Chapitre 5 (repris)

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Le bar venait juste d’ouvrir lorsque Kader descendit boire son café matinal. Ginette était en train d’astiquer le zinc. Tout était rangé, il n’y avait encore personne. Elle avait disposé des cendriers propres sur toutes les tables. Les verres suspendus au-dessus du comptoir brillaient de mille feux dans l’éclairage artificiel du café. Elle semblait préoccupée. Lui qui la retrouvait si enjouée tous les matins quand il arrivait, la trouva là, totalement changée. Elle semblait hantée par quelque chose qui la tracassait. Elle frottait comme si elle voulait s’user les mains, comme si elle voulait occuper son esprit.

La veille, Amélie était venue la voir au moment de la fermeture et, si Kader avait alimenté le début de leur conversation – c’est un bel homme avaient-elles convenu, même si, pour la vendeuse d’assurances, le fait qu’il soit arabe était rédhibitoire – celle-ci avait vite dérivé sur une information que son amie lui avait donnée et qui continuait à la perturber. Elle n’en avait pas dormi de la nuit, bougeant et se retournant sans arrêt, et n’arrivait pas à chasser cette idée de son esprit.

C’est vrai qu’il est sacrément séduisant… se dit-elle furtivement quand il entra, avant de replonger dans ses ruminations.

— Bonjour Monsieur Kader ! l’accueillit-elle d’un ton plus maussade qu’à l’accoutumée.

— Bonjour Ginette, je suis un peu en retard ce matin, vous pourriez me faire un café ? Très serré, s’il vous plaît.

— Bien sûr, répondit-elle, en mettant le percolateur en route.

Pendant que le café coulait, Kader prit le temps d’observer la patronne. Décidemment, elle n’avait pas l’air bien. Celle-ci, d’habitude joviale, semblait particulièrement morose ce matin. Aucun sourire, pas le moindre sifflotement. Rien. Juste ce qui semblait être un acharnement à frotter son bar. Pas besoin de faire appel à son flair de flic pour comprendre que quelque chose clochait

— Vous n’avez pas l’air bien ce matin, Ginette, il y a quelque chose qui ne va pas ?

Kader et Ginette n’étaient pas particulièrement amis, toutefois, ils s’estimaient assez pour qu’il fasse preuve de la politesse des plus élémentaires. Il avait été élevé comme ça par ses parents. Fatima et Abdelkader Benslimane faisaient toujours attention à leurs proches.

— Non, tout va bien, ne vous en faites pas. Rien qui vous concerne en tout cas…

Il n’était pas vraiment convaincu, mais n’insista pas. Non seulement il désirait profiter d’un peu de silence en buvant son café, mais il n’avait pas pour habitude d’exiger des gens qu’ils s’expriment. Lui-même détestait qu’on le questionne trop.

— Merci Ginette, fit-il en introduisant deux sucres dans la grande tasse.

Son visage sombre et son absence de réponse interpellèrent Kader. Quelque chose de vraiment grave devait s’être produit pour qu’elle affiche une attitude si proche du désespoir, loin de son enjouement naturel.

S’étant un peu attaché à cette femme qui le logeait depuis près d’un an et qui l’avait bien accueilli dès son arrivée à Saint Jean-de-Thurac, il se permit d’insister un peu.

— Vous êtes sûre que tout va bien, Ginette ? J’ai l’impression que quelque chose vous chagrine…

Celle-ci pinça les lèvres, visiblement en proie à la retenue. Sur son visage, il pouvait presque voir les rouages de son cerveau s’activer.

— Non, effectivement, ça ne va pas si bien que cela, mais je vais faire avec…

— Vous ne voulez pas m’en parler ?

Il hésitait entre insister encore au risque de paraître lourd et passer à autre chose. Après tout, si elle ne voulait rien lui dire, tant pis. D’autant plus qu’il allait bientôt être vraiment très en retard.

Il commença à boire son café, très chaud comme il l’aimait. Il aspirait de l’air en même temps, pour que la température du liquide soit supportable pour ses lèvres et sa langue, comme quand il buvait du thé à la menthe. Toutefois, dans le cas présent, pas question de thé le matin. Seul le café était de rigueur.

De son côté, Ginette réfléchissait toujours. Ce « monsieur Kader » semblait être quelqu’un de bien, qui se faisait du souci pour elle. En plus, ce n’était pas le genre à faire des ragots. Elle l’avait bien vu, depuis une bonne année qu’il habitait au-dessus du bar. Il écoutait tout le monde mais parlait peu, sauf avec le gendarme à la retraite. Malgré tout, c’était quand même un monsieur…. Comment pouvait-il s’intéresser à ses propos, elle tenancière de bar ? Et si finalement elle avait là une occasion inespérée de vider son sac et de se libérer de ce poids qu’elle avait sur la poitrine depuis la veille ? Après tout, il avait insisté pour qu’elle lui parle…

— Vous pensez que ça ne vous dérangera pas, monsieur Kader ? lui demanda-t-elle presque timidement.

— Mais non, ne vous inquiétez pas. C’est moi qui vous l’ai proposé…

En fin de compte, elle semblait décidée à raconter son histoire. Tant pis pour le café tranquille. En même temps, il l’avait cherché, mais quand on a des valeurs et une éducation, c’est parfois au détriment de sa tranquillité.

Elle quitta l’arrière du bar ; venant vers lui, elle lui dit :

— Puisque vous insistez, monsieur Kader…

Kader esquissa un sourire discret, i n’avait pas tant insisté que cela, mais si elle avait besoin de le croire pour vider son sac…

— Venez vous asseoir avec moi et racontez-moi tout, fit-il en écartant la chaise en face de lui.

Avant de le rejoindre, remarquant qu’il avait terminé son café, elle lui proposa :

— Vous en voulez un autre ? C’est pour moi…

— Avec plaisir, merci Ginette.

Celle-ci prit la tasse vide et retourna derrière son bar actionner le percolateur. Elle revint avec une nouvelle tasse fumante après avoir ajouté deux nouveaux morceaux de sucre dans la soucoupe.

— Merci Ginette. Allez, installez-vous, l’encouragea-t-il..

— Vous êtes certain que ça ne vous gêne pas ? Vous n’allez pas être en retard ?

— Ne vous en faites pas, je finirai plus tard s’il le faut. Je vous en prie, venez vous asseoir et racontez-moi ce qui vous tracasse.

Une fois assise en face de lui, elle se tordit les mains puis se lança :

— Je ne sais pas trop par où commencer…

— Allez-y comme ça vous vient, Ginette, ne vous inquiétez pas.

Il espérait toutefois que ça ne prendrait pas des heures et qu'elle en viendrait rapidement au fait.

— Monsieur Kader, dit-elle prenant un air conspirateur, voilà, Amélie est venue hier soir.

— Amélie ?

— Mais oui, vous savez, ma copine qui place des assurances à domicile. Vous l’avez vue une ou deux fois ici.

— Ah oui ! Bien sûr, Amélie…

Il se rappelait bien de cette petite bonne femme qui avait un tel bagout qu’elle aurait été capable de vendre des gants à un manchot. Une spécialiste des cancans de la région. Rien ne semblait s’y passer sans qu’elle ne le sache.

— Et alors ?

— Au sujet du corps qui a été retrouvé dans la Garonne…

Il retrouva instantanément son ancien instinct de flic. Peut-être qu’Amélie avait vu quelque chose d’intéressant, après tout ? Sa curiosité d’enquêteur prit le dessus sur la simple politesse.

— Oui ?

Il avait bien fait de patienter, ne pas trop insister, ne rien dire, hocher de la tête et attendre. Cette technique avait toujours été celle qui était la plus efficace pour faire parler les suspects. Même si, dans le cas présent, Ginette n’était en aucun cas suspecte de quoi que ce soit.

Elle baissa le ton et s’approcha lui d’un air de conspirateur.

— Eh bien, hier, elle est passée au Château Laroque, espérant leur placer une assurance pour les bâtiments. Ça fait plusieurs années qu’elle essaye…

— Oui ?

Le plus important était de mettre son interlocuteur en confiance lui avait appris son mentor à Alger. Une fois que c’est fait, il baisse la garde et vous raconte des choses qu’il tenait absolument à garder pour lui. Tout le monde a besoin de parler à quelqu’un de confiance, même sans être en interrogatoire, lui avait enseigné le commissaire Belkacem. Cela s’était toujours vérifié. Même lui, un jour il savait qu’il parlerait de son ancienne vie à Mercier.

— Mais ça n’a encore pas marché cette fois-ci…

— Quel rapport avec la jeune fille retrouvée dans la Garonne ? s’étonna-t-il, voulant comprendre de quoi il s’agissait vraiment.

— J’y viens ! Quand elle attendait dehors que quelqu’un veuille bien la faire rentrer, elle a aperçu une ombre noire passer rapidement derrière une des fenêtres du bâtiment annexe.

La curiosité de Kader s’émoussa un peu…. Une ombre noire. Ce n’était pas un indice, mais plutôt une fabulation de ménagère en mal d’aventures. En raison de cette habitude à écouter, Kader répondit avec une réserve polie mais essaya, par acquis de conscience, de creuser un peu l’information.

— Une ombre noire ? Mais toutes les ombres sont noires, non ?

— Oui, je sais, mais si elle m’a dit qu’elle a vu une personne noire, je la crois, moi, Amélie !

— Une personne ou une ombre ?

— Elle est sure qu’il s’agit d’une personne noire ! Même si elle n’en a vu que l’ombre !

Une ombre, Tout bien élevé qu'il fut, Kader commençait un peu à s'agacer … Pour peu que ça soit le soir en plus…

— Il était quelle heure quand votre amie a quitté le Château Laroque ?

— Environ huit heures du soir, peut-être un peu plus tard, juste avant de venir me voir ici.

Plus la conversation avançait, plus cela lui semblait tiré par les cheveux. Sa curiosité initiale avait fini de se dégonfler comme une baudruche. Il ne se départit cependant pas de son calme, tâchant de convaincre avec diplomatie son interlocutrice du peu de valeur qu’avaient les propos de son amie dans le cadre d’une enquête pour meurtre.

— Comment peut-elle être certaine qu’il s’agit d’une personne noire, et pas tout simplement d’une ombre ?

— Elle est catégorique ! Et puis, je ne les ai jamais aimés, moi ces Arpincourt. Je suis sûre qu’ils cachent quelque chose dans leur château.

Devant l’entêtement de la tenancière, il décida de se montrer plus explicite :

— Allons Ginette, vous ne trouvez pas que c’est un peu léger comme raison de les soupçonner ? Juste parce que vous ne les aimez pas ?

— Je sais bien, mais…

— Vous savez, pour accuser des gens, il faut avoir quelques certitudes et là, franchement, cela ne me semble être que de vagues suppositions, basées sur une ombre…

Alors qu’elle rougissait un peu suite à la remarque de Kader, celui-ci perçu les neurones de la femme turbiner à toute allure pour, finalement, en arriver aux mêmes conclusions que lui.

— Oui, vous avez sans doute raison, Monsieur Kader, elle a dû se faire des idées…

— Bon, Ginette, je suis désolé, réagit-il, finissant rapidement son second café, mais il faut que je me sauve. Je suis en retard. Bon après, si votre amie est sûre de ce qu’elle a vu, elle peut tenter d’aller en parler à la gendarmerie. Mais uniquement si elle est en est vraiment certaine.

Alors qu’il quittait son siège, ses vieilles habitudes se rappelèrent à lui. «Surtout, ne néglige rien, aucune piste, surtout quand tu n’en as pas». La voix de son mentor résonnait dans ses oreilles. Penaud, il se figea un instant et, se tournant vers elle, il rectifia ses propos :

— Pardon, Ginette, tout compte fait, elle devrait aller les voir dès qu'elle le peut

— Vous êtes certains Monsieur Kader ?

— Oui, on ne sait jamais… Peut-être que ce qu’elle a aperçu n’est pas très important pour l’enquête mais, ajouté à d’autres éléments, sa vision pourrait prendre une tout autre importance.

— Donc, j’ai bien fait de vous en parler alors ?

— Oui, vous avez eu tout à fait raison, Ginette.

Il avait également appris qu’il ne fallait jamais décourager les gens de parler, jamais. Même si cela amenait à récolter quelques témoignages ou informations totalement fantaisistes, la vérité et les révélations se cachaient toujours en leur sein. Encore une leçon de son ancien commissaire. Un instant, il se prit à regretter de ne pas avoir l’occasion, lui aussi, de transmettre toutes ses compétences d’enquêteur de la brigade criminelle à un jeune inspecteur. Un novice, sorti de l’école, qu’il prendrait sous son aile et dont il pourrait guider la carrière… La réflexion de Ginette le fit sortir de sa rêverie :

— Je lui dirai, bonne journée, Monsieur Kader !

— Merci, vous aussi Ginette.

En sortant, Kader sentit un soupçon de culpabilité peser sur ses épaules. Peut-être qu’il n’avait pas manifesté assez d’enthousiasme vis-à-vis de ses « révélation ». Il se rassura en songeant qu’l’avait au moins décidée à appeler sa copine et à envoyer celle-ci voir les gendarmes. Il était vrai que les deux femmes semblaient ne pas apprécier les habitants de ce château, mais ça ne remettait pas forcément en cause la fiabilité du témoignage ? Quant à la solidité de son observation, seule la maréchaussée serait à même de démêler le vrai du faux et la vérité des suppositions, voire des a-prioris négatifs. Finalement, les gendarmes seraient peut-être heureux d’avoir un embryon de piste, même aussi mince que celui-ci ?




Il prit la direction de chez José. Celui-ci l’attendait le long de la route et commençait vraiment à s’impatienter. Il interrogea son ami sur les raisons de son retard, se plaignant qu’il avait attendu dans l’humidité matinale, qu’il faudrait au moins qu’il lui paye un coup en fin de journée pour compenser le fait qu’il ait sans doute attrapé froid. Kader bredouilla quelques excuses. Il n’allait pas lui expliquer les raisons de son arrivée tardive. Connaissant José, qui était un peu comme Amélie côté ragots, toute la région aurait été au courant avant même que la copine de Ginette ait eu le temps d’aller à la gendarmerie.

Ils retrouvèrent finalement tous les autres au milieu des hectares de pommiers qu’il fallait terminer de tailler. Ils avaient déjà commencé et les deux retardataires se mirent rapidement à l’ouvrage.




À peine Kader parti, Ginette avait appelé sa copine sur son portable. Celle-ci était de mauvaise humeur, la sonnerie l’ayant tirée d’un rêve dans lequel elle rencontrait, enfin, le prince charmant. La teneur des propos de son amie ne la mit guère de meilleure humeur. Aller parler aux gendarmes… Comme s’ils allaient l’écouter ! La dernière fois qu’elle était allée les voir, elle s’était fait éconduire proprement. Il faut dire aussi, pour leur défense, qu’elle sortait du bar de sa copine, et qu’elles avaient toutes les deux pas mal arrosé le dernier contrat d’assurance qu’Amélie venait de placer. Même si elle était venue se plaindre, de façon tout à fait justifiée, d’un agriculteur qu’elle avait failli emboutir avec sa voiture, alors que lui était visiblement saoul sur son vélo, ils l’avaient véritablement mise dehors. De plus, ils avaient été grossiers avec elle, enfin, de son point de vue, n’ayant pris en compte que son ébriété. Forcément, elle n’avait que très peu envie de les revoir. Cependant, pour faire avancer la justice, des fois, il faut bien ravaler un peu son orgueil.

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