75. Sherlock et Docteur Morgan

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Angel

— Eh bien, patron, tu dors encore à cette heure-ci ? Et tu fais quoi, là, allongé comme ça avec ta bouteille de brandy à côté de toi ? On dirait un clodo qui est venu squatter notre bureau !

J’ouvre les yeux difficilement et émerge de mon sommeil sous le regard inquiet de mon associée qui a l’air de se demander ce que je fais là. Elle juge clairement la scène et comprend en un instant la situation dans laquelle je me trouve. Il faut dire que le spectacle que j’offre doit être assez pathétique. Mis dehors par Rafaela, je n’ai eu d’autres choix que de venir dormir à mon bureau. Dévasté, j’ai pris l’option oubli dans l’alcool. Bouleversé, le sommeil m’a fui jusqu’au lever du soleil. Et c’est comme ça que je me retrouve les yeux rougis, un mal à la tête lancinant et une fatigue folle qui m’empêche d’avoir les idées vraiment claires.

— Un clodo ne boirait pas du brandy, Morgan. Il faut encore que tu améliores tes talents de détective.

— Peut-être… Un clodo n’aurait pas non plus la clé du bureau, tu me diras. Tu devrais prendre une bonne douche, je vais aller te chercher quelque chose à manger pour éponger ton alcool de riche.

— Tu n’as pas à faire ça, tu sais, marmonné-je en me levant. Je… je vais aller me laver, oui, ça me fera du bien.

— Je n’aime pas trop voir mon Partner dans cet état, c’est tout, sourit-elle en allant à la machine à café qu’elle prépare. Tu sais, je ne suis pas sûre que le bourbon t’aide à quoi que ce soit…

— J’ai pas réfléchi, hier soir, c’est tout. Tu as vu la presse ? Rafaela a piqué une crise et m’a mis à la porte. Tu parles du grand Amour qu’évoquent les journalistes… Et puis, c’est quoi ce “Sherlock du cul” ? On vaut mieux que ça, non ?

— Bien sûr que j’ai vu la presse. Et le grand amour a des hauts et des bas, c’est comme ça. Et puis, tu es quand même tombé amoureux d’une Diva, il fallait t’attendre à ce que l’actrice monte dans les tours.

Je préfère ne pas répondre plutôt que de dire des bêtises et file me ressourcer sous la douche. Quand je reviens un peu plus frais dans le bureau, Morgan est en ligne et discute avec quelqu’un qui souhaite visiblement nous embaucher. Je ne comprends pas trop le discours qu’elle tient.

— Je vais devoir vous mettre sur liste d’attente, nous n’avons plus de disponibilité. Ne vous inquiétez pas, j’ai noté vos coordonnées. A bientôt.

— C’est quoi, cette histoire de liste d’attente ? Tu crois que je ne vais pas pouvoir reprendre mon travail tout de suite ou quoi ?

Elle a à peine raccroché que le téléphone sonne à nouveau.

— Non, non, pas d’interview. Monsieur Firth n’a pas de commentaire à faire.

Je la regarde, un peu incrédule, me demandant ce qu’il est en train de se passer. Le téléphone est déjà en train de sonner mais je pose ma main sur la sienne avant qu’elle ne décroche.

— Il se passe quoi, là ?

— A ton avis ? Ton histoire avec la Diva nous a fait une pub dingue. Entre ceux qui veulent t’embaucher et ceux qui ont envie d’avoir des infos… Regarde le planning, entre hier et le temps que tu as passé sous la douche, voilà le boulot à venir, sourit-elle en poussant l’agenda devant moi. Il va falloir qu’on embauche bientôt, à ce rythme.

— On va vraiment devoir rebaptiser l’agence en “Sherlock du cul”, ça a l’air d’être vendeur. C’est de la curiosité malsaine, tu crois ? Ou alors, ils veulent vraiment qu’on enquête ?

— Je pense qu’il y a pas mal de curiosité, mais aussi un peu de bêtise. Ta belle gueule est affichée dans les médias, tu es grillé en tant que détective, à moins que tu te rases la tête et la barbe, que tu te tatoues le visage et mettes des lentilles de couleur. Et encore…

— Tu sous-estimes mes capacités de dissimulation, Morgan. Je te promets que je peux faire une filature sans me faire piéger malgré ma nouvelle notoriété. Si j’avais su qu’il suffisait de coucher avec une star pour sauver notre business…

— Angel… Est-ce que tu as regardé par la fenêtre, ce matin ? Tu as vu les paparazzi sur le trottoir ? Il va falloir que tu sortes incognito, déjà… Bon courage.

— Ça va se calmer. L’actualité d’aujourd’hui aura disparu avec la prochaine catastrophe de demain et le prochain scandale d’après-demain. Un détail dans l’Histoire avec un grand H. Comme je l’ai été dans la vie de Rafaela. Il faut juste faire le dos rond et profiter pour résoudre quelques affaires. Si je sais encore faire le détective. Tu imagines tout ce temps perdu pour ne même pas avoir retrouvé ce pervers qui la menace ? Elle a sûrement eu raison de me virer. Entre l’assistant qui ment et le détective qui piétine, il n’y avait vraiment rien pour rattraper les choses.

— On arrête l’enquête, alors ? Parce qu’on n’est quand même pas loin de la résoudre, je pense.

— Elle m’a viré parce que j’ai cherché à savoir qui c’était. Quinn ne m’a pas répondu mais il pense qu’il n’est plus non plus son agent, si j’en crois son message. On n’a plus de commanditaire, tu veux qu’on fasse quoi ? Et on a du vrai boulot, si j’en crois cet agenda.

— Donc t’es OK pour une affaire non résolue ? soupire-t-elle. J’aime pas ça, même si tu n’as pas tort… Et je ne peux pas te dire que Ben va nous filer un coup de main, elle lui a envoyé un message hier soir pour lui dire qu’elle voulait le voir ce matin… Je crois qu’il n’a plus de job. D’ailleurs, peut-être qu’on pourrait le recruter, il est fûté, mon beau bodyguard.

— Elle le vire aussi ? J’en reviens pas, là. C’est du vrai nettoyage par le vide… Quel caractère de cochon ! Je suis dégouté pour Ben, lui qui lui est si fidèle. Elle ne peut pas faire ça quand même… J’aurais mieux fait de ne pas tomber sous ses charmes, j’ai l’impression qu'elle veut faire disparaître toute trace de moi avec cette frénésie de se débarrasser de tous ceux qui l’entourent. Et le pire, c’est que je n’ai envie que d’une chose, qu’elle m’appelle et me dise d’y retourner. Et je te jure que moi, le fier détective, j’y retournerais, la queue entre les jambes.

— En même temps… je me mets un peu à sa place, moi, et je comprends qu’elle puisse vous en vouloir de lui avoir caché cette enquête… Ben savait que ça pèterait à un moment, il m’a dit plusieurs fois qu’il avait l’impression de trahir sa confiance en ne lui disant rien.

— Tu ne vas pas t’y mettre aussi ? De un, j’ai quand même bien fait mon travail d’assistant. Et de deux, si elle n’est pas assez clairvoyante pour comprendre que tout ce qu’on voulait c’était son bien, c’est qu’elle devrait sortir de sa petite bulle de Diva.

Je m’emporte et je m’énerve, ce qui est déjà meilleur signe que mon état de la veille. Mais je sais que ce n’est pas ce que je devrais faire. Me mettre en colère n’est pas la solution. Il faudrait déjà que je la termine, cette enquête. Que je trouve ce fou qui la menace et qui est la vraie raison de sa colère. En même temps, s’il n’avait pas été là, je n’aurais jamais rencontré la star isolée dans sa tour d’ivoire.

— J’essaie de te faire voir les choses à sa façon, c’est tout. Je n’aime pas te voir dans cet état, Angel. Tu noies tes problèmes dans l’alcool, elle, elle joue la Diva. Chacun sa façon de réagir à une contrariété, non ?

— Quoi, mon état ? aboyé-je presque. Je l’aime et je me suis fait virer comme un malpropre. Elle a avoué du bout des lèvres qu’elle aussi m’aimait, mais vu comment elle m’a jeté, je crois que c’était juste pour ne pas martyriser mon égo, c’est tout. Je m’en fous du boulot, il faut d’abord que je fasse le deuil de cet amour qui est mort avant d’être né. Ce n’est pas qu’une contrariété, comme tu appelles ça !

Là, j’ai l’impression que Rafaela déteint sur moi et que c’est moi qui fais ma diva. Est-ce que j’en fais trop ? Je ne crois pas. Je suis désespéré. Mais Morgan a sûrement raison. Plutôt que noyer mon chagrin dans l’alcool, il vaudrait mieux le faire dans le travail, ça rapporte plus.

— J’aimerais bien que Ben me regarde comme ça, moi, soupire-t-elle en tournant l’écran de l’ordinateur dans ma direction. Et je ne parle pas de ton regard d’ado énamouré, mais du sien. Et si tu pouvais arrêter de me gueuler dessus, ce serait cool. Ne fais pas ta Diva.

Je me penche sur la photo et constate en effet qu’elle a l’air en pleine adoration en me regardant. Et pourtant. Cela ne l’a pas empêchée de me dire de la laisser. De me demander de ne plus jamais revenir. Je n’y comprends rien aux femmes.

— Désolé, Morgan, je suis à cran, je n’ai pas assez dormi et ma vie que je croyais partie pour m’emmener au Paradis m’a ramené ici, au point de départ, avec en plus la conscience que j’ai échoué. Ce n’est pas de ta faute, je sais, mais c’est difficile à vivre.

— Ne lâche pas l’affaire, si tu penses que ça en vaut la peine. Elle est juste en colère, et la colère, ça passe. Il lui faut sans doute un peu de temps pour se rendre compte que ce n’est pas si grave, mais elle vient de comprendre que l’homme qu’elle aime n’est pas celui qu’il prétendait être, tu te rends compte ?

— Non, je ne me rends pas compte. Je suis toujours le même. Assistant ou détective, je suis toujours Angel. Et moi, qu’elle soit actrice ou caissière, ça ne changerait rien. Je l’aimerais toujours autant. Si elle m’aime moins en tant que détective, c’est qu’elle ne m’aime pas vraiment.

— Sérieusement, Angel, tu ne vois pas la différence ? Tu ne comprends vraiment rien ? Tu peux brancher ton cerveau ? Tu as joué la comédie avec elle, Partner. Elle, elle joue un rôle sur un plateau, pas avec toi. Tu la vois, la différence, ou je dois être encore plus claire ?

— Elle devrait être contente que son mec ait presque autant de talent qu’elle pour jouer un rôle.

J’ai beau tenter de faire de l’humour, je suis assez désespéré et je réalise qu’elle a raison. Comment croire un mec qui a passé des heures et des jours à lui mentir, à se produire en spectacle alors qu’elle avait abandonné toute protection ? Finalement, elle n’a pas tort, ma partenaire. Je vais devoir patienter un peu, mais peut-être que tout n’est pas fini ? En attendant, je crois que je vais faire ce qui est ma vraie vocation. Enquêter. Et commencer par découvrir qui est ce satané fan qui représente un si grand risque pour la femme que j’aime. Le reste, on aura bien le temps de le découvrir.

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