2. Et un jour, on revient... (réponse à L'envolé)

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Il n'en restera rien, Leny Escudero

Je marche. Encore. Tu es vraiment allée au bout du monde. Je n'aurais jamais pensé que tu étais allée si loin. Toi qui ne voulais jamais partir, qui ne pouvais pas t'éloigner de ta ville, de ton quartier.

Je souris en pensant que tu es vraiment venue te perdre au bout du bout du monde.

Je marche. Combien de kilomètres m'as-tu fait faire ? Je ne les ai pas comptés. Pas depuis que j'ai croisé, franchement par hasard, Amélie et son sourire. Son sourire qui s'est effacé quand elle m'a reconnu. Elle a beau être solide et têtue, ta copine, j'en suis venu à bout... J'ai fini par le décrocher, ce sésame de ton adresse.

Et, maintenant, je marche. Peut-être que, depuis cinq ans, depuis que je suis parti, je ne fais que ça. C'est vrai, c'était ce que je voulais. J'ai toujours pensé que le monde devait être plus beau vu de la fenêtre d'à côté, du village d'à côté, de l'autre pan de montagne. Et qu'est-ce qu'on voit au bout du bout de l'horizon ? Et qu'y a-t-il au-delà de là où le soleil se couche ? Je voulais voir le soleil se lever le plus à l'est possible, se coucher le plus à l'ouest possible. Toi, tu parlais du ponant... Tu ne disais jamais l'ouest.

Finisterrae. Le monde du bout du monde. Là où, pourtant, tout commence. Tout fait résonance.

Ca résonne et je frissonne. Putain qu'il est froid, ce vent. A croire qu'il vient tout droit de la Sibérie orientale, de la grande plaine glacée. "Méfie-toi de l'heure des marées..." C'est ainsi qu'Amélie m'a dit au revoir. Qu'as-tu à voir avec l'heure des marées ? Peut-être qu'elle a voulu dire que je ne pourrais pas arriver, peut-être qu'elle a voulu dire que je ne pourrais pas repartir.

Peut-être qu'elle a voulu dire qu'il valait mieux ne pas venir.

Je marche. Le vent est froid, mais le soleil brille. Il souligne le jaune vif des ajoncs en fleurs, les premières fleurs de l'hiver. Les seules de ce pays balayé par le vent, les seules capables de résister aux embruns de février.

Une île. Tu es venue te perdre sur une île, ma douce qui ne voulait pas bouger. Ma douce dont le refuge était ce quartier qu'on disait autrefois "ouvrier", aux maisons de briques rouge et de toits d'ardoise noire, qui suintaient sous la pluie et brûlaient sous le soleil. Je l'aimais bien, ma foi, ton quartier d'enfance.

Est-ce que tu te souviens... Bien sûr, que tu te souviens. Aucune fille n'oublie jamais cela. Cette première fois où on a grimpé dans ton "grenier", ta chambre sous les combles. Je ne tenais pas debout dedans ! J'ai dû me cogner la tête contre la poutre au moins autant de fois que j'ai parcouru de kilomètres depuis que j'ai quitté la "capitale régionale" pour te chercher, enfin, j'espère : te trouver.

Bien sûr que tu te souviens... Ta mémoire, c'est un grand livre ouvert avec des mots si beaux, des poèmes que tu récitais le soir, accoudée à ta petite fenêtre, alors que je me glissais à côté de toi pour tirer ma dernière cigarette. Tu me lisais Ronsard ou Aragon, Baudelaire ou Hugo. Je te regardais, les yeux à demi-fermés. Je m'emplissais de toi et de ces mots. Quand je suis parti, tu m'as glissé un tout petit livre vert dans mon sac, les "Derniers poèmes d'amour" d'Eluard. C'était mon petit livre rouge à moi, ma bible, mon livre de chevet, que j'ai dormi sous la pluie ou à l'hôtel, seul ou dans d'autres bras que les tiens.

Je ne suis pas un saint, je suis de ces marins au long cours dont la plus fidèle amante est la mer. J'ai fait le tour du monde, oui, par les trois caps. J'ai passé Bon Espérance par temps d'orage fougueux et le Horn par calme plat. Magnifique. Improbable. J'ai vu Moscou sous la neige et le Sahara sous le soleil brûlant et la lune glacée, les routes tortueuses des Andes et les Pyramides d'Egypte. Je me suis empli les yeux de toutes les lumières, de toutes les couleurs, le nez de tant de parfums, et contre ma peau, senti d'autres peaux d'autres couleurs. Je voulais toujours voir "après". Ce qu'il y avait "après". J'ai eu mal au coeur, une rage de dents terrible, mais les yeux trop petits pour tout voir, les mains pas assez grandes pour tout emplir et, parfois, l'estomac trop lourd pour tout engloutir.

Je marche. Je te revois, si réservée, ton visage en forme de coeur que je parvenais à deviner à travers la fumée des cigarettes, ta voix que j'arrivais à entendre malgré la musique et les flots de paroles autour de nous. Tu étais qui ? Tu faisais quoi ? Tu vivais où ? Sous les toits... Et j'étais déjà enchanté, mais pas enchaîné. Jamais. Tu étais la seule, peut-être, à ne pas avoir voulu m'enchaîner. Les autres, elles ont voulu. Elles n'ont pas pu. La liberté. C'était un mot si beau... Tu aimais les beaux mots, autant que les belles phrases. Tu en préférais certains : Liberté, Océan, Reflet, Humanité. Je pourrais en citer plein d'autres : Perle, Vagabond, Sourire, Muscade, Nuage, Vent, Etoile. Nous sommes loin de tous ces acronymes, de tous ces anglicismes, de toutes leurs inventions pour nous réduire le vocabulaire à la portion congrue.

Je marche. Je me souviens... Ta peau si douce sous mes doigts, tes lèvres qui s'ouvraient dès que je venais chercher un baiser. Tes seins, ma douce, ma mie, mon Dieu, tes seins... si ronds, si beaux, si chauds. Je pouvais les caresser, les embrasser durant des heures, je crois... Et tes bras... Ils m'ont manqué, tes bras, aussi. Cette façon que tu avais de m'enlacer, de m'entourer, de me garder contre toi sans m'étouffer. Liberté...

J'espère que tes bras savent toujours enlacer, j'espère que tes seins sont toujours aussi chauds, beaux et ronds, j'espère que ta bouche voudra encore de mes lèvres, j'espère que tu voudras bien de moi, simplement, au creux de toi.

Je suis allé partout, mais c'est en toi que j'étais le mieux. Tu ne voulais pas aller ailleurs, ta liberté, c'était de rester là où tu avais toujours vécu. Tu as dérogé à cette règle, pour t'installer dans cet ailleurs qui, je le devine en cheminant, te ressemble vraiment. Amélie m'a dit pourquoi tu étais partie. Une année d'enfer à Paris, pour finir tes études et trouver du travail. A ton retour, la maison démolie, le quartier éventré, les projets de béton armé. La chambre sous les toits n'est plus, la petite fenêtre non plus. Je ne me cognerai plus jamais à la poutre du plafond trop bas pour moi. Nous ne regarderons plus jamais le bout du jardin, le bout de ton monde, dans l'odeur de la glycine et des roses anciennes, en écoutant Ferré chanter Aragon.

Tu es donc partie ailleurs, contrainte et forcée. Je suis allé ailleurs, en toute liberté. Tu vis maintenant sur une petite île, battue par le vent et la mer. Je t'imagine t'endormant, bercée par le chant des vagues et des mouettes, dans l'odeur du varech et de ces langueurs océanes chères à Jacques Brel.

Je marche et j'approche de la fin du voyage. La Terre est ronde, alors, forcément, à un moment ou à un autre, on revient sur nos pas. Cela devait bien finir par arriver : que je retrouve le sentier des douaniers, les falaises, les mouettes. Et que je passe deux nuits, dans des petits ports abrités au fond des rias. Aber la mer... j'approche.

Je croise un vieux avec une casquette de marin rongée par le sel et le soleil. Il y a toujours des vieux pour nous indiquer la route. La bonne route. J'en ai croisé des centaines, au fil de mon périple. Il m'indique celle, petite, qui descend vers le débarcadère, mais me prévient : il faut que je me dépêche, sinon, je serai coincé par la marée, et pas sur le continent, non, en plein sur le passage. Ok, je ne vais pas courir non plus, mais bon, je presse le pas. Je ne tiens pas à attendre la prochaine marée descendante. Même si je ne sais pas du tout quel accueil tu vas me réserver. J'ai compris derrière les mots d'Amélie que tu vivais seule sur ton île, mais enfin. Tu peux aussi y recevoir des visites ou t'en échapper. Peut-être vais-je trouver porte close ou un amant plus ou moins régulier. J'ai pas le droit d'être jaloux, tu l'as bien plus que moi et pourtant... Quelque chose me dit que tu ne le seras pas.

J'entends la mer, encore une fois, bien avant de la voir. J'avance face au nord et depuis un bon moment déjà, je ne sens plus mon nez. J'ai un petit glaçon en plein milieu du visage. J'espère que je pourrais encore sentir ton parfum. Ou plutôt tes parfums. Mais voilà que je fais le coquin...

Le vieux n'avait pas tort, en me disant de presser le pas, mais je peux évaluer d'un oeil que j'ai encore le temps de m'engager, avant que les vagues molles ne recouvrent la chaussée de béton qui permet d'accéder à ton île, à marée basse. A marée haute, il faut prendre un petit bateau, et de petit bateau, ma doué, je n'en ai point. Et je me demande si tu as appris à godiller... Serais-tu devenue marine, prête à prendre la mer, alors que moi, le marin au long cours, je reviens poser mon sac à terre ?

Ce serait un étrange tour du destin. Mais, ma foi, cette perspective me plaît bien.

Ouf, il était temps. J'ai senti le frisson des premières hautes vagues me lécher les talons. Me voilà arrivé. Enfin, pas tout à fait. Ta maison se trouve de l'autre côté de l'île, par rapport au continent. Tu fais face à l'Océan, et tournes le dos au monde des terriens. Terrien, t'es rien... comme le chante Hubert Félix Thiéfaine.

Il me faut encore la parcourir, ton île, traverser le hameau qui sert de village, collé à sa chapelle romane dont le vent, les jours de tempête, emporte le chant des cloches qui battent à la volée.

Une île, c'est un peu une autre planète. J'en ai fait maintes fois l'expérience. Mais c'est peut-être ici, sur ce petit bout de caillou, que j'en prends la pleine mesure.

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