusé d’Azimut.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Zélia.

— Voilà une heure qu’il s’évertue à essayer d’ouvrir le coffre, répondit Azimut, visiblement ravie. Mais rien n’y fait, la serrure lui résiste.

— Ce coffre est maudit. Tout cet or à portée de main, et pourtant inaccessible, Il m’a coûté une de mes lames préférées, maugréa-t-il en désignant un couteau à la lame tordue.

— Et que comptais tu faire ? T’enfuir avec les diamants ? demanda Zélia, méfiante.

— Je… non, absolument pas, répondit le pirate qui sembla perdre légèrement la face. Je.. je voulais simplement voir de quoi il s’agissait.

— Mmmm… fit-elle, peu convaincue. Laisse-moi voir.

Le coffre mesurait vingt-sept pouces de large, dix-huit de haut et profond de dix-sept. Ouvragé en fer forgé, son couvercle recouvrait parfaitement le sommet, et ne laissait aucune prise pour y glisser une lame, comme en témoignait le couteau de Dents-Longues. Sa façade était ornée d’un panneau de bois dont les planches étaient peintes d’arabesques aux motifs raffinés, avec en son centre une serrure en acier, matériau connu pour être indéformable. Zélia l’examina pendant quelques secondes avant de se faire à l’évidence.

— Nous ne pourrons rien en tirer sans récupérer la clef, proclama Azimut visiblement ravie devant les mines déconfites de ses amis.

— Il nous faut retourner sur la trière, et l’arracher à ce Van Verhagen, clama Dents-longues, vengeur.

— Hors de question, refusa Zélia. Nous avons suffisamment compromis notre mission comme cela, et nous nous sommes mis à dos ce hollandais et sa troupe. Je te conseille de faire profil bas, en attendant que nous trouvions un moyen d’ouvrir ce coffre.

Excédé, l’homme eut un mouvement d’humeur et caressa des doigts le pommeau de son épée, puis se ravisa et retourna dans son hamac en pestant.

Comme un malheur ne vient jamais seul, le vent décida de tomber subitement. Ils étaient encore à plus d’une trentaine de mille de la première cataracte du Nil, la dernière avant Assouan. Sur le lac, le courant était beaucoup moins important, et malgré un roulement important, ils n’avançaient que très peu à la rame. Perché au sommet du mat de la pirogue, Nid-de-Pie annonça la trière qui les poursuivait. Ne voulant risquer d’être repéré, lls ramèrent en direction de l’île la plus proche, et se cachèrent dans une crique, abrités par de hauts papyrus. La voile fut affalée, et seul le minuscule mat de la pirogue dépassait du couvert de verdure que leur conféraient les plantes aux ombrelles émeraude. La trière les dépassa en trombe, les esclaves ramant à une cadence infernale sous les coups de fouet rageurs des diamantaires excédés. A la poupe du navire, Van Verhagen fulminait, et ses joues était aussi rouges que sa chevelure. Les têtes des soldats tués par Dents-Longues et Azimut étaient plantées sur des piques à la vue de tous, et le corps sans vie du guerrier qui gardait le coffre avec Adherbal était pendu à la proue du navire. Même morts, les hommes du Hollandais avaient dû subir son courroux.

— C’était un ami. Fort et courageux. Il ne mérite pas un tel traitement.

La voix d’Adherbal était ferme, résignée, empreinte d’une colère sourde et froide. Il en voulait aux pirates d’avoir tué son ami, mais il leur était reconnaissant de l’avoir libéré de sa condition. Cependant, sa haine envers Van Verhagen n’en était que renforcée.

— Un jour, tu payeras pour tes crimes. On ne traite pas ainsi les soldats tombés au combat. Je te trouverai et je les vengerai. J’en fais le serment.

— Que comptes-tu faire, une fois le coffre ouvert et ta part du butin acquise ? lui demanda Nid-de-Pie.

— Je ne sais pas… j’irais peut-être en Europe, en Espagne ou en Italie. On dit qu’il y fait toujours chaud et que les femmes sont raffinées et délicates.

— Tu pourrais venir avec nous, proposa le pirate. Nous aurions bien besoin de ta force et de ton courage.

— Je ne veux plus être l’esclave de quiconque, répondit Adherbal.

— Nous sommes libres et restons avec Surcouf de notre propre volonté. Notre âme de pirate guide nos actions, et j’ai moi-même juré de ne plus jamais porter d’autres chaînes que celles que j’ai choisi d’arborer en souvenir du passé, ajouta-t-il en montrant les bracelets de fer qu’il portait toujours aux chevilles.

Ils attendirent que la trière ne soit plus qu’un minuscule point à l’horizon pour sortir du couvert protecteur des papyrus.

Un léger vent de travers se remit à souffler, ce qui les aida à avancer un peu plus vite. En fin d’après-midi, ils virent la cataracte. A l’exutoire du lac, le fleuve se resserrait subitement et la surface lisse et plane du Nil redevenait bouillonnante alors qu’il s’enfonçait d’une dizaine de pieds en quelques centaines de brasses. En contrebas, s’étendait la ville d’Assouan, sur la rive est du fleuve. Mais la trière barrait la sortie de la cataracte, et interceptait tout navire souhaitant passer. L’endroit était stratégique, car, le dénivelé la cachait des embarcations naviguant plus haut sur le lac, et les équipages ne voyaient la trière que trop tard, lorsque, entrainées par le courant, ils se jetaient dans la gueule du loup. Sans la vue de faucon de Nid-de-Pie, Zélia et les autres en auraient fait de même, mais ils purent virer de bord avant que le courant ne devienne trop fort. Ils décidèrent de passer la nuit sur la rive, estimant qu’ils aviseraient le lendemain.

Pendant que Dents-Longues et Nid-de-Pie découvraient Adherbal, Azimut demanda à Zélia de la rejoindre dans la cabine pour étudier les cartes dérobées au capitaine hollandais et faire le point sur la suite de leur voyage.

— Regarde, d’après ces cartes et ces annotations, Van Verhagen a tracé une nouvelle route pour transporter les diamants du Cap jusqu’ici. Il est remonté depuis le canal du Mozambique par le Zambèze vers les lac Malawi puis Tanganyika afin de rejoindre le lac Victoria, et de là redescendre par le Nil blanc jusqu’ici.

— Ça me semble un trajet périlleux, et je ne suis pas sûr que le Nil soit navigable aussi loin au sud, répondit Zélia.

— Je ne pense pas non plus, mais la preuve est qu’il a réussi à trouver un moyen d’arriver jusqu’ici.

— En tout cas, cette route est plus sauvage, mais probablement moins risquée que par l’Océan, surtout en ces temps troublés.

— Sauf cette fois-ci, ironisa Azimut.

Les deux femmes éclatèrent de rire. Puis Azimut se pencha sur la carte de leur propre trajet.

— Voilà, nous sommes ici, vers Assouan, et nous devrions être à Louxor d’ici quelques jours.

— Si nous arrivons à nous débarrasser de la trière hollandaise, objecta Zélia.

— C’est vrai. Par la suite, nous aurons deux options : descendre le Nil jusqu’à Alexandrie, et trouver un navire qui nous conduira à Constantine, ou alors couper par le désert jusqu’aux côtes libyennes.

— J’ai quelques connaissances parmi les pirates de Tripoli. L’une des capitaines des Amazones a pendant longtemps pratiqué le corso en Méditerranée. Mais je pense qu’à ce jour, il est trop risqué de tenter une traversée du désert. Le Nil semble la solution la plus longue, mais la plus sûre.

— Je suis d’accord avec toi.

— Nous verrons bien demain matin, mais peut-être que si Van Verhagen décide de camper devant Assouan, nous devrons emprunter la route du désert dès maintenant, ajouta Zélia. Alors qu’elle s’apprêtait à prendre congé de la navigatrice, elle jeta un dernier coup d’œil vers les cartes étalées sur le bureau et lança.

— Dis-donc, les cartographes Hollandais n’ont clairement pas le compas dans l’œil, leur tracé du Nil diverge sacrément du tien !

Azimut observa les plans. Le sien était corrigé à de multiples reprises mais en effet son Nil semblait pencher vers l’ouest à l’inverse de celui dérobé dans la cabine de la trière, qui filait droit au nord.

— Attends une minute…

Elle sortit de la poche de son long manteau carmin la boussole qu’elle avait dérobée à Van Verhagen, et la posa à côté de celle de Chalais. La boussole des Bénédictines était sublime, avec son minuscule cadran solaire en bronze…

— Fichtre, pesta Azimut. Ce n’est pas possible !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— La boussole est cassée.

— Comment ça ? Je pensais que les sages de l’autel des Navigateurs l’avaient réparée, objecta Zélia

— Je le croyais aussi, mais elle n’en fait qu’à sa tête, regardes.

L’Amazone se pencha sur les boussoles, et observa que les deux n’indiquaient pas le même nord. En effet, le nord était 16° plus à L’ouest sur la boussole du Hollandais, et vice versa.

— Eh bien, n’as-tu pas pris en compte cet écart dans tes calculs, si je me souviens bien ?

— Non, l’écart que j’ai calculé à Khartoum était de 6°. Désormais, nous sommes à 16° d’écart, alors que les deux villes sont pourtant sur le même méridien. La boussole de Chalais est inutilisable.

— Que comptes-tu faire ?

— Je vais te la rendre, trancha Azimut. Je me contenterais de celle-ci pour mes cartes et mes calculs. Mais il vaut mieux que ce soit toi qui gardes le trésor que Surcouf nous a confié, aussi inutile soit-il.

Zélia accepta et prit la petite boussole qu’elle glissa dans une poche latérale de son corset de cuir.

— Nous devrions prévenir Surcouf de notre avancée, de la prise du coffre aux diamants et de la fâcheuse déconvenue de la boussole de Chalais, ajouta-t-elle. Les oies sont-elles prêtes pour un nouveau voyage ?

— Il me semble que oui, répondit la navigatrice. Elles ont mis une semaine pour récupérer de leur effort, mais j’ai préféré leur laisser quelques jours de repos supplémentaires. Je vais écrire à Surcouf, en espérant que sa quête des pièces du trésor des bénédictines soit plus fructueuse que la nôtre.

Au crépuscule, les trois oies de Wardin prirent leur élan sur les eaux calmes du Nil et s’envolèrent vers l’est. Avant que le soleil ne disparaisse à l’horizon, elles n’étaient plus que de minuscules points noirs dans le ciel Égyptien.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Timothée Pinon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0