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En silence, les bêtes s'agitent, comme à l’accoutumée lorsqu'elles restent trop longtemps à proximité d’endroits occupés par les hommes. Elles piétinent nerveusement la terre ramollie par les dernières pluies, laissant des empreintes nettes sur le sol. Aucun doute ne subsistera le lendemain quant à l'identité du visiteur nocturne. Impatients, les loups le pressent afin de s'éloigner au plus vite de la ferme.

Éclairée seulement par la lune, la silhouette voûtée saisit une cordelette grossière de sous sa cape de laine et la noue autour des pattes d'un corbeau mort. En coinçant la ficelle au niveau d'une aspérité du mur, le jeteur de sorts suspend l'oiseau bien en évidence en haut du chambranle de la porte. Demain, la superstition et la sottise alimenteront la malédiction. Tant que le corps de l'animal ne sera pas entièrement décomposé, Henri Berlot sera sous le coup du mauvais œil. Le meneur de loups espère que le solide gaillard retiendra la leçon et y réfléchira à deux fois avant de s'en prendre de nouveau à la meute. Que l'on puisse agir par faim ou par vengeance, peut-être, mais par cupidité... Douze francs pour un mâle, dix-huit pour une femelle pleine – il soupire, cela fait longtemps qu'ils n'ont pas eu de nouvelles portées. Huit ans maintenant que la guerre est finie. Mais les paysans, revenus du front, cherchent encore un ennemi à combattre pour oublier la défaite de 1870.

L'homme aux traits burinés recule d'un pas pour juger sa mise en scène. Il lisse distraitement sa barbe épaisse pendant qu'il examine l'ensemble. Satisfait, il réajuste son chapeau de feutre noir et part regagner son territoire. Flanqué de ses bêtes, il passe en marge des sentiers bordés de bruyère, dédaignant les grands chemins. Leurs longues foulées les conduisent là où les feuilles mortes couvrent la moindre trace. Dans une clairière qu'aucune trouée n'annonce, une cabane branlante les attend. Fourbu, le jeteur de sorts s'assoit sur une souche pour masser ses muscles endoloris, pendant que la meute vieillissante halète bruyamment.

En retrait, un loup au pelage blanc parsemé de noir lèche ses plaies. L'animal, d'ordinaire prudent, s'est fait surprendre il y a peu. De cette rencontre, il gardera une oreille déchiquetée par les chiens et un léger boitillement. Les mâchoires du serreux se contractent douloureusement. Il se fait trop indulgent. Avant, il n'aurait pas hésité à clouer un agneau vivant sur la grange de l'impudent pour lancer un maléfice plus...

Contrarié, il sort sa vielle à roue de la masure. Tandis qu'il accorde son instrument vermoulu, les premières notes retentissent. Au fur et à mesure que les cordes vibrent sous les tours de manivelle, le son grave des bourdons prend de l'assurance et finit par résonner à l'infini sous l'action de l'archet circulaire. Les loups se couchent au pied du musicien, les yeux mi-clos, les oreilles dressées.

Puis, ses doigts effleurent le clavier. La mélopée s'échappe alors. Elle s'étend et emplit la forêt d'une multitude de bourdonnements qu'aucun autre instrument ne pourrait produire. Elle s'infiltre dans les anfractuosités et se loge dans le moindre espace qui peut la contenir. Entre les troncs, les rapaces nocturnes suspendent un instant leur chasse et les petites créatures, intriguées, sortent de leur tanière. La mélodie continue son chemin, s'élève au-dessus des cimes des arbres et part se perdre entre les champs et les villages aux maisons serrées.

Soudain, une nouvelle gamme d'accords vient perturber la partition maintes fois jouée. La vielle émet un grincement irritant. La meute se réveille en sursaut. Les rongeurs rentrent précipitamment se mettre à l'abri, tandis que les oiseaux de proie reprennent leur envol.

Obstinément, le charmeur de loups tente jusqu'à l'aube de retrouver ce battement de cœur inconnu qui s'est introduit sur son territoire. Mais celui-ci s'est retiré. Bientôt, sa musique est étouffée par le fracas des machines qui s'éveillent à moins d'une lieue de là. La nuit a à peine effacé les effluves de la veille, que l'air empeste déjà l'huile et la suie. Le meneur s'avoue vaincu et range rageusement son instrument.

Un haut fourneau a repris du service sur ses terres. Depuis la perte de l'Alsace et de la Lorraine, les fonderies à canon ont été déplacées dans le Berry. Malgré la taille modeste du bâtiment, il n'en reste pas moins nuisible. Pour l'alimenter en minerai de fer, des pelles à vapeur démesurées lacèrent le sol et créent des tranchées profondes de plusieurs mètres. Pendant que des ouvriers entretiennent le feu qui les nourrit, d'autres ramassent par pelletées entières le fer pisolithique. Les petites billes de métal enchâssées dans une gangue d'argile sont ensuite acheminées vers l'usine par des chariots bruyants. Les premiers jours, la meute a tourné autour des intrus venus s'installer sur leur terrain de chasse. Mais les bêtes ont fini par reculer devant les gémissements stridents des machines et la fumée âcre du charbon.

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