Chapitre 9 : Slalom insulaire en Indonésie

11 minutes de lecture

Le dieu Éole semblait avoir une nouvelle fois changé de camp, pensa Calloway alors qu’un solide vent d’ouest les poussait depuis six jours. Ils avaient traversé le golfe du bengale à une vitesse moyenne de plus de sept nœuds et avaient probablement rattrapé un a deux jours sur le Renard. Mais ils devaient encore avoir quelques jours de retard sur le Français. Aussi fut-il surpris lorsque, au matin du septième jour, la vigie postée dans le hunier du grand mat annonça un navire droit devant. Ils entraient dans le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’île de Sumatra. Calloway monta lui-même dans les haubans pour vérifier dans sa longue vue. Il reconnut sans aucun doute la poupe désormais familière du Renard.

— !Que tous les soldats se cachent dans les ponts inférieurs, abattez le pavillon britannique et hissez le drapeau blanc de la royauté. Que les sabords de bordée soient fermés. Je veux que les canons de chasse soient armés et prêts à faire feu, mais que les hommes restent en retrait. Que tous les gabiers retirent leurs signes d’appartenance à la couronne britannique. Je vais me changer dans mes appartements, et que les officiers en fassent de même! Je veux que les Français ne se doutent pas que nous les avons retrouvés. Cette fois-ci, ils ne sous échapperont pas.

Le quartier-maître relaya les ordres de l’amiral, et en quelques minutes, le Surprise fut maquillé en navire de commerce de la compagnie française des indes orientales. Le détroit était un point de passage encore plus fréquenté que celui de Palk, et l’équipage du corsaire ne sembla pas se rendre compte de la présence toute proche des Anglais. Heure après heure, la frégate se rapprochait de sa cible. Déguisé en marchand, Calloway, l’œil vissé dans sa longue vue, ne quittait pas le pont du regard. Il y voyait une activité tranquille. Une dizaine d’hommes s’assuraient de maintenir le cap, et le barreur n’était pas Surcouf mais un homme âgé aux cheveux gris et dont l’énorme chapeau arborait une plume de paon. Il portait une vieille redingote de capitaine rapiécée. Un garçon aux cheveux bruns s’escrimait seule contre deux autres jeunes personnes à la peau typée des andalous. Un aigle volait en cercle autour du cotre. C’était le calme avant la tempête.

En fin d’après-midi, le Renard était à portée des canons de chasse du Surprise. Les sabords furent relevés et les canons mis en batterie. L’équipage retint sous souffle.

— Détruisez-moi le gouvernail de cet oiseau de malheur, siffla Calloway.

Le quartier-maitre relaya son ordre.

— Paré à tirer. Feu !

\

— Surcouf, quelles sont ces montagnes sur Tribord ?

Mircea avait laissé Juan reprendre son souffle et s’était dirigé vers le corsaire qui regardait l’horizon. Le pauvre andalou était couvert de bleus et semblait avoir couru un marathon tandis que Mircea paraissait toujours frais et dispos. Il faut dire que l’acrobate était bien plus à l’aise à se balancer dans les cordages et à jouer du luth qu’à se battre à l’épée. De plus, Oscar et Mircea avaient tellement progressé qu’ils faisaient désormais partie des plus fines lames de l’équipage. Surcouf lui-même peinait à se mesurer à eux et leurs entrainement se soldaient la plupart du temps par un combat équilibré. Pour cela, il devait une reconnaissance éternelle à Dents-Longues. Le Longs-Couteaux avait beau être qui il était, il avait donné aux garçons un enseignement digne des meilleurs bretteurs. Seule Ching Singh les surpassait encore. La guerrière chinoise aimait se mesurer à Oscar et Mircea. Son Katana dans une main, son couteau dans l’autre, elle se mouvait avec la grâce d’un félin et l’agilité d’un singe. Elle tournoyait autour des deux garçons, parant leurs attaques et ripostant à la vitesse de l’éclair. Ces combats étaient d’une beauté telle qu’un bonne partie de l’équipage s’arrêtait de travailler pour les admirer.

— Ce sont les hauteurs de l’île de Sumatra, répondit le capitaine. Nous entrons dans le détroit de Malacca.

— Et nous ferions bien de nous méfier, ajouta Singh qui surgit soudain derrière Surcouf. Les pirates de Singapour infestent ces eaux, et nous serions bien inspirés de ne pas faire d’autre fâcheuse rencontre.

— Ils n’oseraient pas attaquer en plein jour, le détroit est bien trop emprunté, répondit-il. Ils risqueraient d’être pris en tenaille à leur tour.

En effet, embrassant les alentours d’un regard circulaire, Mircea put compter deux sénau marchands de la marine française qui les croisaient en sens inverse. A quelques milles derrière eux, un autre navire, probablement un brick, arborait lui aussi le pavillon royal.

A bord, il y a toujours de quoi s’occuper. Mériadec et Hippolyte briquaient le pont avec Natu et Esme, Phaïstos inspectait les pièces d’artilleries avec Xao afin de vérifier que ces dernières ne soient touchées par la rouille. Alizée réparait une voile, assistée de Tag et Heuer, tandis que Rasteau et Amund calfataient le pont à la proue du cotre. Poussé par un vent arrière, le navire qui les suivait les rattrapait petit à petit. En fin d’après-midi, il n’était plus qu’à deux cent brasses derrière eux. Distrait par un banc de dauphin à long bec qui surfaient dans la vague d’étrave du Renard, ils ne virent pas les sabord de chasse du Surprise s’ouvrir… Porté par les eaux, l’ordre du quartier-maitre du Surprise parvint à leurs oreilles une fraction de seconde avant le vacarme. Feu !

Victarion fut projeté en avant par la déflagration alors que des esquilles de bois fusaient dans tous les sens. L’une d’entre elle vint se ficher dans l’épaule gauche de Tormund qui hurla de douleur. Skytte se précipita à la proue et sonna de toutes ses forces la cloche d’alarme.

— Alerte, tout le monde à son poste de combat. Paré à faire feu.

— Nous sommes attaqués ? demanda Tuba qui sortit de la cale où il faisait une sieste.

Surcouf regarda autour de lui, et vit les sabord ouverts du navire qui les suivait depuis le matin même. Malgré son déguisement de marchand, il reconnut le visage de son vieil ennemi, un sourire vengeur barrant son visage.

— Calloway ! grinça-t-il entre ses dents

— Encore ? Pesta Rasteau. Il n’en aura donc jamais assez. Capitaine, il faut nous rapprocher du vent pour lui échapper. Refaisons-lui le coup du Sri Lanka !

— Tu as raison. Tout le monde à son poste. Paré à virer ?

— Capitaine !

Surcouf se retourna pour voir d’où venait cet appel. C’était Victarion. L’ancien propriétaire du Renard s’était relevé, tenant dans sa main la poignée de la barre du navire. Enfin, ce qu’il en restait. Le reste de la barre avait volé en éclats et le safran brisé en deux dérivait quelques brasses en arrière. Les hommes de Calloway avaient visé juste.

— Tag ! Heuer ! Nous n’avons plus de gouvernail. Tâchez de trouver une solution de secours, il nous faut absolument changer de cap si nous voulons parvenir à échapper à l’Anglais. Même amputé d’un cinquantaine d’homme, son équipage est bien plus nombreux que nous, et nous ne pouvons prendre un tel risque.

Les jumeaux ingénieurs se concertèrent.

— Nous pourrions utiliser la dérive de l’Argonaute, proposa Heuer

— Non, elle est trop petite, elle ne serait pas suffisante pour manœuvrer le Renard.

— Et celle du Nautilus ?

— Pareil, répondit Tag. Mais peut-être pourrions-nous réunir les deux safran en un seul et en faire une dérive de fortune ?

— J’ai peur que ce ne soit pas suffisamment résistant… si jamais le gouvernail lâchait en plein milieu d’un manœuvre… Je préfère ne pas savoir ce qu’il adviendra de nous.

— Tu as probablement raison… comment allons-nous faire ?

— Mmm… Tu te souviens du coup de la Barbade ? demanda Heuer.

— Le coup de la ? tu es sérieux ? c’est incroyablement risqué !

— Je sais, mais avons-nous un autre choix ?

— Il nous faudra calculer très précisément, conclut Tag.

— Alors ne perdons pas de temps. Au travail !

\

— Amiral, l’ennemi est touché, annonça fièrement le quartier-maître. Le safran de gouverne du Renard est inutilisable. Notre adversaire est paralysé.

— Bien, répondit Calloway. Il ne nous reste plus qu’à lui régler son compte.

— Souhaitez-vous que je demande à la bordée tribord de se tenir prête ? demanda le bosco.

— Non. Nous n’allons pas leur laisser la chance de rejoindre la rive à la nage. Préparez les hommes à l’abordage !

Un sourire jubilatoire éclaira les visages des officiers du Surprise. L’amiral ne se livrait qu’exceptionnellement à cette pratique, préférant le plus souvent couler les navires ennemies. Il avait coutume de dire que seuls les pirates se rabaissaient à de tels actes insensés. Le bosco alpagua ses hommes. Un air de revanche soufflait sur le pont de la frégate anglaise. Les hommes prêts à en découdre chantaient les louages de Calloway.

When we are here you step away

Mighty Surprise of Calloway

To escape us there is no way

We hunt tous les français

L’amiral retourna dans sa cabine se changer. Lorsqu’il remonta, ils n’étaient plus qu’à une centaine de brasses du Renard.

The sea is ours you’re time is done

You can never be enough aloof

From the mouth of my canon

We will get you, Surcouf!

Les canons de chasse tirèrent une nouvelle bordée et détruisirent un des deux pierriers de poupe. Le canon rescapé, manœuvré par Tuba rétorqua et blessa cinq hommes, dont un grièvement. L’amiral ordonna que l’on détruise le deuxième pierrier et vissa son œil dans l’oculaire de sa longue-vue. A la poupe du cotre, deux hommes s’activaient. L’un était grand et maigre , avec une barbe d’une semaine et une moustache à la française. Il avait une vive discussion avec un autre homme, assis dans ce qui ressemblait à un affut de canon. Petit et râblé, il semblait griffer le sol de ses doigts pour avancer. Le plus grand portait une sorte de nasse à crabe en osier, reliée à des cordages de part et d’autre.

Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? se demanda Calloway. Ils jetèrent le panier à l’eau et le laissèrent dériver à l’arrière du Renard. Aussitôt, le cotre se mit à lofer. Un trainard ! Fichtre, ils vont nous échapper.

— Faites donner toute la voilure, rattrapez-moi ce maudit corsaire, vociféra Calloway.

L’ingénieux système mis en place par Tag et Heuer permettait en augmentant la trainée du navire, de changer son centre de gravité. Les deux bouts du trainard étaient amarrés de part et d’autre du gaillard d’arrière, et en jouant sur leurs longueurs respectives, les jumeaux pouvaient ainsi modifier à leur guise le centre de gravité du cotreau prix d’une légère perte de vitesse. Cependant, en s’étant rapproché du vent, le Renard était désormais plus rapide que son poursuivant, et l’écart entre les deux navires augmenta de nouveau. Et comme le sort était d’humeur taquine, le vent décida de tourner au sud-ouest, donnant un avantage certain aux fuyards. La nuit tombait, et le corsaire était de nouveau hors de portée des canons anglais. Calloway demanda à ses meilleurs gabier de veiller dans les hunes.

— Gardez l’œil sur ce navire. Je ne veux pas qu’il nous échappe. Le ciel est plutôt dégagé et la lune suffisamment lumineuse.

Laissant Singapour sur bâbord, le cotre maintint son cap au sud-est afin de semer son poursuivant dans le labyrinthe d’îles qui constellaient la zone. Toutes ses lanternes éteintes en dehors de sa lanterne de proue, Il naviguait au plus proche des côtes pour tenter d’échapper aux vigies du Surprise au risque de se fracasser sur des écueils marins. Limité dans ses manœuvres par l’absence de safran, il ne pouvait virer de bord brusquement et se cacher derrière une île ou dans une crique. Ils tentèrent un ou deux pièges mais les anglais avaient une vue perçante et ne se laissèrent pas berner si facilement, d’autant plus que la lune se reflétait sur le pont lustré du Renard.

Une heure après minuit, alors que les deux navires s’enfonçaient dans le chenal sinueux entre Sumatra et l’île Bangka, le ciel se couvrit d’un voile nuageux qui obscurcit la lune. Dès lors, la tâche des vigies devint plus ardue. Le Renard n’était plus qu’une ombre noire loin devant la proue du Surprise et sa lanterne émettait une lumière presque imperceptible…

\

— Le trainard joue son rôle, mais il nous ralentit trop, observa Surcouf alors que le Surprise restait toujours à vue.

— On l’a échappé belle, s’étonna Skytte. Le Surprise était proche de nous avoir, cette fois-ci.

— Tu as raison, confirma Xao. Les jumeaux ont réagi au bon moment. Et nous avons eu de la chance que l’Anglais ait tenté de nous aborder plutôt que de nous envoyer une bordée destructrice.

— Comment se fait-il que Calloway ait encore retrouvé notre trace ? grogna Rasteau. C’est à croire qu’il y a un rat parmi nous…

— Il a raison, renchérit Tormund.

— il nous faut trouver ce traitre ajouta Amund.

— Alizée ! cria Rasteau.

— Quoi ? demanda Surcouf.

— Elle est anglaise, si je me souviens bien reprit le cuisinier. Ses parents étaient des marchands de coton. Je suis certain que cette trainée fricote avec Calloway.

La voleuse des voiles l’entendit depuis la vergue de hunier. Furieuse, elle se balança au bout d’un cargue-fond et atterrit derrière Rasteau.

— Menteur, je ne te permets pas.

Phaïstos surgit de nulle part et siffla entre ses dents un borborygme incompréhensible. Il tira son sabre et en pointa la lame sur la gorge du cuisinier.

— Ah ah ah, on dirait que cette petite catin a un protecteur ! dit-il.

— Phaïstos, laisse-le, je n’ai pas besoin d’être défendue, je me ferai un plaisir de lui donner une bonne leçon.

Elle tira sa dague et tourna autour de Rasteau pour lui faire face.

— Ça suffit, coupa Surcouf. Tout le monde se calme ! Ce n’est pas le moment de vous taper dessus. Gardez votre énergie pour les Anglais.

— Capitaine, regardez ! la lune.

Les nuages se décidèrent enfin à obscurcir le ciel.

— Parfait, c’est ce que nous attendions, dit le capitaine. Dès que nous déboucherons à la sortie du canal, éteignez la lanterne de proue et virez de bord pour contourner cette île par l’est. Avec un peu de chance, Calloway ne nous verra pas manœuvrer et continuera sa route.

— Mais nous risquons de ne pas remarquer un récif, objecta Mircea.

— C’est un risque à prendre, mais c’est notre seule chance, répondit le corsaire.

Ils préparèrent la manœuvre et répétèrent l’opération afin de la réaliser du mieux possible. Le moment venu, ils virèrent à bâbord et, masqués par l’île, éteignirent leur lanterne, avant de se cacher dans une crique. Tout le monde à bord retenait son souffle. Les craquements du bois et des cordages semblaient déchirer l’air. Ils allaient être repérés. Et, dans leur position, ils seraient à la merci du Surprise. Finalement, une dizaine de minutes plus tard, ils virent la silhouette de la frégate émerger du chenal. Les hommes dans les hunes scrutaient l’horizon à la recherche du Renard. Au loin, on distinguait, le scintillement des lanternes d’un navire marchand. Un ordre fusa. Puis un autre. Le Surprise continua sa route en mer de Java à la poursuite d’un vaisseau fantôme. Ils avaient une nouvelle fois réussi à duper les vigies anglaises. Ils attendirent que Calloway et ses hommes soient loin pour sortir de leur cachette.

— Et maintenant, où allons-nous ? demanda Oscar.

— Singapour, répondit le corsaire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Timothée Pinon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0