Prologue: Encore du courrier

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Elizabeth entra dans le petit cabinet où se trouvaient déjà son ministre de la guerre et celui des finances. La robe de la reine, noire en mémoire de son défunt mari, frottait sur le sol dans un bruissement imperceptible tandis que ses pas résonnaient sur le parquet ciré de la pièce. La décoration des lieux jurait avec celle choisie par le regretté Louis. Peu après sa mort, la reine régente avait fait venir les meilleurs architectes de Londres, et remodelé Versailles au goût de la nouvelle dirigeante. Le style sombre et austère d’Elizabeth s’opposait point par point avec les décorations lumineuses du palais hérité du roi Soleil en personne, quelques dizaines d’années plus tôt.

La Reine s’assit dans le fauteuil de cuir qui faisait face à ses deux invités et commença la conversation.

— Mes très chers conseillers, où en sont les affaires de la France ? Avez-vous reçu le soutien des souverains d’Europe à mon égard ?

Le ministre de la guerre, un homme d’une cinquantaine d’années à la chevelure grisonnante et au physique robuste, prit la parole. Il avait un visage joufflu qui lui donnait un air sympathique, mais le timbre de sa voix témoignait de la crainte qu’il éprouvait à l’égard de sa suzeraine.

— Hélas, ma Reine, j’ai peur que les nouvelles que je vous rapporte ne vous déçoivent. Votre père a certes assuré le soutien indéfectible de la couronne Britannique à votre cause, tout comme l’archiduc d’Autriche et le roi de Hollande. Cependant, les rois d’Espagne et de Prusse se sont auto-déclarés Rois de France et de Navarre, estimant que leur lointaines parentés avec feu le roi Louis les rendait plus légitimes que vous à la prétention au trône.

— Les scélérats, s’offusqua la Reine. Cordieux, vous écrirez au souverain d’Espagne, en lui rappelant que sa fille Eugénia est toujours l’invitée de mon père à Londres, et qu’il ferait bien de s’en souvenir. Faites manœuvrer deux escadres au large de Cadix et de la Corogne, cela devrait le ramener à la raison. Pour ce qui est de la Prusse, écrivez à ce cher Joseph II à Vienne. Dites-lui de mobiliser ses troupes et de se préparer à envahir le Brandebourg et la Silésie. Je veux qu’il soit prêt à parer la moindre manœuvre de ce fourbe de Frédéric II. Qu’il se rappelle que, lors de la guerre du Lys et de la Reine des épines, mon père a su se montrer clément face à sa mutinerie contre l’Angleterre.

— Ce sera fait, répondit l’intéressé.

— Et sur le plan national ? Comment mes sujets ont-ils accueilli la nouvelle de ma régence ?

— Mal, ma Reine, répondit Cordieux. A Orléans, le duc Louis-Philippe s’est lui aussi proclamé Roi des Français, étant le plus proche cousin de Louis à sa mort. La Gascogne s’est soulevée et a pris fait et cause pour l’usurpateur, tout comme la Bourgogne. Ils ont refusé de payer vos taxes et ont renvoyé la tête de nos percepteurs comme tribut.

Folle de rage, la Reine se leva, les poings serrés, et déambula dans la pièce, sous le regard inquiet de ses deux conseillers.

— Cordieux, je veux que vous mobilisiez l’armée contre les rebelles. Soyez diplomate et dissuasif, je ne veux pas être tenue pour responsable d’une guerre civile dès ma prise de pouvoir. Mais ne cédez pas pour autant aux sirènes de ce traître. Je veux qu’il me croie capable d’être la Reine des cendres.

Les deux ministres se regardèrent discrètement et échangèrent des regards alarmés. Certes, cette nouvelle reine était ambitieuse, capable, et initiée aux rouages de la régence, mais elle dégageait une aura d’une noirceur telle qu’ils craignaient qu’elle ne fasse sombrer le pays tout entier dans une nuit sans fin. Elizabeth se rassit et interrogea son ministre des finances.

— Legas, j’espère que vos nouvelles seront moins noires que celles de Cordieux. Comment se portent les finances du pays ?

— Au risque de vous décevoir, ma reine, le bilan de ces derniers mois n’est pas bon. Les États-Unis continuent de rembourser le crédit que nous leur avons consenti pendant la guerre d’indépendance, mais ils ont du retard. Le budget alloué à la marine a flambé sous le règne de Louis, mais sans grandes répercussions sur nos bénéfices. Si nos navires sont les plus rapides et les mieux armés du monde, les équipages manquent d’expérience, et les Anglais ne se privent pas pour arraisonner nos frégates, si bien que les chantiers navals de Brest, Rochefort ou Toulon travaillent presque uniquement pour la couronne de votre père. Il faut que cela cesse.

— Vous avez raison, je vais lui écrire de ce pas. Qu’en est-il de nos colonies ? Les cargaisons de marchandises arrivent-elles toujours à rejoindre la métropole ? A-t-on réglé les problèmes de piraterie dans les Caraïbes et en mer de Chine ?

— Les marchandises naviguent sous bonne escorte, et les pirates osent moins s’y attaquer, désormais. Mais le problème ne vient pas du voyage, ma reine, mais des colonies elles-mêmes. A la mort du roi Louis, les Antilles, les colons de Nouvelle-France et le comptoir de Pondichéry se sont rebellés contre votre autorité, déclarant n’obéir qu’aux ordres du véritable roi de France. Ils prennent votre accession au trône pour une usurpation. Les cargaisons de sucre, de tabac, de bois, de poisson et de thé ont subitement cessé, et les mutins les vendent désormais aux Américains, aux Espagnols ou aux locaux Indiens.

— C’est inacceptable. Le blocus du Saint-Laurent, orchestré par mon père est-il toujours en place ?

— Oui, il l’est, mais, si les insurgés arrivaient auparavant à le contourner pour faire parvenir les cargaisons de bois jusqu’en France, ils ont décidé que cela n’en valait plus la peine et ont déporté leurs cargaisons vers les chantiers de Portsmouth, Boston et Philadelphie.

La discussion se poursuivit encore quelques dizaines de minutes avant que la Reine ne congédie ses conseillers, leur demandant de régler au plus vite ces délicates situations. Une fois seule, elle se leva à son tour, quitta le petit cabinet par la porte de service, et déambula dans les couloirs de Versailles jusqu’à se retrouver dans le bosquet de la Reine. Elle adorait la symétrie parfaite de ce lieu, les lignes droites des allées qui contrastaient élégamment avec la brutalité champêtre des arbres qui l’entouraient. Assise sur un banc de pierre froide, elle huma les senteurs printanières.

Si Versailles avait bien quelque chose qui ne lui faisait pas regretter son Angleterre natale, c’était ses jardins. Elizabeth s’y était toujours sentie libre, calme, reposée, sereine. Dans la nature domestiquée du parc, elle oubliait la prison dans laquelle son père l’avait enfermée en la mariant à Louis, alors qu’elle n’était qu’une enfant.

Tandis que les pensées de la Reine allaient de colchique en primevère et de violette en marguerite, l’une de ses suivantes accourut, apportant avec elle deux plis encore scellés.

— Ces courriers sont arrivés par coursier il y a quelques minutes, ma Reine, annonça-t-elle d’une voix essoufflée qui témoignait de sa course effrénée.

— Les affaires du royaume ne daignent m’accorder aucune minute de répit, visiblement, maugréa Elizabeth. Ah, Calloway, ajouta-elle en reconnaissant le sceau de l’amiral Britannique. Espérons que ses nouvelles seront meilleures que celles de mes conseillers.

Elle glissa son doigt dans l’ouverture de l’enveloppe et brisa la cire séchée pour décacheter la lettre qu’elle déplia et parcourut avec empressement.

Ma Reine,

Je vous écris au sujet de la mission que vous m’avez confiée. Si la poursuite du corsaire et la capture de l’enfant se sont jusqu’à présent révélées infructueuses, j’ai des nouvelles qui devraient toutefois faire avancer les choses, et nous permettre de leur mettre la main dessus. Après notre altercation au large du Cap, que je vous ai relatée dans ma précédente lettre, le forban du nom de Surcouf a mystérieusement disparu pour réapparaître du côté des îles de France et Bourbon, où je l’ai poursuivi sans relâche, mais où, grâce à de précieux informateurs, il a de nouveau réussi à m’échapper. Cependant, les sœurs du couvent de Bois-Court m’ont été d’une aide précieuse, et m’ont appris que le corsaire était sur la piste du Trésor des Bénédictines. Ce trésor n’est qu’une légende de pirates, et cela ne m’étonne pas que cet ivrogne de Louis puisse croire à de telles balivernes pour en donner la mission à l’un de ses vieux amis d’enfance. J’ai également appris que le monastère Bénédictin le plus proche était à Pondichéry, et je suis persuadé que c’est là que je retrouverai la trace de Surcouf. Je ne manquerai pas de récupérer l’enfant, ma reine, et de vous le ramener sain et sauf, à Londres ou à Versailles.

Votre dévoué. Calloway

— Le trésor des Bénédictines, répéta Elizabeth à voix haute. Qu’est-ce que Surcouf peut-il bien avoir à gagner en poursuivant les fantômes d’une légende pour enfants ? Et Pondichéry s’est insurgé contre mon autorité… En y envoyant Calloway, j’arriverai à faire d’une pierre trois coups. La capture de l’enfant, l’arrestation de Surcouf, et la reddition des rebelles. Il faut que je lui réponde de ce pas.

La Reine se leva et prit le chemin du retour, sa suivante sur les talons. Tout en marchant, elle décacheta machinalement la seconde lettre, l’ouvrit et la lut. Elle ne reconnut pas l’écriture enfantine de son émetteur.

Madame la Reine,

Pardonnez-moi de vous écrire, je suis Tom, le neveu de votre ami, John Hardy. Il est en danger. Nous sommes à Florence, dans la suite des recherches que vous lui avez demandé de poursuivre. Mais il y a eu un problème. Mon oncle s’est fait arrêter par la police de la ville, et il devrait être pendu pour avoir tué un homme, dans une auberge. Il a besoin de votre aide. J’espère que vous lirez cette lettre à temps.

Je vous prie d’accepter mes respects. Tom Kent.

— Quel idiot! pesta la Reine. Comme si je n’avais pas assez de soucis avec la couronne, voilà qu’Essex me cause des problèmes en Italie. Cassandre, faites mander un coursier sur-le-champ pendant que j’écris une lettre au duc Léopold.

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Trois semaines. Voilà trois semaines que, d’après les paroles de Tom, un coursier était parti par la porte Nord de Florence délivrer à Elizabeth un message pour la prévenir de sa situation. Trois semaines que John Hardy, le comte d’Essex, croupissait dans une geôle florentine, qui s’apparentait plus à une tourbière dans laquelle végétait la pègre qu’aux salons des palais auxquels le comte était habitué. Depuis qu’il lui avait glissé qu’un messager était en route, Tom n’était plus reparut dans l’encadrure du minuscule soupirail qui permettait au prisonnier de profiter de la lumière du soleil, quelques heures par jour. Une semaine plus tôt, John avait comparu devant un juge qui était resté sourd à ses demandes d’entretien avec le duc. Les menaces de représailles du comte ne le firent pas même sourciller. Pendu. Il serait pendu. Hardy n’osait pas y songer. Tous ces efforts, toutes ces intrigues pour finir par se balancer au bout d’une corde pour le meurtre d’un balourd sans cervelle. S’il avait fait face les premiers jours, il n’arrivait plus à garder la même contenance désormais, et son inquiétude grandissait à mesure que la date de son exécution approchait. Demain, à l’aube, les gardiens viendront me chercher, pensa-t-il. Je serai exposé à la ville entière avant d’être conduit au gibet. A cause de moi, Caterina subira le même sort.

Il ne put fermer l’œil de la nuit.

Au petit matin, John entendit le verrou de sa cellule grincer tandis qu’une clef tournait à l’intérieur. La porte s’ouvrit sur deux hommes en armure qui tenaient chacun une torche.

— Essex, grogna le premier, un petit homme au dos courbé et au nez aquilin.

Le comte se leva et le suivit. Ils sortirent du bâtiment, traversèrent une petite cour carrée et entrèrent dans le poste de police attenant à la prison. Cependant, au lieu de ressortir dans la rue et de conduire Essex jusqu’à la place où était installé le gibet, les geôliers le conduisirent dans le bureau de l’inspecteur de police. Ce dernier, un homme ventru à la moustache mousquetaire lui ordonna de s’asseoir et congédia ses subalternes. Sur son bureau étaient disposées les affaires personnelles d’Essex : sa bourse, son sabre et son pistolet. L’homme bourra une pipe en ivoire et avala quelques bouffées de tabac en se lissant la moustache.

— John Hardy, vous êtes un homme chanceux, dit-il. Très chanceux.

Interloqué, le comte lui demanda ce que cela signifiait, et dans quelle mesure l’inspecteur le trouvait chanceux, pour quelqu’un censé finir au bout d’une corde dans quelques heures. Pour toute réponse, l’inspecteur poussa vers lui deux lettres, l’une scellée, l’autre déjà ouverte. Cette dernière était écrite de la main du duc de Toscane, et ordonnait à l’inspecteur de le libérer sur le champ et de leur fournir, à lui ainsi qu’à son neveu, des chevaux frais. John reconnut le sceau de la Reine sur la seconde, qu’il ouvrit et s’empressa de lire.

Essex,

Vos enfantillages ont une fois encore entaché mon crédit auprès de mes homologues européens, et je n’ai pas besoin que vous ajoutiez à mes difficultés. En dehors de l’Angleterre, la vue d’une femme sur le trône est toujours sujette à controverse, rappelez-vous de la guerre de succession d’Autriche. Je n’ai nul besoin que vous vous fassiez remarquer par vos frasques à l’étranger. Je souhaite que vous quittiez immédiatement Florence et que vous vous rendiez au monastère de Chalais. Calloway m’a rapporté que les Bénédictines ont joué, ou jouent encore, un rôle dans les intrigues qui se jouent autour de moi, et je souhaiterais que vous les interrogiez au sujet du fameux trésor des Bénédictines.

Cette mission est de la plus haute importance, et prime sur votre enquête, quelles que soient les découvertes que vous ayez faites.

Je compte sur vous.

Elizabeth.

Essex replia la lettre, soulagé, et se tourna vers l’inspecteur.

— Bien, me voilà soulagé. Où sont Caterina et les chevaux ?

Le visage de l’homme se fendit d’un sourire carnassier.

— Les chevaux sont dans l’étable, mon collègue vous y conduira. Caterina, pour sa part, est en route pour le gibet.

— Comment ? s’insurgea le comte. Faites annuler sa mise à mort. Elle vient avec moi.

L’inspecteur se lissa la moustache, profitant de la joie que lui procurait le visage effaré d’Essex.

— Monsieur le comte, je suis navré, vraiment, mais mes ordres sont de vous libérer. Vous. Uniquement vous. Il n’est nullement fait mention du sort de Caterina. Cette femme a été jugée coupable d’adultère. Elle doit mourir. C’est la loi.

Furieux, John se leva, attrapa ses effets personnels, tourna les talons, et se dirigea vers les écuries. Il ordonna au palefrenier de lui donner deux chevaux sellés. Le pauvre homme s’exécuta et apporta deux magnifiques juments arabes à la robe brune. John en enfourcha une, attrapa l’autre par la bride et sortit au galop sur la place.

Tom, perché dans un arbre à proximité de la prison, attendait la sortie de son oncle. Ces dernières semaines à errer dans les rues de Florence l’avaient métamorphosé. Il avait les joues creusées par la faim et sa tunique de soie rouge et son pantalon écru s’apparentaient à présent plus à des loques qu’à une tenue de cour. Même ses cheveux blonds avaient terni et habile aurait été celui qui aurait reconnu un catogan dans le fétu de paille qui coiffait désormais l’adolescent.

Lorsqu’il vit enfin Essex sortir à l’air libre, il sauta de sa branche et courut vers lui en agitant les bras. Sans prendre le temps de saluer son neveu, le comte lui ordonna de grimper sur le second cheval.

— Vite, nous n’avons pas une minute à perdre. Où se trouve le gibet ?

— Par ici, répondit Tom en éperonnant sa monture.

Il guida son oncle à travers un dédale de ruelles et de rues aussi encombrées les unes que les autres. S’il n’avait pas été aussi tôt dans la matinée, il leur aurait été impossible de circuler à cheval. Ils arrivèrent finalement à une place carrée au centre de laquelle deux soldats conduisaient une femme vers la potence. John Hardy reconnut immédiatement les longs cheveux noirs de Caterina. Elle aussi portait toujours la robe brune qu’elle avait revêtue le soir de leur fuite avortée. Pressant sa jument, il fonça sabre au clair vers les soldats qui s’écartèrent de justesse pour éviter les sabots par la bête. Le comte agrippa au vol le bras de la jeune femme et la fit monter en croupe. Sans un regard en arrière il fonça au galop vers les portes grandes ouvertes de la ville, tandis que les mousquets des deux soldats faisaient siffler leurs balles à ses oreilles.

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