Chapitre 3

5 minutes de lecture

     De retour derrière le volant, elle pria pour que la Carcasse trouve la force d’avaler les derniers kilomètres qui la séparaient de l’oasis. Elle avait assez d'argent pour faire le plein et acheter des provisions et de l’eau, beaucoup d’eau.

     — Je vais en profiter pour te laver, murmura‑t‑elle en caressant d'une main absente le tableau de bord. Et me rafraîchir.

     La Carcasse se traîna jusque sous le toit de tôle qui abritait la pompe à essence. Devant la petite supérette, il y avait un camion de livraison à la peinture rouge écaillée, une moto, ainsi qu'une voiture sans roues et rongée par la rouille

     — Tu vois, dit-elle à la Carcasse, on trouve toujours pire que soi.

     Le sang séché sur ses cuisses craquela quand elle descendit de la voiture pour faire le plein. Elle se demanda s’il ne serait pas préférable d’aller se rafraîchir avant d’aller payer au comptoir.

De toute façon, j’ai besoin de la clef, et pour avoir la clef, il faut aller au comptoir. C’est le serpent qui se mord la queue, pensa t‑elle.

     Elle traversa le parking sous le soleil ardent et entra dans l’échoppe, accueillie par le léger tintement d’une cloche.

     Le caissier du jour, un homme courtaud, vêtu d’une chemise à carreau et d’une casquette de chez Joe le Barjo, se tourna et retint un cri de terreur. Des rouflaquettes touffues habillaient ses joues rebondies et, malgré son sourire, on lisait dans son regard bleu d’acier un certain malaise.

     — Eh bien, dit‑il en soulevant sa casquette pour se passer la main sur le front. Vous faites sacrément peur à voir.

     — C’est pour le plein. Pompe 4.

     — Pour sûr, confirma‑t‑il en se redressant. (Il se glissa derrière le comptoir et, sans qu’elle ait à dire quoi que ce soit, lui présenta la clef des toilettes.) Quand vous sortez, c’est à gauche et derrière les poubelles. Vous pouvez pas louper, c’est là où ça schlingue le plus.

     — Rassurant, répondit-elle en roulant des yeux.

     — Au moins, vous f’rez pas tâche dans l’décor, ajouta le bonhomme en se gaussant. Enfin bon, j’dis ça mais j’sais même pas c’qui vous est arrivé.

     — Une bestiole sur la route.

     — Et vous l’avez achevé bien comme i’faut, j’pari.

     Hantée par les yeux de la bête, elle se contenta de hocher la tête, puis fourra le ticket de caisse dans la poche arrière de son short, autrefois couleur kaki.

     — Ça ne craint rien de la laisser là ? demanda‑t‑elle avant de sortir, le pouce pointé vers sa Carcasse.

     Pour toute réponse, il gloussa. Les épaules secouées d’un petit rire, le bonhomme ressembla à un clown sortant de sa boîte à musique. Elle retourna sous le couperet de la chaleur. Elle jeta un coup d’œil à la Carcasse avant de tourner à gauche mais surtout, tendit l’oreille.

     L’eau ne pouvait être ni chaude, ni froide. C’est donc à l’eau tiède qu’elle se nettoya le visage, les bras et les jambes autant que faire se peut. Elle frotta, comme elle avait frotté la vitre du pare‑brise un peu plus tôt. Rapidement, cependant, elle abandonna tout espoir de redonner vie à ses vêtements.

     — Je ressemble moins à Carrie, c’est déjà ça, soupira‑t‑elle en observant sa mine hagarde et les traits tirés de son visage.

     Puis, lorsqu’elle sortir des toilettes, son sang ne fit qu’un tour. Sous le toit de tôle, le caissier nettoyait le pare-brise de sa Carcasse. Elle serra les poings et fonça droit vers le bonhomme qui sifflotait un petit air enjoué.

     — Hé ! Qui vous a dit de toucher à ma voiture ? cria‑t‑elle à travers le parking désert.

     Surpris, il lâcha l’éponge, qui tomba lourdement dans le seau d’eau sale. Enhardi par la certitude de bien faire, il secoua la tête et reprit sa besogne, l’ignorant.

     — Je vous ai posé une question, insista‑t‑elle en se rapprochant de l’homme.

     — C’est qu’c’est dangereux de conduire avec un pare‑brise dégueulasse comme ça. On n’sait jamais ce qui peut vous arriver sur la route, surtout quand on est une femme seule.

     — Personne ne touche à ma voiture, déclara‑t‑elle la gorge nouée.

     — Tsss ! Si encore vous en preniez soin j’dis pas, mais là c’est p...

     Un mince filet de sang ruissela tout à coup de son front, se précipitant de chaque côté de son nez. Les gouttes tombèrent de son menton une à une, puis de plus en plus vite. Il s’effondra sur le sol, soulevant un épais nuage de poussière. Le silence était aussi lourd que la chaleur. Tout était immobile autour d’elle, le temps semblait comme suspendu. Lorsqu’elle détacha enfin ses yeux du corps inerte, l’autre lui faisait face, une hache ensanglantée posée négligemment sur l’épaule. Elle ne trouvait pas les mots, son cerveau tournait à vide, comme une chaîne télé sur laquelle on avait cessé d’émettre.

     — Je peux venir devant maintenant ? demanda l’autre avec un grand sourire.

     À ses pieds, l’homme toussa dans un ultime râle. Une mouche aux reflets turquoise s’échappa de sa gorge en toute hâte, préférant attendre à l’abri qu’il rende son dernier souffle. Le caissier gémit. L’autre roula des yeux et, d’un mouvement fluide, saisit le manche de sa hache à pleine main, pour lui asséner un coup prodigieux en plein milieu du visage. Du sang gicla sur les deux femmes avec un bruit spongieux. Son agonie prit fin aussitôt.

     — J...j’avais le contrôle de la situation, balbutia‑t‑elle.

     L’autre la contempla des pieds à la tête avec complaisance et, sans un mot, lui tendit la hache qu’elle saisit sans même y penser.

     La chaleur était toujours intolérable et le siège collait à ses cuisses moites, mais au moins, l’air était à nouveau respirable dans la vieille automobile. Même s’il avait fallu casser les vitres à l’avant, elle n’avait aucun regret. Le vent lourd et sec faisait danser ses cheveux autour de son visage, mais elle n’y prêtait aucune attention. Devant elle, il n’y avait que l’horizon teinté de rouge et d’or tandis que le soleil s’apprêtait à quitter cette partie de la terre. Ses yeux la brûlaient alors qu’elle luttait pour garder ses paupières ouvertes.

     — Repose-toi, conseilla l’autre. Tout est sous contrôle maintenant.

     Elle lui offrit un sourire usé de fatigue et passa son bras par la fenêtre. Sa main voguait au gré du vent sur une mer invisible, àla fois tangible et insaisissable. Bercée par le ronronnement régulier du moteur, elle ferma les yeux.

FIN.

Annotations

Vous aimez lire Weliany Georges ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0