I

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Quelques mois auparavant…


Inspire. Expire. Inspire. Expire. Pause.

Assis sur la plaine derrière la maison, je contemple le triste paysage qui s’offre à moi. Depuis les hauteurs, le centre ville de Kendara ne ressemble plus qu’à une carcasse d’immeubles, des restes d’une ancienne cité jadis très populaire, visitée et appréciée. Pour une raison inconnue, l’espace sur lequel je médite tous les matins est resté intact de toute forme de sécheresse, bien loin d’imiter les terrains m’entourant.

D’une fluidité féline, je me redresse, les yeux toujours rivés vers l’horizon, l’esprit un peu plus tranquille. Une nouvelle mission m’attend et mon amie doit certainement être arrivée au point de rendez-vous. La zone marchande en contre-bas s’étend sur une bonne dizaine de kilomètres, et se compose essentiellement de vendeurs ambulants, qui disposent leurs articles sur des tables dans les rues elles-même, les bâtiments étant complètement inutilisables pour la plupart, certains sur le point de s’effondrer à tout moment. J’ajuste les gantelets sur mes paumes et m’attardent un instant sur les cicatrices qui constellent mes phalanges. Toutes ces coupures, ces blessures, ces restes de mes batailles qui me terrorisent toutes les nuits.

Pendant mon sommeil, je revis mes précédentes attaques, égorge de nouveaux ces monstres, menace encore et encore ces familles que je vole non sans regret. « Pas un mot », « Partez loin d’ici et ne revenez jamais », « Si vous l’ouvrez, je vous retrouverai ». Des paroles que je ne contrôle même plus. Un instinct. Une seconde nature. Ou bien une carapace. Une deuxième peau, plus dure, plus puissante, plus profonde. Cette impression que la vie prend son sens, que ma présence est justifiée, compréhensible. Je n’aime pas tuer. Mais je le peux.

Enfin en route, il me faut seulement cinq minutes pour retrouver Kâl, ma plus vieille connaissance, déjà en train de débattre sur la véritable valeur du fourreau en vente pour son prestigieux glaive. Je souffle du nez et m’approche, pose une main sur son épaule et lui sourit. Son visage s’éclaire lorsqu’elle me voit.

« Nolis ! »

Ses bras viennent entourer mes épaules et je la serre fort contre moi, inspire son odeur rassurante et profite de sa chaleur accueillante. Elle me plante un doux baiser sur la joue puis reprend son marchandage. Une des choses à savoir sur Kâl : elle n’abandonne jamais tant qu’elle ne considère pas avoir gagné.

Je prends le temps de la regarder alors que le vendeur balance ses mains dans les airs, signe de frustration : les yeux verts, la peau hâlée, les cheveux bruns, éclaircis par endroit dû au soleil écrasant présent chaque seconde de nos journées généralement passées en extérieur, lorsque je ne suis pas en mission pour mon père. Certains mèches se trouvent coiffées de jolis lacets blancs et noirs, tressées depuis son crâne jusqu’à ses pointes, lui arrivant au milieu du dos. Elle est splendide. Une beauté parmi son espèce en voie d’extinction. Née après l’assassinat de plusieurs milliers de femmes, elle a pu passer entre les mailles du filet, vécu pendant des années dans le secret, puis s’est forgée une défense presque impénétrable. Elle vit seule, sans parents, sans frères, sans sœurs, sans aucunes autres attaches que moi. Nombreux ont essayé de l’utiliser ou de la tuer. Ils ne sont désormais plus là pour raconter ce qui leur est arrivé.

Kâl tord sa bouche de gauche à droite, laisse traîner ses doigts sur les choix présentés à elle avant de demander :

« Où sont tes lasers ?

— C’est devenu impossible de se procurer de telles armes, Kâl, trop dangereux. Et tu le sais.

— Dangereux entre de mauvaises mains, oui, ajoute-t-elle, persévérante.

— Comment pourrais-je déterminer les desseins de tous mes acheteurs ? À première vue, ils sont tous décents et aimables.

— Plus que moi ? »

Elle bat des cils et l’homme n’a d’autre choix que de sourire. Sans pour autant céder. Il secoue la tête, assez clairement pour nous inspirer la fin de la discussion. Un grognement s’échappe de le bouche de Kâl et elle tourne son attention vers moi.

« Tu es pressé ?

— Non, je t’en prie, finis ce que tu as à faire. » réponds-je.

Elle me montre toutes ses dents puis reprend une inspection minutieuse des dagues et des poignards. Bien que des prototypes de plus en plus ingénieux fassent leur apparition au sein de notre planète, la plupart se battent avec des armes blanches, de façon à rester discret, et ne tuer que si nécessaire. Beaucoup d’espèces monstrueuses arpentent nos terres, beaucoup possèdent des peaux très épaisses, que les balles ne traversent pas. Les couteaux, les arcs et les lasers sont donc bien plus utilisés. Même si, justement, ces derniers sont très durs à trouver, alimentés d’une magie qui disparaît peu à peu avec les Kleits, seuls détendeurs de ce rayon meurtrier et fatal.

Une grande quantité ont été retenus prisonniers, enlevés et usés jusqu’à la mort pour créer un arsenal à partir de leur capacité. Après des années et des années d’esclavagisme, très peu ont été en mesure de se reproduire, et l’univers lui-même a pris la décision de ne pas exiger leur survie, comme pour leur éviter une existence misérable en ce monde. Ils sont malheureusement très reconnaissables : une peau rose, en miroir avec leur faisceau mortel, des yeux blancs, des pupilles noires en fente, des cornes sur les tempes grandissant proportionnellement avec leur âge, un nez très peu marqué et des dents en pointes. Ils sont visuellement terrifiants, pourtant, ils font parties des rares espèces à avoir le cœur sur la main. Toujours prêts à rendre service, à offrir, à donner sans ne rien attendre en retour. Prêts à abandonner leur dangereux pouvoir si une vie paisible et heureuse leur était promise à la place.

Aucune loi n’a été instaurée pour les protéger, aucune loi n’a été instaurée depuis des années d’ailleurs, puisque Zélian ne possède pas vraiment de hiérarchie. Dans la plupart des centres, la loi du plus fort s’applique. Pour une raison que j’ai du mal à cerner, tout le monde arrive a peu près à se tolérer. Mais dans l’air, cette charge électrique étouffe, ce sentiment de chaos flottant, cette sensation qu’à tout moment, tout peut éclater, tout peut se détruire, tout peut s’écrouler, planent au-dessus de toute la population.

Adossé au mur, les bras croisés contre ma poitrine, je me délecte de la scène qui se déroule devant moi, un rictus placardé sur mon visage. Même si le commerçant et Kâl se côtoie depuis bien longtemps, il reste toujours surpris de son acharnement et de son opiniâtreté. Le ton monte, mais elle ne lâchera pas tant qu’il ne lui donnera pas ce qu’elle pense mériter.

« Je sais que les temps sont durs, Laio, seulement là, c’est du vol ! engage-t-elle.

— Tu ne peux pas décemment me demander de te donner cette épée ? Elle vaut parfaitement son prix.

— Laisse-moi te proposer quelque chose. »

L’homme se pince l’arête du nez et je tente de retenir un rire, me mordant l’intérieur de la joue, en vain. Laio me regarde.

« Cesse donc de ricaner et sors-moi de ce pétrin !

— Je ne vois pas l’intérêt de m’impliquer. Sérieusement, après tout ce temps, tu penses encore pouvoir l’emporter ? » Déclaré-je.

Il soupire bruyamment et fini par accepter le marché. La victoire se dessine de manière magistrale sur le faciès de Kâl et elle sautille de joie, avant de remercier chaleureusement le vendeur, qui n’attend que son départ, son obstination ayant créer une file d’attente aussi longue que la moitié de la ruelle. Il nous fait de grands signes, nous incitant à décamper, Kâl me rejoint sur le côté et prend le temps de ranger dans sa ceinture ses nouveaux articles.

« Un bonne affaire de faite, s’exclame-t-elle.

— Tu es incorrigible, réponds-je, les joues rougies par l’admiration.

— Tu n’es pas mal toi non plus. »

Son clin d’œil fait lever les miens au ciel et je lui tends la main, attendant qu’elle l’attrape pour nous diriger vers notre prochaine étape. Nos regards se croisent et se jaugent un instant. Depuis que nous nous connaissons, notre complicité évolue, s’intensifie de jours en jours, sans pour autant traverser cette ligne fine, ce point de non retour. Aucun de nous deux ne veut aller aussi loin. L’envie ne se fait jamais ressentir. Ce simple sentiment de sécurité, cette totale confiance suffit à nous rassasier. Un amour particulier.

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