Chapitre 4 (repris)

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Mercier se dit que Kader aurait certainement envie de lui raconter son expérience des cellules de la gendarmerie d’Agen. Il était surpris de ce que Marie lui avait glissé rapidement sur le passé de son ami, ouvrier agricole, alors qu’ils s’étaient croisés dans Agen. Cela lui avait fait plaisir de revoir son ancienne « filleule » du temps de la BRDIJ, celle qu’il avait remarquée dès son arrivée à la brigade en 1989. Arrivée peu de temps avant lui, il l’avait prise sous son aile, lui apprenant tout ce qu’il savait. L’élève avait vite dépassé le maître, elle était vraiment brillante. Ils avaient papoté de tout, de rien et naturellement Marie, sachant que Mercier connaissait Kader, lui avait parlé de cette garde à vue malencontreuse de son ami ainsi que de ce qu’elle avait brièvement aperçu le concernant sur Interpol… Les Forces Spéciales de la police algérienne, capitaine… Eh ben ! Il avait aussi appris par elle que l’enquête piétinait.

Il devait justement le voir ce soir. Il l’avait invité chez lui à dîner. Il voulait initialement lui montrer la dernière tranche qu’il venait d’achever dans sa bibliothèque, environ quinze nouveaux mètres de rayonnages qui allaient lui permettre de ranger tous ses romans policiers, enfin presque tous. De toute façon, il achetait environ quatre ou cinq livres par semaine, dont au moins un polar. Ce ne serait assurément pas la dernière partie de sa bibliothèque. Il lui restait encore plus de quarante cartons de livres qui ne rentreraient pas dans ces nouvelles étagères. Encore du pain sur la planche avant d’avoir fini la pièce centrale de sa maison…Il adorait ça, construire, couper des planches, raboter, ajuster, assembler, créer de ses mains. La sensation de douceur du fil du bois sous ses doigts lui procurait un plaisir quasiment sensuel, du même ordre que ce qu’il pouvait ressentir en lisant les poèmes de Richard Hugo, bien loin des sensations procurées par son ex-métier de gendarme. La rénovation de cette ancienne ferme et la construction de cette majestueuse bibliothèque seraient l’œuvre de sa vie !

Kader était un de ses seuls amis, encore qu’il ne sache pas grand-chose de lui à part son amour de la littérature. C’était la raison pour laquelle il tenait à lui montrer l’avancement de son « œuvre ». Cette bibliothèque était toute simple, les panneaux de bois n’étaient pas ouvragés, mais polis d’une manière telle qu’ils en étaient devenus soyeux. Il avait choisi les troncs lui-même, des noyers presque centenaires, directement dans une scierie du Quercy dont le patron était un ancien légionnaire, comme lui. Il avait surveillé le débitage des planches à partir des fûts et s’était occupé de tout le reste. La découpe à la scie égoïne, puis à la scie à guichet, uniquement des appareils manuels. Ce bois était trop beau pour subir les assauts d’une scie électrique ! Il avait préparé toutes les planches à la râpe, puis à la lime, pour finir à la laine d’acier, plusieurs jours par planche, pour obtenir ce toucher incomparable.

Tout était assemblé sans colle, ni clous, ni vis. Il avait trouvé ce procédé de montage dans un vieux livre du XVIIIe siècle des Compagnons du Devoir, déniché chez des bouquinistes le long de la Seine lors d’un séjour à Paris, une dizaine d’années plus tôt. Aucune cheville non plus, juste un ajustement au dixième de millimètre et un système de renvoi des charges extraordinaire. De plus, ce système était d’une solidité à toute épreuve ! Il avait même vérifié en se suspendant à ces étagères ! Alors ce ne serait pas quelques milliers de livres, même ceux un peu lourds (à lire…), et il en avait quelques-uns quand même, qui mettraient leur solidité en cause.




Il était temps de se mettre aux fourneaux, Kader allait arriver d’ici une heure. Ce matin, il avait effectué quelques achats au marché de Puymirol. Il savait Kader amateur de bonne cuisine et allait essayer de le régaler. Il avait encore un ou deux bocaux de foie gras de canard et avait trouvé, lors de ses emplettes matinales, des toutes petites pommes de terre qui avaient l’air excellentes. Une salade par là-dessus, un bon fromage de chèvre, et il tenait son repas. Il démoula lentement un bocal de foie gras en le passant sous l’eau chaude afin de faire légèrement fondre la graisse jaune qui l’entourait, puis le posa dans une assiette. Il récupéra méticuleusement le gras du canard et le mit à chauffer doucement dans une poêle. Après les avoir épluchées, il découpa les patates en petits dés, qu’il rinça soigneusement sous l’eau. Il les sécha dans un torchon, puis les fît revenir dans la graisse qui commençait à crépiter dans la poêle. Il sentait le fumet du gras se répandre dans la cuisine. Il déboucha une bouteille de Fitou de cinq ans d’âge. Une aberration pour les puristes qui ne juraient que par le Jurançon, le Sainte-Croix-du-Mont, ou ces vins blancs sucrés qu’il détestait. Ces soi-disant connaisseurs n’y connaissaient rien ! En effet, un bon rouge bien charpenté est idéal pour accompagner le foie gras ! Et puis le Fitou, il l’avait découvert avec un collègue venant de Narbonne. Depuis, il ne l’avait jamais abandonné. Quel dommage que Kader ne puisse apprécier la saveur tannique de ce cru, sa force et la puissance de son arôme procurée par ces vignes situées entre Narbonne et Perpignan. Après tout, il ne l’avait pas invité pour le vin, juste pour lui montrer sa dernière réalisation, pour parler littérature, et accessoirement essayer de voir s’il n’avait pas enregistré inconsciemment des choses lors de la découverte du corps sur les bords de la Garonne.




Il entendit la 4L de Kader grimper le chemin qui menait à sa ferme. Le bruit de la seconde qui accrochait était reconnaissable entre mille. La voiture patina un peu dans le virage, Mercier se dit qu’il faudrait qu’il rajoute un peu de gravier là où les pluies avaient raviné le chemin.

Les phares jaunes de la petite voiture éclairèrent un instant l’intérieur de la maison, avant que Kader ne coupe le contact et les éteigne. Mercier sortit l’accueillir dehors.

— Bonsoir Kader ! ça va ? Entre vite te mettre au chaud.

Il faut dire que la soirée était plutôt fraîche, avec une certaine humidité dans l’air. Une nuit à brouillard. Celui-ci devait déjà commencer à recouvrir la vallée de la Garonne.

— Bonsoir Paul, oui, ça va. Dis donc, ça sent bon chez toi.

— Attends de goûter, tu m’en diras des nouvelles. Viens, il faut absolument que je te montre ma nouvelle réalisation. J’ai au moins doublé les capacités de ma bibliothèque. Je crois que j’ai enfin réussi à en faire vraiment ce que je voulais. On dirait de la soie ou du velours sous les doigts.

Quand il parlait de sa bibliothèque et du travail du bois en particulier, Paul Mercier était intarissable. Soudain, Kader huma l’air, fit une légère grimace :

— Tu devrais aller voir, Paul, il me semble que ça commence à sentir un peu le brûlé...

— Oh merde !

Mercier se précipita vers la cuisine et coupa rapidement le gaz sous la poêle contenant les patates sautées.

— Il était moins une, Kader, un peu plus et on n’aurait eu que du foie gras à manger. Ça aurait été dommage que tu n’essayes pas mes petites patates à la graisse de canard.

— À la graisse de canard ?

— Oui, tu verras, c’est extra ! Allez, viens entre t’asseoir. Tu as dû avoir une dure journée.

— Oh non, ça va, tu sais, on en est à la taille des pommiers, c’est pas trop dur. Au moins, pendant que je manie le sécateur, je ne pense à rien, et ça me fait vraiment du bien.

Ils s’assirent tous les deux dans l’immense salon bibliothèque qui occupait les deux tiers de la surface de la maison, environ dix mètres sur sept. Quasiment tous les murs ne comportant pas d’ouverture étaient recouverts d’étagères et de livres.

— Bravo Paul, c’est magnifique ! fit Kader en caressant l’étagère qui se trouvait à sa portée, quelle douceur !

— Merci Kader, je crois que je suis enfin arrivé au toucher tel qu’il était décrit dans ce livre des Compagnons du Tour de France. Mais en réalité, de savoir que j’ai fini cette portion, ça me fait tout drôle. Je m’étais habitué à passer mes journées à poncer et à polir ces planches. Heureusement qu’il m’en reste encore autant à faire, dit-il avec un rire.

Ils burent un thé en discutant bouquins. Kader avait adoré l’ouvrage de Crumley, La danse de l’ours, qu’il venait de terminer, mais Paul, lui, préférait quand même Harrison, et notamment Dalva, qu’il avait apprécié en version originale. Le parfum des feuilles de menthe du breuvage bouillant embaumait la pièce durant leurs échanges littéraires.

Kader commençait à faire des émules avec le thé. Ginette, Paul Mercier, seul José restait réfractaire à cette boisson qui transportait Kader de l’autre côté de la Méditerranée. Il se roula une cigarette, le seul « pêché » que Mercier lui connaissait, avec une précision dans les gestes qui le laissait toujours estomaqué. Le papier que Kader utilisait était si fin qu’il n’avait jamais pu s’en servir, lui. La seule fois où il avait essayé de s’en rouler une, sur un banc le long de la Garonne après la fermeture du café de Ginette, un jour où il était en panne des Camel sans filtre de sa jeunesse, il avait jeté l’éponge après avoir déchiré au moins vingt feuilles. Il avait dû appeler son ami au secours. Ce soir, Mercier avait ses propres cigarettes.




Le thé bu et les cigarettes fumées, ils passèrent à table et se régalèrent avec le foie gras et les patates sautées dans la graisse du confit. Ils repassèrent au salon, enfin dans la bibliothèque, et fumèrent d’autres cigarettes en attendant que le café se fasse. Le café, c’était comme le thé, Kader pouvait en boire des litres, d’autant plus que Mercier se fournissait chez un brûleur traditionnel, place du Pin à Agen. Son café était vraiment excellent ! Après plusieurs échanges sur la qualité de la torréfaction des grains et l’arôme exceptionnel de ce café dont les grains venaient directement du Ghana, jugeant le moment opportun, Mercier amena habilement son ami à l’interroger sur cette fameuse affaire :

— Alors Paul, je suppose que tu as encore des yeux et des oreilles à la gendarmerie, tu sais s’ils progressent ?

— Oh non, pas vraiment, pas moyen de savoir d’où la jeune fille venait, pas de traces sur les berges, ou tellement qu’il est impossible d’en faire quoi que ce soit. Même chose pour l’acide chlorhydrique, rien sur toute la ligne !

— Les médecins et dentistes de la région, ça a donné quelque chose ?

— Rien non plus, ils sont complètement dans le noir… sans mauvais jeu de mots.

— Et vos collègues de Valence d’Agen, rien non plus ?

— Non, rien du tout. De toute façon, personne n’en attendait grand-chose… fit-il avec une moue dégoûtée.

— La scientifique a-t-elle été sollicitée aussi ?

— Oui, tu as dû voir les TIC sur place, non ? De toute façon, le corps était resté suffisamment longtemps dans la Garonne pour qu’ils ne trouvent rien du tout, à part du limon du Tarn ou de la Garonne, je ne sais plus. La seule chose dont ils sont sûrs, c’est l’heure du décès, le 4 mars à 23 H 30. Ils ont quand même réussi à déterminer, je ne sais pas comment, qu’elle avait été jetée à l’eau à 2 heures du matin le 5 mars et qu’elle était déjà décédée à ce moment-là. Elle n’est pas morte noyée. À cette heure-ci, en cette saison, un mardi soir dans le coin, il n’y a pas grand monde dehors, surtout qu’il pleuvait cette nuit-là. C’est pas étonnant que personne n’ait rien vu. Et toi, tu n’as rien noté comme indice ? Vraiment rien ?

— Non, d’autant plus que j’ai été sonné par le choc quand je suis tombé. Cela dit, sans empreintes, sans visage, sans vêtements, j’imagine que ça ne va pas être simple de l’identifier…

— C’est certain, et si on ne l’identifie pas, retrouver son meurtrier va être coton, conclut Mercier.

Ce début difficile rappelait à Kader les énigmes berbères que son père leur racontait, à son frère et à lui, le soir quand il était enfant. Même si le contenu en était plus... philosophique ou poétique que des enquêtes policières, il se souvenait, avec nostalgie du temps où, lui et son frère rivalisaient pour être le premier à trouver la solution. Son cadet, malgré son jeune âge, était d’ailleurs souvent le vainqueur de ces défis amicaux. Il se rappelait deux énigmes particulièrement difficiles qui leur avaient donné beaucoup de fil à retorde :

La première :

Yettal di gma-s yesda-t-id

(Il a regardé son frère et se moque)

Celle-ci les avait beaucoup intrigués jusqu’à ce que Kader ait un éclair de génie en pensant à la fable de La fontaine sur « la paille et la poutre ». La réponse était « le chameau », qui se moque de la bosse de son frère parce qu’il ne voit jamais la sienne.

Quant à la seconde :

RebEa derdef derdef

Wis xemsa d acerdbal

(Quatre font du bruit

Le cinquième c’est le balayeur)

C’était finalement son petit frère qui avait trouvé la solution, après plusieurs jours de recherches vaines. Leur mère leur avait fait remarquer qu’ils utilisaient le balai comme une queue de mulet et que cela ne servait à rien pour enlever la poussière. Liamine avait fait le rapprochement avec l’énigme que leur père leur avait posé et trouvé la bonne réponse : « le mulet », qui a quatre pattes qui font du bruit (les sabots contre le sol) et la « cinquième » qui est la queue (qui descend jusqu’au sol et balaye les chemins).

Tout cela lui rappelait également ce crime, le premier qu’il avait résolu à Alger, alors que jeune inspecteur débutant, il avait été affecté dans l’équipe du commissaire Belkacem. Quelle fierté pour lui de commencer sa carrière aux côtés cette figure légendaire de la police algéroise ! Aucune enquête criminelle dont celui-ci avait été chargé qui ne se fût terminée par l’arrestation du ou des meurtriers. Il y mettait le temps qu’il fallait, une fois, plus de dix ans ! Pour preuve, il avait fini par confondre le meurtrier d’un commerçant qui pensait qu’avec les années, tout avait été classé sans suite. Or, ce commissaire ne classait jamais rien, sauf quand le criminel était derrière les barreaux. Il avait tout appris à Kader, le sens de l’observation des petits détails, à priori insignifiants, les multiples facettes de la nature humaine, la ténacité et surtout, la patience.

Toutes ces qualités avaient été indispensables à Kader pour résoudre sa première affaire de meurtre, même si la conclusion de celle-ci lui avait laissé un goût amer dans la bouche. Pour cette affaire, il avait fini par identifier le meurtrier, une meurtrière en l’occurrence. Cette dernière avait mis fin aux jours de son père, de façon prématurée, d’une manière assez horrible. Il avait terminé sa vie coulé dans du béton… dans sa propre bétonnière. Il faut dire qu’il la violait régulièrement depuis qu’elle avait treize ans et qu’il commençait à s’intéresser à sa seconde fille juste âgée de onze ans. Il était pourtant soi-disant musulman pratiquant, comme quoi, cela n’empêche rien. L’enquête avait été très longue, et il avait dû déployer des trésors de patience et de diplomatie pour réussir à faire parler la mère et les filles. Tout cela, sans les juger. Il avait même aidé la mère à payer l’avocat de sa fille avec son salaire d’inspecteur débutant. Son défenseur avait été tellement brillant qu’elle n’avait été condamnée qu’à cinq ans de prison, vu les circonstances. Elle avait mis à profit ce séjour à l’ombre pour passer son baccalauréat et décrocher une licence de sciences sociales. Kader avait appris par la suite qu’elle avait trouvé un poste d’assistante sociale, dans les quartiers difficiles d’Alger, et qu’elle y avait ouvert un centre d’accueil pour femmes battues. Ce qui ne devait pas être facile en ce moment au vu de la violence qui régnait dans toute l’Algérie.




Mercier avait cessé de parler depuis quelque temps, ayant remarqué l’absence de son ami. Cela était assez fréquent. Reprenant ses esprits, Kader se demanda un instant où il se trouvait, puis se rendant compte de la présence de Mercier, il se tourna vers lui et lui sourit.

— Désolé Paul, j’étais perdu dans mes pensées.

— C’est pas grave, Kader, ça arrive à tout le monde.

— Tu disais… avant que je m’échappe ?

— Oh rien d’important, juste qu’ils pataugent complètement avec cette foutue enquête. Et que Kermadec les maintient tous sous pression. Ça doit te rappeler des choses, non ?

— Oui Paul. Tu sais, c’est loin tout ça maintenant. Un jour, je te raconterai… Mais pas ce soir. Je suis fatigué, je vais rentrer me coucher.

Un peu déçu parce qu’il pensait l’ambiance propice aux confidences et, à cette occasion, en apprendre un peu plus sur ce capitaine des Forces Spéciales algériennes reconverti en ouvrier agricole, il se résolut à le laisser rentrer.

Kader se leva, avec un peu de difficulté, il se sentait bien chez son ami. Cependant, il n’avait pas envie de rester plus longtemps. Sa solitude habituelle finissait toujours par lui manquer. Elle était devenue une partie de lui-même, un besoin vital.

— Merci, Paul, pour cette soirée, et encore bravo pour ta bibliothèque, fit-il en lui serrant la main.

Mercier le raccompagna à sa voiture et le regarda partir sur le chemin qui descendait. Le brouillard commençait à se faire épais, il voyait à peine les feux arrière de la 4L. Se rappelant la tristesse qui s’était peinte sur le visage de Kader lorsqu’il était perdu dans ses pensées, il se dit qu’il devait vraiment avoir vécu des moments pas faciles avant de venir en France. En même temps, il avait remarqué le pétillement dans ses yeux lorsqu’il lui avait parlé de l’avancement de l’enquête.

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