3. C'est un endroit qui...

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Le Sud, de Nino Ferrer

Je m'arrête. Le sentier a fait un coude et me voilà presque arrivé. Encore quelques mètres sur ce sentier, pour descendre jusqu'à la maison. Le vent m'arrive maintenant de côté, poussant des mèches de cheveux sur mon visage. Oui, j'ai gardé les cheveux mi-longs... parce qu'une fois, en Afrique, j'ai dû les raser car j'avais attrapé une saloperie de poux coriaces et que la seule solution, c'était ça. Ca a été terrible, je ressemblais à un soldat. J'en ai fait des cauchemars... bon, passons. On s'en fout. Ce qui compte, c'est là... la maison. Ce qui compte est là... TA maison.

Merde. Le seul endroit où, furieusement, j'ai envie d'aller, j'ai envie de rester. Parce que je me prends en pleine gueule, en plein dans les mirettes, la magie de la mer, du soleil, des oiseaux, des odeurs...

C'est une chaumière, avec ses petits volets de bois colorés, mais avec de grandes ouvertures à l'unique étage. Par l'une des fenêtres, je devine déjà ton monde : étagères, livres, une ou deux plantes, sans doute une aquarelle au mur ou quelques photos, ou peut-être rien. Quelque chose de dépouillé. Je ne sais pas. Pas encore. J'espère savoir, découvrir, m'y fondre. Enfin, c'est un écrin, un cocon, où tu peux lire, écrire. Ton monde. Le seul qui me reste inconnu et que j'ai pourtant déjà appréhendé.

Autant ta chambre d'adolescente manquait de lumière, de hauteur, d'ouverture, autant là... bon Dieu ! Tu dois t'emplir les yeux de l'Océan, chaque jour, chaque instant... Quelle chance.

Le sentier me conduit à une petite barrière, de la même couleur que les volets. C'est coquet, charmant, accueillant. Dans de grandes auges de pierre, je devine quelques fleurs courageuses, crocus, jonquilles, qui pointent le bout de leur nez vers le printemps en devenir. Une magnifique bruyère rose enlace un grand rocher gris, parsemé de lichens roux. Je pose la main sur la barrière, pour l'ouvrir, mais laisse mon geste en suspens. Mon coeur se serre, presque tristement, enfin, non, heureux et triste à la fois. La porte de la maison se trouve en son milieu, d'un côté court une glycine, encore endormie au creux de l'hiver. De l'autre, je devine le pied robuste d'un rosier. Se peut-il que tu aies réussi... réussi à sauver cela ? Je l'espère follement. Pour toi.

**

J'ai levé les yeux vers la mer. J'en ai marre des chansons nostalgiques, de cette cassette qui a quoi, six, sept ans ? Le jour décline, la mer remonte, mais j'ai encore le temps, avant le soir, pour une dernière longue balade sur la plage. J'ai déjà passé cinq marches quand Blake, mon chien, lance un aboiement sourd. Blake n'aboie jamais. Sauf quand on reçoit une visite d'inconnu. C'est à dire, jamais. Il connaît tout le monde sur l'île, y compris la famille qui vient me voir de temps en temps (c'est à dire vraiment presque jamais, car je vis quand même au bout du monde, mon oncle me le dit assez...).

Mon pied reste en attente, au-dessus de la sixième marche. Qui ? Même un chat ne le ferait pas aboyer. Je reprends ma descente, j'arrive dans la pièce en bas, mon salon-cuisine, la porte de ma chambre (ou plutôt ma cabine de bateau) est juste en bas de l'escalier. Le chien est déjà derrière la porte, à l'aguet. Il y a bien quelqu'un. Et quelqu'un que Blake ne connaît pas. Au bas de la rampe de l'escalier, j'attrape mon manteau, mon écharpe : après tout, j'étais partie pour une balade. J'ouvre la porte en retenant Blake, mais aussitôt, je lâche tout.

TOI.

Toi ? Toi !

On se regarde, sans un mot. Je suis tellement surprise que j'en reste totalement figée. Si je m'attendais... Je n'attendais plus, je n'attendais pas... Toi, tu as déjà ce pétillement dans le regard auquel je n'ai jamais pu résister. Toi, bien entendu, tu n'es pas surpris.

Normalement, dans une histoire normale, à un moment comme celui-là, il y a trois tonnes de questions qui se bousculent dans l'esprit de l'héroïne, il y a des tas de messages qui passent à travers les regards, des gestes un rien hésitants, des moments suspendus qui durent l'éternité d'un dixième de seconde. Est-ce qu'on est dans une histoire normale ? Je respire un grand coup : non, nous sommes juste dans la nôtre.

**

Je n'ai pas eu le temps de frapper. La porte s'est ouverte avant même que je ne lève le poing pour y cogner. J'ai juste eu le temps d'enregistrer l'information selon laquelle tu as un chien, car j'ai entendu une sorte de "wouf" un peu sourd. Ton premier mot, je le lis dans ton regard avant même qu'il ne franchisse tes lèvres, ce "Toi ?" Le suivant s'adresse au chien, pour qu'il reste calme. Tu fais comment pour héberger un tel mastodonte dans une si petite maison ? Mais je me dis qu'avec lui, tu dois être en sécurité. Mais cours-tu le moindre danger ici ?

A Paris, oui... Amélie ne m'en a pas dit grand-chose, mais j'ai compris qu'à Paris, tu avais été en danger. Alors que j'étais au Chili. Pas forcément très en sécurité non plus, mais enfin... Le danger était tout autre.

Je te souris, car je ne sais pas quoi dire. C'est le chien qui nous sauve du mutisme. Il file comme un fou vers la barrière. Ce devait être l'heure de sa promenade, et d'ailleurs, tu es habillée pour sortir.

- Tu sortais ?

C'est con de dire ça, mes premiers mots pour toi... J'aurais quand même pu trouver mieux. Mais les mots sont ton domaine, pas le mien. Enfin, je croyais...

- Oui. Tu viens ?

C'est marrant. Ca fait plus de cinq ans que je suis parti, qu'on ne s'est pas vu, et c'est comme si on reprenait une discussion suspendue. Tu laisses la porte ouverte, je dépose mon sac juste dans ton entrée, j'ai à peine le temps de jeter un coup d'oeil à ton intérieur que tu la refermes déjà. Pas à clé. Pourquoi fermer une porte à clé, ici ? Ici... C'est juste ici. Pas besoin de verrous, de cadenas, de clé.

La liberté.

Non. La Liberté. Avec une majuscule. Comme pour Océan.

Et vlan. Voilà que je prends la troisième claque de ma vie en pleine gueule. La première, c'était mon père quand j'avais 13 ans et qu'il avait découvert que je fumais. Après, il a laissé faire... La deuxième, c'était quand je t'ai rencontrée, la troisième... C'est encore toi, ici et aujourd'hui, hic et nunc, qui me l'infliges. Toi.

Nous avons franchi la barrière, repris le sentier, mais pas vers l'intérieur de l'île, vers la mer. Très vite, nous arrivons sur une belle petite plage de sable blanc. Cela me rappelle les plages du détroit de Magellan ou celles de Polynésie. Les conditions climatiques en moins. Quoique ce vent de noroît coupant... Il a un petit quelque chose de Magellan.

Le chien court après les mouettes qui ont l'outrecuidance de venir se poser sur le sable, comme si cet endroit était son territoire, une prolongation de ton jardin. Pour lui, ça l'est en effet. Pour moi, c'est un nouvel horizon. Mais mon horizon, à cet instant précis, c'est toi. Je te regarde, un peu de côté. Tu es... pour mes yeux, toujours très belle. Tu as toujours tes cheveux longs, que le vent fouette autant que les miens, et qui encadrent toujours ton visage en forme de coeur. Ton regard est apaisé, serein. Tes gestes aussi, ta démarche également. Machinalement, j'ai calé mon pas sur le tien, alors que partout au monde j'avançais trop vite ou pas assez. Il n'y a qu'avec toi que j'avance au même rythme. Pourquoi j'ai mis cinq ans à en prendre conscience ?

Je te lance un nouveau regard, toi, tu regardes vers la mer. Je sais déjà que tes seins sont toujours aussi ronds, chauds et doux, que ton sourire peut être toujours aussi désarmant, que tes bras peuvent toujours enlacer sans emprisonner. Mais est-ce que j'y aurais encore droit ? Est-ce que ton coeur restera ouvert à moi ?

- C'est marrant, ce matin, j'ai retrouvé et écouté la compilation à deux coeurs, dis-tu soudain.

Comme une évidence. Tu poursuis, je ne dis rien, mais mon coeur manque un sacré battement. Ou peut-être même deux. Allez, je l'autorise à en louper trois, mais pas plus. Sinon, après, je m'écroule.

- Je ne l'avais pas écoutée depuis longtemps. Parfois, seulement une de ses chansons, sur les différents albums, ou à la radio.

Je prends une longue respiration et je dis :

- J'ai toujours le petit livre vert avec moi. Il est écorné, il a pris l'eau - salée, en plus -, mais je l'ai toujours.

On s'arrête. On se regarde. On est juste bien. J'ai envie de te prendre dans mes bras et tu viens t'y glisser si naturellement. Je trouve tes lèvres et c'est si bon... t'avoir tout contre moi. T'enlacer. Mais pas t'emprisonner. Ma Liberté.

Ma liberté, Serge Reggiani

**

Qu'est-ce qui a changé ? Si peu et tout à la fois... Ma chambre n'est plus sous les toits, mais elle est aussi petite que celle que tu as connue. Tu ne te cognes pas à une poutre du plafond, mais te heurtes aux murs avant d'en prendre la pleine mesure. Mon espace de vie est restreint, mais l'horizon m'est grand ouvert. Pourquoi aurais-je besoin de plus ? Je n'avais besoin que d'un endroit à moi, un endroit qui soit moi, où je pouvais ranger mes livres en bonne place. D'emblée, tu as trouvé le rayon des poésies, et c'est Aragon que tu as sorti en premier.

Quand on est remonté de la plage, ta curiosité était déjà insatiable. Tu n'as pas changé... toujours curieux de tout ! Et si curieux de moi... Cela me fait chaud au coeur. C'est étrange. Notre baiser m'a enivrée, toi, il t'a fait trembler, je l'ai senti, tu ne peux pas me le cacher. Je te fais faire le "tour de la propriétaire", cela est rapide. Mais bien entendu, nous nous attardons à l'étage.

Ce moment, je le sais, restera gravé dans ma mémoire comme ce jour où tu étais venu la première fois chez moi et que tu étais entré dans ma chambre, sous les toits. A peine as-tu atteint l'étage que tu as fait quelques pas dans mon espace, tu as fait un grand tour sur toi-même, pour tout englober : la pièce, les différentes vues que j'ai depuis les fenêtres, et, j'en suis déjà certaine, tous les détails qui font que cet endroit me ressemble et est ma vie. Mon monde.

- C'est...

Tu cherches tes mots. Avec moi, souvent, tu as cherché tes mots. Le mot juste. Tu veux toujours avoir le mot juste. Avec moi.

Un instant de silence en suspens, avant que tu ne dises simplement :

- Toi.

Puis, très vite, comme si j'avais besoin d'explications, tu enchaînes :

- C'est très différent... d'avant, mais... mais il y a tout toi, ici.

- J'ai ajouté un peu de technologie, dis-je en désignant l'ordinateur qui trône sur le bureau.

Je te regarde. Je retrouve tout de toi, dans ta façon d'observer ce qui t'entoure, de t'imprégner du lieu, puis de te mouvoir, de faire quelques pas en direction de la bibliothèque. Avant même que tu ne lèves la main, j'avais deviné de quelle manière tu allais passer tes doigts sur les tranches des livres et comment tu allais en sortir un. Sauf que j'ignorais lequel tu prendrais.

Qu'est-ce qui a changé ? Tout et rien, au fond si peu... Un rayon de lune filtre à travers la minuscule fenêtre de ma chambre, éclairant à peine ton visage endormi. Je n'ai jamais dormi avec quelqu'un ici. La seule personne à avoir dormi dans cette maison, avec moi, c'était une de mes petites cousines, sur le canapé du salon, un jour où la famille était venue me rendre visite : c'était l'été dernier, il faisait beau, nous avions mangé dehors, la petite s'était allongée, fatiguée par les jeux de plage et la mer. La famille avait pris une chambre à l'hôtel, sur le continent. Ils étaient venus la récupérer au matin.

Tu es le seul qui pouvait dormir avec moi, ici. Le seul aussi que je pouvais laisser dormir avec moi, ici. Ton visage a changé, un peu, mûri. Ca se sent, ça se voit que tu as bourlingué. Nous avons peu parlé de tes voyages, j'ai tu Paris et la dépossession. Je n'avais pas envie de parler de cela maintenant, avec toi. Parce qu'hier a-t-il tant d'importance ? Sans doute que oui. Et demain ? Aussi, bien entendu. Mais que ce qui compte surtout, c'est le présent. Notre présent.

Toi et moi. Moi et toi. Toi en moi et toi pour moi. Moi ici et là-bas, pour toi. Juste cette osmose. Tu n'as pas été surpris, mais tu l'as regardée longuement, que la seule "oeuvre" que j'ai accrochée dans mon espace, en-dehors de quelques photos de famille, ce soit une belle encre de Chine représentant le Yin et le Yang. Un cadeau de Dan, un des rares amis que j'avais à Paris. Celui qui a été mon refuge durant quelques semaines. Cette oeuvre prend tout son sens, aujourd'hui, alors que je te regarde, endormi à mes côtés, mon bras posé sur ton torse, ta main soutenant mon bras, et nos jambes enlacées.

**

La Terre est ronde, et l'horizon fuyant, ligne d'infini qui nous attire et nous emporte.

La Terre est plate et l'horizon est rond. Mais la mer est changeante et mouvante, toujours.

Tu as trouvé ton endroit, et moi, mon point d'équilibre, ici avec toi. Je ne veux plus d'un autre ailleurs, je veux ta présence et ma présence. Je veux ma présence en ta présence. J'ai voyagé avec mes jambes, tu as voyagé avec les mots, les livres. Le monde s'est ouvert à moi, mais tu l'as révélé. Le chant de la mer est continu, et pourtant toujours différent. La lumière fait danser les vagues, mais les couleurs varient à l'infini.

Rien de nous n'est fini, tu es mon horizon.

Et je suis ton mouvement.

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