1. L'envolé

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Cinq ans.

Cinq ans que tu es parti, que tu t'es envolé. Je ne sais pas où tu es, aujourd'hui, je ne sais même pas si tu es encore vivant. Je ne sais pas si, un jour, nous nous reverrons.

Nous nous étions rencontrés dans un de ces lieux magiques pour certains, agréables pour les uns ou impressionnants pour d'autres encore, dont moi. Un de ces lieux de vie bruyants, emplis de musique, de fumée et d'alcool. Soyons modestes. Ce n'était pas le bar du quartier, ni le bistrot du port. Non, c'était juste un lieu prisé par les gens de notre génération, nos "bandes de jeunes" à nous. Une amie m'y avait entraînée, moi la timide pas vraiment sûre d'elle. Toi, c'était presque ton QG, tu y avais tes habitudes, tu tutoyais les patrons, connaissais tous ceux qui venaient ici. Et tout le monde te connaissait aussi.

Sauf moi.

Il est difficile d'imaginer que nous avions le même âge, à quelques mois près, toi avec ta tête d'éternel adolescent, aux cheveux mi-longs, au rire toujours éclatant et au regard pétillant. Aussi à l'aise avec une cigarette entre les doigts qu'avec une pinte de bière. Et moi, déjà trop vieille ou encore trop jeune, avec mes cheveux trop sages, mes vêtements trop neutres, et ma tête déjà emplie des mots des autres, des mots des livres. Enfin, moi qui ne me sentais pas de cette génération-là. Pourtant la nôtre.

Personne n'a compris, ni toi le premier, ni moi la dernière, ce qui a fait qu'on est reparti ensemble, ce qui a fait qu'on s'est plu, ce qui a fait que tu n'avais pas décroché ton regard de moi alors que j'avais tout fait pour éviter de te parler, de parler tout simplement.

Personne n'a compris, mais c'était peut-être juste quelque chose de magique, qui s'appelle l'amour.

Mais même aujourd'hui, je n'ose pas l'écrire.

Il n'y avait pourtant rien de plus éloigné que toi et moi. Toi, toujours en quête de nouveautés, avec toujours l'envie d'aller voir plus loin, de pousser une porte de plus, de t'engager dans un nouveau chemin, de prendre le premier bateau, le prochain avion, de voir le monde. Tu voulais voir le monde. Tu ne pouvais pas rester en place ! Et tu m'entrainais, parfois, sur d'étranges chemins de traverse. Et la musique, toujours, forcément, la musique.

Une des premières choses que tu m'aies demandé, ça a été ce que j'écoutais comme musique, qui était mon chanteur, ma chanteuse, mon groupe préférés. Je me souviens très bien de mon hésitation, de ma retenue ce soir-là, dans ce lieu enfumé, mais aussi de ton sourire qui semblait être comme une épée prête à fendre mon armure et toutes ses épaisseurs. J'ai osé te dire que je ne connaissais pas grand-chose, mais tu as insisté. Et quand je t'ai répondu que mon artiste préféré était Jean Ferrat, au lieu de te moquer, tu as dit : "génial." Je n'ai pas compris pourquoi tu avais dit cela. Je ne l'ai compris qu'après.

Je lève les yeux de mon petit bureau et je regarde par la fenêtre. La mer est d'un bleu assez profond à cette heure de la journée, elle est agitée par quelques vagues. Le ciel est très bleu, mais il fait froid, encore. Un vent piquant du noroît nous est tombé dessus depuis trois jours, rendant l'air très pur, mais glacial. Je vois tournoyer un de ces grands oiseaux blancs et je ne peux m'empêcher de t'imaginer, là-bas, quelque part au large des Kerguelen, pris dans une tempête australe. Ou alors parcourant les sentiers ardus du Machu-Picchu tout en affrontant des bourrasques de neige. J'espère que tu as trouvé le chemin, ton chemin.

Je soupire. C'était une drôle d'idée que de me mettre à fouiller dans ce carton, de ressortir ces vieilles cassettes, dont cette fameuse "compilation à deux coeurs". C'est ainsi que tu l'avais appelée. Tu es parti avec ton exemplaire, j'ai gardé le mien. Et depuis ce matin, je le réécoute. J'ai souri en entendant la première, un de ces morceaux de Maiden que tu affectionnais particulièrement, puis le déchirant "Au coeur de la nuit" de Téléphone qui m'a toujours fait flipper. Je ne veux pas de ce coeur de nuit-là, ni pour toi, ni pour ceux qui me sont si chers. Mais ce qui me décide, non pas décide, plutôt pousse à écrire aujourd'hui, c'est celle-ci, celle qui passe en ce moment alors que je lève les yeux et qu'à travers la grande baie vitrée de mon bureau, je regarde la mer.

Pars, de Jacques Higelin

J'avais terminé cette "compilation à deux coeurs" par cette chanson, c'est moi qui l'avais voulu. Comme un point final pour un autre horizon. Je voulais te donner cette liberté. Tu t'en es saisi.

Dissemblables. Différents. Etrangers. Autres.

Voilà ce que nous étions, aux yeux des autres. Aux nôtres aussi. Toi, toujours en mouvement. Moi si casanière. Ayant bien du mal à quitter mon quartier, ma ville.

Pourtant, j'en suis partie. Tu vois. Moi aussi, je suis partie. Mais pour un autre refuge. Un autre as-île. Une petite maison, avec ce vieux grenier dont j'ai tout de suite imaginé ce que je pouvais faire. Une petite maison repliée sur elle-même, avec juste ce qu'il faut : un minuscule salon et une cuisine, une chambre grande comme une cabine de bateau. Et surtout ce grenier, avec cette ouverture fantastique qui donne sur la mer. Ma maison est une île. Et son jardin est mon monde.

Une île. La mer. Le grand Océan, celui qu'on ne peut écrire qu'avec une majuscule. Un dicton dit qu'on ne peut pas vivre d'amour et d'eau fraîche. Je souris en me demandant si c'est ce que tu fais. Je crois... oui, j'aimerais bien que ce soit cela, ta réalité aujourd'hui. Que tu puisses vivre d'amour et d'eau fraîche, car ainsi, je te saurais libre. Et c'est ce qui compte le plus pour moi, quand je pense à toi.

Et moi ? De quoi est-ce que je vis ? Je vis de l'Océan, de ses fragrances et de ses lumières, je vis du chant du vent et de la voix des vagues. Je vis du vol lent des oiseaux blancs. Je vis de la fraîcheur du matin et de la beauté des soirs. Je vis des mots, aussi, un peu. Je n'ai pas besoin de grand-chose. Tout ce dont j'ai besoin, je l'ai devant moi : la beauté du monde, d'un monde.

Toi, tu voulais voir toutes les beautés du monde, de tous les mondes.

J'espère que tu les auras trouvées, mon envolé...

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