Chapitre 6 : Les deux Nils

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— J’ai le mal des rivières, se plaignit Dents-Longues pour la troisième fois de la journée.

Cela faisait une semaine qu’ils naviguaient, accompagnés de leurs guides Abyssiniens. Le Nil en crue les avait torturés de son cours impétueux, et il leur avait fallu mettre pied à terre à de nombreuses reprises, afin d’éviter les écueils mortels des rapides et des cascades qui se succédaient et ralentissaient leur allure. Les radeaux rustiques qui les transportaient étaient chahutés par le courant et le pirate, pourtant adepte des tempêtes, et à son aise dans des creux de douze pieds en haute mer, avait passé les deux derniers jour à rendre tripes et boyaux.

— Nous arriverons à Khartoum demain soir, le rassura Azimut. Et alors, une fois les deux Nils réunis, le cours de notre trajet s’en trouvera plus paisible.

Pour toute réponse, Dents-Longue maugréa et éructa, avant de se vider une nouvelle fois par-dessus bord.

Azimut avait raison. En fin d’après-midi, le flux tumultueux du fleuve se calma, et la rive gauche du fleuve s’interrompit, laissant apparaître le lit large et tranquille du Nil blanc. Au confluent des deux fleuves, un regroupement d’une centaine de maisons s’articulait autour d’un port fluvial. Prudente, Zélia intima à leurs guides de les conduire vers la berge opposée, où ils s’installèrent pour bivouaquer. Elle préféra attendre le petit matin pour rejoindre la ville, afin d’estimer plus aisément les dangers qui s’offraient à eux. A l’Est, un point noir apparut dans le ciel orangé du soleil couchant. Grossissant à mesure, le point se sépara en trois, et Nid de Pie, dont la vue perçante ne faisait jamais défaut, annonça l’arrivée des oies de Wardin.

— Des nouvelles de Surcouf, enfin, se rassura Zélia.

Les oies volaient en formation à très haute altitude, portées par les courants chauds au-dessus des plaines. A l’approche du campement, elles amorcèrent leur descente et se posèrent en douceur sur le fleuve. Elles nagèrent jusqu’à la rive et se frayèrent un chemin entre roseaux et papyrus. Il y avait là un hippopotame assoupi, sur lequel un pique-bœuf se repaissait des parasites du pachyderme. Les oies sortirent de l’eau et se dandinèrent sur la berge jusqu’au bivouac. Zélia les accueillit et se saisit du message attaché à la patte de l’une d’entre elles, roulé dans une minuscule fiole de verre. Le message était chiffré dans le même code que celui de la carte du Trésor des Bénédictines, qu’Azimut avait décryptée quelques mois plus tôt, et qui leur avait livré l’emplacement des monastères des bénédictines qui accueillait chacune des sept pièces menant selon la légende, au mystérieux trésor. La capitaine des Amazones prit un morceau de parchemin et, à l’aide du chiffre de Vigenère et du mot-clef « boussole », déchiffra le message de Surcouf.

Zélia,

J’espère que tu recevras cette lettre. Les oies de Wardin sont parties ce matin, le vingt-neuf avril, en direction de l’Ouest où j’espère qu’elles vous trouveront. Voilà deux mois que nous avons quitté Djibouti, faisant voile vers le Soleil Levant. Mircea progresse à grand pas, et il a désormais la barre du tiers Tribord. Nous avons croisé la route des pirates au large de Socotra, mais Tuba et Andy ont dérouté nos assaillant, faisant usage du Nautilus comme contre le Rattlesnake.

Calloway a retrouvé notre piste, et nous a coincé dans le détroit du Sri Lanka, mais heureusement pour nous, Wardin fait des miracles avec ses oiseaux. Il a dressé le Gorfou qui a dérouté le Surprise, et nous avons réussi à semer l’anglais et nous rendre sans autre embûche jusqu'à Pondichéry. J’ai pu y récupérer le Miroir d’Argent, portant le nombre de nos pièces à trois. Nous nous dirigeons actuellement vers le détroit de Singapour et allons entrer en mer de Chine, où nous ferons escale à Guangzhou.

Zélia lut la lettre à voix haute à ses trois compagnons, avant de bruler parchemin, code et traduction, afin d’éviter que ces informations précieuses ne tombent entre de mauvaises mains.

— Les oies sont parties il y a moins d’une demi-lune, s’exclama Nid de Pie.

— Et elles ne semblent pas si fatiguées, répondit Dents-Longues.

— Le miroir d’argent de Pondichéry, reflète les âmes des vivants et les plonge dans les abysses de leurs vicissitudes, ajouta Azimut pour elle-même, sur le ton éthéré qui lui donnait cet air mystique frisant la folie et qui décontenançait si souvent ses interlocuteurs.

— J’aurais aimé voir la manière dont le gorfou a mis en déroute ce satané Anglais renchérit le Longs-Couteaux. Comment a-t-il retrouvé leur trace ?

— Calloway ne lâchera jamais l’affaire, nous devons rester prudents, conclut Zélia. Nous allons arriver en territoire égyptien, et les Anglais ont des intérêts dans la région. Il va nous falloir nous montrer discrets, car nous pourrions bien tomber sur des hommes à la solde de l’Empire.

Le lendemain matin, ils traversèrent le confluent des fleuves pour rejoindre le village qu’ils avaient aperçu la veille. La plupart des bâtiments étaient construits sur le même plan architectural. Sur la rue, des maisons carrées s’alignaient à l’identique. Des murs d’enceinte de huit pieds de haut s’ouvraient sur une cour intérieure où un four en argile conique fumait encore du pain que les habitants finissaient de cuire aux premières heures du jour. Puis venait la maison, sur un ou deux niveaux surmontés d’une terrasse à laquelle on accédait par un escalier extérieur. Murs et escaliers étaient blancs, composés de briques crues assemblées sur une structure de roseaux. Les briques étaient fabriquées en mélangeant de l’eau, de la paille, et du limon issu des alluvions du Nil. L’architecture des bâtiments n’était pas très différente de celles des maison de l’Égypte antique, les progrès des constructions européennes n’ayant pas pu rayonner dans des territoires aussi reculés et presqu’inexplorés.

Sur le petit port fluvial, des dizaines d’embarcations rudimentaires destinées à la pêche étaient amarées, la plupart en papyrus, et propulsées à la rame. Quelques navires plus imposants, barges fluviales ou navires commerciaux agrémentés d’une voile trapézoïdale chargeaient et déchargeaient leurs marchandises.

Zélia négocia leur passage sur l’un d’entre eux contre deux de leurs pur-sang. Ils offrirent les deux autres à leurs guides Abyssiniens, en paiement du voyage. En effet, si le courant leur avait permis de descendre le Nil aisément, les radeaux ne pouvaient pas remonter, et il leur fallait bien un moyen de transport pour rejoindre leur village. Les cales de la gigantesque pirogue étaient chargées de balles de coton, et le navire était pourvu d’une cabine à sa poupe. Le soir même, ils quittèrent Khartoum par le nord, voguant sur les eaux paisibles d’un Nil réunifié.

L’équipage était composé d’un barreur et capitaine d’origine Berbère qui baragouinait un français approximatif, et d’une quinzaine d’hommes. Douze d’entre eux se relayaient aux six rames de proue, tandis que les autres s’occupaient du maniement de la voile. Dents-Longues et Nid-de-Pie furent inclus dans le roulement des hommes, tandis que Zélia relevait le barreur. Azimut, de son côté installa ses cartes dans la cabine, et se mit en tête de cartographier le Nil, à l’aide de ses instruments.

Après Khartoum, le paysage changea radicalement. Les collines verdoyantes parsemées d’arbres et d’arbustes qui avaient fait leur quotidien jusqu’alors firent place à un paysage désertique et dépourvu du moindre relief. D’Est en Ouest, un sol stérile s’étendait jusqu’à l’horizon.

Au troisième jour de leur voyage, tel un heureux présage du désert, le Khamsin s’engouffra dans la voile de la pirogue. A la barre, Zélia sentit son souffle brûlant, tandis que le ciel se couvrait d’or et de sang, saturant l’air des poussières du désert. Les rameurs relevèrent leurs rames, le vent étant suffisamment puissant pour les propulser à bonne allure.

Azimut rejoignit ses compagnons sur le pont afin d’apprécier avec eux ce spectacle ahurissant. Le Nil et ses abords étaient plongés dans une lumière crépusculaire, alors que le soleil était au firmament de sa course quotidienne. Inspirée par cet atmosphère aux allures d’apocalypse, elle se mit à déclamer des vers venus d’un temps oublié.

Oiseau du Nil, sur ton cours majestueux, files

Tes ailes déployées par le souffle de Seth

Asséchant les cultures du Mythique Osiris

Qui combat les malheurs que ton pays subit.

Le blé fane et se meurt sous les coups du grésil

Nuées de sauterelles aux multiples facettes

Des hommes et du bétail les premiers-nés périssent.

Les ulcères et la peste déciment tes brebis

Dupé par ton ainé, tu finiras noyé

Dans les eaux de ce Nil que tu as tant choyé

En ton honneur divin, elles rougiront de sang

Et seront écarlates pour sept jours de temps.

— D’où te viennent ces vers, lui demanda Nid-de-Pie.

— Je ne sais pas, la chaleur du désert et les vapeurs du Nil, probablement.

— Quand je pense que ces terres sont le berceau des premières civilisations, ajouta Zélia.

— Et le théâtre des premières atrocités de l’Homme envers lui-même, conclut Azimut.

L’air se chargeait de poussière et de sable à mesure que le Khamsin forcissait. Le capitaine leur procura à chacun un haouli, une sorte de grand châle en lin que les maures enturbannaient autour de leur tête et de leur visage pour se protéger du soleil et du vent. Malgré la protection du chèche, la morsure du sable était trop forte pour Azimut, qui regagnât sa cabine.

Elle tomba nez à nez avec un des hommes d’équipage, penché sur ses cartes, qui regardait la boussole avec un air intrigué. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, à la peau mate tannée et aux pupilles d’un bleu sombre tirant sur l’indigo.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Mata ? demanda-t-il en désignant les cartes et la boussole.

— Je ne comprends pas ce que tu dis.

— Mata ? insista-t-il.

La navigatrice comprit qu’il cherchait à savoir à quoi servaient les instruments. Elle lui montra les cartes, le tracé du Nil, et leur progression depuis Djibouti. Elle tourna sur elle-même pour qu’il comprenne que l’aiguille de la boussole, elle, restait fixe et indiquait le Nord. Elle lui expliqua comment elle faisait ses mesures, et ses calculs, et comment à l’aide de calques, elle ajustait les cartes existantes, les précisant par les expériences qu’elle avait et ses calculs d’angles et de distance. Le jeune homme incrédule explosa de rire, et se mit à débiter des phrases en Berbère qu’Azimut ne comprenait pas. Il semblait vouloir lui expliquer quelque chose. Elle alla chercher le capitaine qui lui fit la traduction.

— Il dire que vous trompez dans calculs.

— Comment ? Impossible

— Il connaitre bien le Nil, et pas aussi penché. Il dire que Nil droit vers le Nord, vous tromper, et aussi, villes mal placées sur carte.

— Je… mes calculs ne m’ont jamais fait défaut.

— Il dire que Boussole pas au Nord, mais légèrement décalée Est. Il dire que vieille carte indique le vrai Nord, vieille carte bonne. Pas très précise mais bonne.

— Je… Je vais reprendre mes calculs.

A la lueur de la bougie, Azimut travailla toute la nuit. Elle reprit ses cartes, ses calculs, se remémorant de la course du soleil et de leurs avancées. Au petit matin, elle avait trouvé la solution. Et le résultat de ses recherches était plutôt effrayant. Elle alla trouver Zélia.

— La boussole n’indique pas le Nord. Son aiguille est décalée de 6° vers l’Est.

— Comment est-ce possible ? Je ne savais pas qu’une boussole pouvait se détraquer ainsi.

— Moi non plus. C’est pour cela que l’on a loupé le Nil, que nous allions trop au Sud alors que la caravane des marchands nous pressait de les suivre. Ils avaient raison.

— Heureusement que tu t’en es rendu compte suffisamment tôt, répondit Zélia. Pour l’instant, nous n’avons qu’à suivre le cours du Nil, et n’avons pas d’autre alternative, mais que se serait-il passé si nous nous étions fiés à la boussole en traversant la Méditerranée, ou pire, en plein désert.

— Nous aurions été perdus.

— Tu peux remercier ce jeune rameur berbère, on lui doit une fière chandelle.

— C’est juste. Je tiendrais compte de cet écart dans mes calculs et mes cartes, en attendant de trouver une boussole qui nous facilitera la vie.

Les jours succédèrent aux nuits, et la monotonie du Nil semblait gagner l’équipage. Sur les berges, roseaux et papyrus abritaient une multitude d’oiseaux aux formes aussi diverses qu’inconnues pour Zélia et les autres. L’amazone pensa que Wardin aurait aimé être avec eux et étudier cette faune sauvage et majestueuse. Devant elle, à une dizaine de brasses à peine, un magnifique Bec-en-sabot du Nil la regardait de ses deux grands yeux jaunes. L’échassier au plumage semblable à celui du héron cendré était bien plus grand, mesurant plus d’un mètre de haut. Immobile dans la vase, il attendait. Soudain, il fit claquer son énorme bec plat et plongea la tête dans les eaux troubles du fleuve. Quelques secondes plus tard, il ressurgit, un tilapia se débattant vainement entre les mâchoires jaunâtres de son bec, avant de disparaitre dans la gorge de l’animal. A l’arrière de sa tête, il présentait une petite touffe de plumes blanches et noires qu’il érigea en une crête. Il étendit ses larges ailes grises aux reflets bleutés, en un signe d’intimidation envers Zélia. Puis il tourna le dos à la pirogue et reporta son attention sur le fleuve, en quête d’une nouvelle proie.

Un matin, alors que Dents-Longues et Zélia se livraient à leurs habituels exercices d’escrime, ils furent témoins d’une scène des plus sauvages. Les oies de Wardin profitaient de la fraicheur matinale pour nager à courte distance du bateau, et se nourrissaient des algues qui flottaient à la surface et des petits crustacés peuplant les rives du fleuve. A quelques encablures, un majestueux pélican blanc dérivait entre les roseaux au gré du courant. Il manœuvrait avec une grâce et une aisance délicate entre les nénuphars et les débris de bois flotté disséminées autour des berges. En voyant les oies, ce dernier étendit le cou et gonfla la poche et son poitrail en une sorte de parade nuptiale. Il se hissa sur un tronc pour que les oies puissent l’admirer tout entier, et se gargarisa de leur réaction conquise. Alors que les trois oies nageaient en direction de l’orgueilleux plastronneur, le tronc se mit soudainement à bouger, et avant même que le pélican n’ait eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait, les mâchoires mortelles du crocodile sur le dos duquel il venait de grimper se refermèrent sur lui. Son plumage se teinta de taches vermeilles avant que le reptile ne l’emporte dans les profondeurs marécageuses du fleuve. Horrifiées, les oies se volèrent en toute hâte vers la pirogue, en piaillant de terreur. A partir de ce jour-ci, elles ne quittèrent la sureté de cet abri que pour se sustenter et s’abreuver, sans plus oser s’aventurer vers les berges du Nil.

Zélia consignait ces anecdotes dans le carnet de bord qu’elle tenait chaque jour pour combattre l’ennui et la monotonie du voyage. A deux reprises, elle aperçut un Bec-en-Sabot, et elle eut l’impression que c’était le même animal que celui de leur première rencontre.

Quelques jours plus tard, le Nil entreprit une longue boucle vers l’Ouest, et son cours s’élargit. Ses berges se dénudèrent, et roseaux et papyrus se firent plus parsemés tandis que les palmiers-dattiers, figuiers et autres tamaris offraient à la faune un couvert appréciable contre le soleil de plomb. Sur la rive sableuse, un femelle crocodile aux écailles sombres mesurant près de cinq mètres de long surveillait attentivement son nid. Enterré à un bon pied de profondeur, une centaine d’œufs couvait patiemment, attendant de laisser éclore une nouvelle génération de seigneurs du fleuve. Mais avant même d’avoir brisé leur coquille, les jeunes reptiles courraient un grave danger. Tapi dans l’ombre, profitant du couvert des graminées, un varan attendait que la mère quitte la rive pour se rafraichir afin de se repaître des œufs laissés sans défenses. Et la crocodile le savait. Elle surveillait, résistante et patiente, la couvée. Mais en début d’après-midi, le soleil cuisant eut finalement raison de sa résistance. Depuis la pirogue, Zélia observa le varan se rapprocher du nid de sa démarche chaloupée, sa langue fourchue goutant l’air devant lui. Il sentait les œufs tout proches, le nid allait être découvert, et les œufs engloutis par le reptile vorace. Mais un adversaire importun vint troubler les plans du varan. Un petit vanneau huppé, au plumage noir et blanc donna l’alerte, et la mère crocodile regagna le rivage à temps. Déçu, le varan abandonna et retourna dans les broussailles. Ce n’était que partie remise.

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