Chapitre 2

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     Le pare-choc s'était décroché et une partie du capot était enfoncée, mais le pire était le pare-brise. L’épaisse tâche de sang commençait déjà à sécher, ne laissant qu’un espace ridicule pour voir la route une fois derrière le volant. Elle se précipita dans l’habitacle, se saisit d’un mouchoir et frotta de toutes ses forces. Elle en étala plus qu’elle n’en retira. Dépitée, elle jeta le mouchoir imbibé et constata avec dégoût que ses mains étaient couvertes de l'épais liquide rouge. Tout à coup, une lointaine complainte s’éleva au milieu de nulle part. Elle tendit l’oreille, incertaine. Une vague de terreur la submergea lorsqu’un affreux gémissement couvrit le bruit du moteur. Elle contourna le coffre, le regard fixé sur l’endroit d’où provenait la macabre complainteet, s’avança d’un pas prudent, ignorant ses pieds écorchés par la chaleur. À la vue de la bête, son sang ne fit qu'un tour. L’œil noir et humide de l’animal la fixait sans ciller. Pantelante, des bulles de sang jaillissaient de sa bouche à chaque expiration, se mêlant au sable orangé.

     L’animal gémit de nouveau. Sur la route, la Carcasse toussa, tirant la conductrice de sa stupeur.

     Son ombre recouvrait la bête agonisante dont l’œil vitreux la suivait implacablement. Elle esquissa un pas et l’une de ses ballerines plongea dans une mare poisseuse d'hémoglobine. Elle leva le pied, le visage figé dans une expression de dégoût et se saisit d’une pierre aux arrêtes vives. L’animal toussota, projetant sur ses mollets nus un caillot de sang.

     D’un mouvement sec, elle fendit le crâne de la créature.Le répétant une, deux, trois fois, elle broya sa tête jusqu'à qu'il ne reste plus qu'une bouillie baveuse de poils et de sang.

     La tête rentrée dans les épaules, le corps couvert de traces de sang, elle s’engouffra dans la Carcasse. Elle appuya son front dégoulinant de sueur sur le cuir brûlant du volant et laissa pendre ses bras de chaque côté de son corps voûté. Elle serrait les paupières si fort que des petits points blancs s'imprimaient sur ses rétines. À l'arrière de la Carcasse, on frappa. Encore et encore, de plus en plus vite, de plus en plus fort.

     — La ferme ! cria‑t‑elle en se tapant la tête contre le volant, actionnant dans un coup de klaxon. La ferme ! La ferme ! LA FERME !

     Le souffle court, elle coupa le moteur et s’extirpa péniblement du véhicule. La carrosserie de la Carcasse brûlante semblait onduler sous les rayons du soleil. Malgré tout, elle ouvrit le coffre.

     — Quoi ? lâcha‑t‑elle avec une pointe d'agacement.

     — Hmpff‑hmm‑hmmpff !

     Dans le coffre, les jambes repliées derrière les fesses, l’autre remuait comme un poisson hors de l’eau. Son débardeur blanc avait viré au jaune sale et son short kaki était souillé. Elle se pencha pour retirer violemment le bout de scotch de sa bouche, arrachant au passage des morceaux de lèvres.

     — Ah la chienne ! jura l’autre. Ça fait mal !

     Elle regarda sans ciller puis lui demanda :

     — Qu’est-ce que tu veux ?

     — Euh bonjour ! Tu veux vraiment que je te fasse une liste ? Très bien. Déjà je voudrais sortir de ce coffre...

     — Hors de question, décréta‑t‑elle.

     — Dure en affaire hein ? OK. Alors que dirais-tu de...me détacher. Non ? Toujours pas ?

     L’autre se tortilla avec difficulté mais parvint à se redresser à moitié. Un mouvement pour tenter de dégager une mèche collée par la sueur lui fit perdre appui et son corps retomba lourdement sur le sol du coffre.

     — Il me reste un peu d’eau, offrit‑elle.

     L’autre passa une langue rêche sur ses lèvres sèches et acquiesça.

     Sans vérifier si d’autres véhicules approchaient, elle refit le tour de la Carcasse et saisit la bouteille plastique déformée par la chaleur.

     — Elle n’est pas fraîche, prévint‑elle en rapprochant le goulot de la bouche de l’autre.

     Le peu d’eau qu'il restait disparut en deux gorgées. Il lui en aurait fallu bien plus pour étancher sa soif.

     — C’est mieux que rien, répondit l’autre avec gratitude.

     Les deux jeunes femmes se regardèrent droit dans les yeux, immobiles.

— Et sinon, y'a moyen que je conduise ? demanda l'autre de but en blanc.

     Dans le coffre, l’autre ne criait plus mais chantait à tue‑tête le jingle d’une publicité pour les assurances.

     — Référence Assurance, c’est ma préférence ! Fiable et pas chère, c’est l’assurance que j'préfère !

     Avant même qu’elle ne puisse regretter de ne pas l’avoir bâillonner à nouveau, la jauge de carburant l’informa que pour faire le plein, c’était maintenant ou jamais. Elle activa son clignotant pour se ranger sur le côté, créant un prodigieux nuage de poussière.

     — Y a presque plus d’essence, annonça‑t‑elle après avoir ouvert le coffre.

     L’autre plissa les yeux, éblouie par le soleil. Cela lui donnait l’air d’une petite fouine.

     — Et ? C’est pas comme si je pissais du gasoil.

     — Il y a une station plus loin, poursuivit‑elle stoïque.

     — Cool ! Tu peux me prendre des barres chocolatées ? Non, attends, des chips, j’ai bien envie de chips. Non, attends ! Prends‑moi n’importe quoi de mangeable avec les bras attachés dans le dos, ajouta l’autre.

La conductrice s’empara du morceau de scotch abandonné dans le coffre et l’approcha du visage de l’autre qui eut un mouvement de recul.

     — Tu as peur de moi, constata‑t‑elle.

     — Disons que je serais plus à l’aise dans le cockpit, répondit l’autre avec un gloussement nerveux.

     — Je ne te laisserai pas conduire.

     — Laisse‑moi au moins aller devant, sur le siège passager.

     Malgré l’hésitation qui se lut sur son visage, elle secoua la tête.

     — Non. Tu n’as pas ta place devant.

     — Parce‑que toi, oui ? Quand on voit où tu en es aujourd'hui...

     — Moi, au moins, je ne suis pas ligotée dans un coffre et couverte de pisse.

     — La faute à qui ?! s'énerva l’autre.

     Elle colla finalement le scotch sur sa bouche et porta l’index à la sienne.

     — Motus et bouche cousue. Je compte sur toi.

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