Chapitre premier : Equipe réduite

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— Capitaine, capitaine ! Qu’est-ce que cette île sur tribord ?

Une voix féminine tira Surcouf de son profond sommeil. Le capitaine fit irruption sur le pont en reboutonnant son pantalon, sa chemise blanche encore ouverte sur un torse velu. A quelques encablures au large du Renard, sur le flanc droit du cotre corsaire, une immense île désertique se dressait au milieu de l’Océan. Devant lui, Alizée, la splendide Voleuse des Voiles, regardait l’île avec circonspection. C’était la voix cristalline de la pirate qui avait tiré Surcouf de son sommeil.

— C’est l’île de Socotra, répondit le vieux loup de mer. Nous devrions l’avoir dépassée par le Sud durant la nuit, que fait-elle désormais plein Nord ? Qui était à la manœuvre ?

— Mircea. A croire que ses talents de navigateur sont à perfectionner, s’amusa la jeune femme.

— En effet, je vais m’entretenir avec lui. Merci Alizée.

— Pas de quoi, Capitaine. Mais j’imagine qu’il n’y a pas de grand danger à avoir dépassé l’île par le Nord, n’est-ce pas ?

— Malheureusement si. Socotra était jusqu’il y a peu un comptoir portugais, mais ces derniers temps, forbans et pirates s’y plaisent de plus en plus, et il vaut mieux éviter la rive Nord, qui est un véritable coupe-gorge. Ne tardons pas. Fais donner toute la voilure !

— Pas de souci, la voilure, ça me connait.

Alizée monta donner ses ordres dans les haubans et le navire déploya ses larges ailes d’un blanc nacré.

Avec le départ de Dents-Longues, Zélia, Nid-de-Pie et Azimut, l’équipage avait dû se réorganiser. Rasteau avait été propulsé Second à la place de Zélia, et commandait le tiers tribord, avec Oscar, Mircea, Andy, Tormund et Hippolyte. Autant dire que lorsque Micea s’entrainait à la barre, Hippolyte, l’ancien gabier de l’Hermione, se retrouvait seul dans les voiles à devoir abattre le travail de huit membres d’équipage. Aussi, Surcouf rappela-t-il Alizée pour réorganiser l’équipage dans les voiles. Ils renforcèrent le quart tribord avec Ching Singh, et échangèrent Mériadec du quart tribord, avec les acrobates Esme et Juan du quart milieu. Le frère et la sœur, formés par Alizée elle-même, se connaissaient parfaitement et étaient capables de manœuvrer avec précision et habileté, tandis que Mircea pourrait se délester des tâches de manœuvres, pour se concentrer sur son apprentissage de la navigation, auquel Surcouf le destinait.

Fort heureusement, l’équipage du Renard évita tout grabuge ce jour-là, et à la nuit tombée, Surcouf rejoignit Mircea à la barre.

— Ah, Capitaine ! Tu viens me tenir compagnie ?

— Oui. Je suis venu voir comment tu te débrouilles. Tes égarements de la nuit dernière auraient pu nous coûter cher. Je crois que j’ai eu tort de te confier une telle responsabilité si tôt dans ton apprentissage, de nuit, qui plus est…

— Je suis désolé, le coupa Mircea, inquiet.

— Tu n’as pas à l’être. C’est mon erreur. Ta maturité et ta confiance m’ont fait oublier à quel point tu es jeune. Il y a quelques mois encore, tu n’avais jamais mis les pieds sur un navire, ni porté un sabre, et regarde-toi aujourd’hui.

Mircea se redressa fièrement et posa la main droite sur la rapière offerte par Surcouf. Les cheveux ébouriffés par le sel et brise du soir, ses yeux verts étincelant sous les rayons argentés de la lune, le jeune homme n’avait plus grand chose en commun avec le garçon que le corsaire avait rencontré à Chalais. Sa chemise délavée et large à l’époque s’était étoffée, le torse forgé par la mer et les efforts. Ses bras frêles étaient devenus toniques et ses muscles saillants. L’enfant au dos courbé meurtri par la violence de ses parents était devenu un homme à la stature droite et fière, capable de porter un tonneau de poudre à lui seul.

Surcouf dégaina son sabre et demanda à Mircea d’en faire autant.

— Viens ; croisons le fer et montre-moi ce que Dents-Longues t’a appris.

Les deux hommes ferraillèrent ainsi pendant une bonne dizaine de minutes, le crissement des lames qui se croisaient troublant seul le silence paisible de la nuit. Par deux fois, le jeune homme parvint à mettre en défaut la garde du corsaire, mais c’est Surcouf qui vainquit finalement son jeune adversaire par une feinte roublarde que Mircea n’avait pas vu venir.

— Tes aptitudes à l’épée sont exceptionnelles, le complimenta Surcouf. Je suis fier du travail accompli par Dents-Longues. Il n’y a pas à dire, les Longs-Couteaux sont les plus fins bretteurs des mers.

Le sourire accroché aux lèvres du garçon témoignait de l’immense fierté qu’il tirait de ce compliment. La main sur la barre franche, le regard fixé sur l’horizon, où le ciel et la mer se confondent en une ombre bleutée, il respira une franche bouffée d’embruns. Il aimait naviguer. La nuit, le silence n’était troublé que par le glissement de la houle sur la coque et la caresse du vent dans les voiles.

Le lendemain matin, l’aube se leva sur le même paysage que la veille. Le vent était tombé vers deux heures du matin, et le courant avait repoussé le Renard vers l’Ouest, annihilant d’un coup les efforts des dernières vingt-quatre heures. L’île de Socotra leur faisait toujours face. Cependant, à l’inverse de la veille, le navire avait été repéré par les pirates, et trois embarcations légères quittèrent un port de fortune et se dirigèrent vers eux. La faible brise matinale permettait à peine à l’équipage du Renard de maintenir le cotre sur place, et, poussés par le courant, les pirates se rapprochaient inexorablement.

— Tuba, Andy, mettez le Nautilus à l’eau, ordonna Surcouf.

Le sous-marinier et le rameur s’exécutèrent et le Nautilus, accroché à la poupe du Renard, fut immergé. Ce petit Submersible biplace avait été construit par Tuba, et sans l’aide de Surcouf, il aurait bien failli mourir noyé, faute d’un calfatage insuffisant. Mais ils avaient réglé ce problème en recouvrant l’engin de peaux de phoque gris chassés au large des îles Crozet. Il était propulsé par une hélice entraînée par un pédalier à main, et un système d’équilibrage de poids lui permettait de lutter contre la poussée d’Archimède et de s’immerger à quelques mètre sous la surface de l’eau. Par la suite, Xao, le maître artificier, avait inventé un système pour armer le nautilus. Une perche de bois de vingt pieds de long avait été installée à la proue du Nautilus affublée à sa pointe d’une charge de poudre.

Une fois libéré des sangles du palonnier, le biplace s’immergea à demi, ne laissant surnager que le hublot supérieur. Andy mit en marche le pédalier, et le submersible s’élança, laissant dans son sillage une étrave d’écume blanche. Dans les creux de chaque vague, une fine couche de peau de phoque de quelques centimètres apparaissait, donnant au submersible l’illusion d’un gigantesque cétacée. Ils foncèrent droit sur les trois navires pirates. C’était des boutres de taille modeste, un Sambouk à deux mats, flanqué de deux Saroug. Ces navires typiques de la mer Rouge étaient reconnaissables à leurs mats inclinés vers l’avant, un pour le Saroug, et deux pour le Sambouk, et à leur voile latine triangulaire qui leur donnait l’aspect d’un Espadon fendant les flots. Rapides et maniables, ils étaient les navires privilégiés des pirates de la région. Aussi efficace à la rame qu’au pédalier, Andy portait bien le nom de « Gros-Bras » que l’on donnait à sa confrérie, et le sous-marin fondit vers sa cible. Rendu à quelques centaines de pieds de distance, Tuba pu observer depuis le hublot les navires de plus près. Les trois boutres comptaient une cinquantaine de pirates en tout, dont une majorité sur le grand Sambouk. Le navire à deux mats avait été armé de deux canons de quatre livres au château de poupe et de deux pierriers de proue. Les deux Saroug quant à eux, trop légers pour s’armer de canons, était équipés chacun de deux caronades de chasse. Sur le pont, les pirates arboraient de longs cimeterres à lame courbe, tandis que d’autres se tenaient aux haubans, le shamshir entre les dents. A la proue du Sambouk, deux hommes roulaient un tonneau de mitraille destiné à alimenter les deux pierriers. Manœuvrant la gouverne, Tuba lança le Nautilus dans sa direction, et s’immergea un mètre sous la surface, ne laissant à la vue des pirates qu’une ombre noire déformée par la houle. L’eau était suffisamment claire pour lui permettre de voir la silhouette de la coque du Sambouk se rapprocher petit à petit. Tel un narval des mers polaires, son éperon fendait les flots devant lui, équipé de sa charge mortelle. Lorsque le navire ne fut plus qu’à quelques brasses, il remonta brusquement et éperonna le boutre trois pieds au-dessus de la ligne de flottaison. La charge détonna, faisant exploser le baril de mitraille qui éventra la proue à bâbord sur près d’un tiers de la longueur du bateau. Immédiatement, le Nautilus replongea, avant que la stupéfaction ne se dissipe à bord et que les pirates ne repèrent l’engin maléfique.

A bord, la panique avait fait suite à la sidération. La voie d’eau ouverte à la proue était telle que le Sambouk piquait déjà dangereusement. Les deux Saroug, se rendant compte de la situation du navire de leur capitaine, firent demi-tour pour l’épauler. Andy et Tuba passèrent sous la coque de l’un deux, sans se faire repérer, avant de se diriger vers le Renard. Les pirates écopaient avec tout ce qu’ils trouvaient : seaux, casques, et mêmes louches en bois, mais le Sambouk s’enfonçait inexorablement dans les eaux claires de l’Océan Indien. Abordant leur navire amiral par bâbord et tribord, les Saroug s’arrimèrent pour le maintenir à flots. Tel un trimaran de fortune, cet étrange vaisseau se laissa dériver vers l’Ouest.

Pic et Pof, les deux colosses Norvégiens, hissèrent le Nautilus au palonnier de poupe, et l’équipage accueillit Andy et Tuba avec un concert de hourras. Comme un signe du destin, le vent s’engouffra subitement dans les voiles du Renard, qui s’éloigna des côtes dangereuses de Socotra, laissant les pirates revenir penauds et bredouilles de leur tentative désastreuse.

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