06. La main de la colère

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Rafaela

Je boutonne mon chemisier face au miroir lorsque la porte de la loge s’ouvre sur un Quinn qui n’a pas l’air d’excellente humeur. Cela ne l’empêche pas de venir déposer un smack sur ma joue tandis que je me dis que j’ai l’air particulièrement fatigué, aujourd’hui. J’ai l’impression que je pourrais partir en voyage sans valise, tant celles sous mes yeux sont marquées. J’ai voulu me démaquiller avant de sortir, mais je récupère finalement ma trousse de make-up pour arranger les choses, au moins avec un anti-cernes et une couche de fond de teint. Je sais qu’il y a foule devant le studio et j’aimerais autant ne pas voir sortir des photos de moi avec le teint blafard et l’air dépressif.

— Tu comptes frapper avant d’entrer, un jour ? C’est insupportable de te voir débouler quand je suis en train de me changer.

Quinn est sans doute la personne en qui j’ai le plus confiance sur cette Terre. Au sujet de ma carrière, tout du moins. Je sais bien que je suis sa poule aux œufs d’or et qu’il s’en met plein les poches grâce à moi, mais il a toujours écouté mon avis, pris en compte mes préférences et réfléchi sur le long terme. Je sais que ma carrière ne sera pas éternelle, seules les Julia Roberts, Nicole Kidman et autres grandes stars du grand écran passent les quarante ans sans trop de difficultés dans le monde du cinéma. Et encore, rien n’est facile. Il ne faut pas faire son âge, être capable de paraître plus jeune… Ce monde est cruel. Là où les hommes se bonifient avec l’âge, les femmes… sont jugées moins jolies lorsqu’elles prennent en maturité.

— C’est que j’espère toujours te trouver en petite tenue pour alimenter mes fantasmes d’adolescent boutonneux, tu le sais bien. Tu es prête ? Il y a du monde devant le studio suite au dernier article de Nearer qui annonce ton prochain film. On fait le buzz !

— Youpi, marmonné-je. J’ai envie d’être tranquille, pas de passer une heure à signer des autographes et faire des photos avec un sourire coincé, Quinn. Je suis fatiguée.

— Eh bien, tu te reposeras après, mais n’oublie pas que c’est grâce à tes fans que tu vis. Il faut savoir leur donner un peu. Tu imagines qu’il y en a qui sont là depuis plus de deux heures juste pour te voir ? Et puis, avec un peu de chance, il y en aura un qui sera plus excentrique que les autres et ça passera sur tous les réseaux ! L’objectif est de gagner cinq mille nouveaux abonnés avant la fin du mois, je te rappelle.

Je sais bien que je leur dois tout ou presque, mais je n’en peux plus de tout cet amour, je suis en overdose. Et je déteste tous ces corps qui se collent contre moi, ces joues qui viennent se presser contre la mienne pour les photos, ces bras qui m’enlacent comme si j’étais une chose, un doudou qu’on veut cajoler pour aller mieux.

— On voit bien que ce n’est pas toi qui passes ton temps à te faire tripoter par des inconnus, soupiré-je en me laissant tomber sur le fauteuil. J’ai besoin de quelques jours off, Quinn, tu pourrais m’arranger ça ? Je n’arrête pas en ce moment, je vais finir par péter un câble, moi.

— Ce n’est pas le moment, là. Tu sais que tu vas bientôt commencer le tournage du prochain Beckman ? Quand tu y seras, tu pourras te concentrer sur le film et délaisser un peu tes fans, mais là, je te l’ai dit, il faut travailler ta notoriété ! Alors, si tu es fatiguée, je te propose ça : tu prends un peu de temps avec eux ce soir et ensuite, on fait passer l’info que tu as besoin d’un peu de repos et on crée le buzz sur ton état de santé. Cela va attiser la curiosité des journalistes, je suis sûr. Et peut-être même des rumeurs sur le fait que tu es enceinte, jubile-t-il.

— Wow, tu t’arrêtes tout de suite dans tes délires, Quinn. C’est hors de question ! Par contre, ce qui est certain, c’est que si tu n’arrives pas à me dégager trois ou quatre jours, je me barre en solitaire et je te souhaite bon courage pour expliquer mon absence à toutes ces interviews et tous ces plateaux télé que tu me colles dans les pattes depuis des semaines. ­¿ ­­Comprendido ?

— D’accord, d’accord, mais si tu t’absentes comme ça, ne te fais pas d’illusion, il y aura des rumeurs. Il y en a toujours. Ils vont parler de cure de désintox, d’amoureux transi, de grossesse… Tout ce qui peut faire vendre leur magazine, tu sais ?

— Je publierai des photos de moi à la plage sur ces beaux réseaux sociaux, je… je m’en fous, en fait. Je veux dormir et glander chez moi quelques jours, c’est tout. D’ailleurs, je vais rentrer chez moi, là. J’ai ma dose. Enfin, j’ai encore une heure de dose à prendre, apparemment… Tu voulais me dire autre chose ? lui demandé-je en me levant.

— Non, non, sois aux petits soins avec eux, dehors, surtout. Je te laisse, j’ai du boulot pour reprogrammer tout ce qui était prévu pendant les trois prochains jours. Par contre, je te préviens, lundi, tu vas faire l’interview avec Stephen. Lui, on ne peut pas le contrarier vu son influence auprès des jeunes ! Bon repos, ma Puce. Tu es formidable, ne l’oublie jamais !

Il me gratifie d’un nouveau baiser et sort sans plus m’accorder un regard alors que je me motive intérieurement pour survivre à cette sortie de studio. Je n’ai rien contre les fans, mais ils sont quand même assez oppressants. Certains n’ont aucune limite ou presque. Je glisse mes lunettes de soleil sur mon nez et récupère mes affaires avant de sortir de la loge. Silla est là, droite comme un piquet, et lève les yeux de son téléphone. Je lui donne mon sac après avoir récupéré de quoi signer les autographes et me dirige vers la sortie en envoyant un message à Ben, mon chauffeur et garde du corps, pour savoir où il est. Dieu merci, cet homme est parfait et m’attend au pied du bâtiment. Avec une horde qui se met à crier en me voyant sortir… Ça va être long, c’est sûr.

J’affiche un sourire factice et joue la comédie, comme je le fais bien trop souvent à mon goût. J’ai l’impression de vivre dans un film, tantôt une comédie, tantôt un drame ou un thriller. Je signe un nombre incalculable d’autographes, de photos, subis je ne sais combien d’étreintes et manque de devenir sourde à plusieurs reprises sous les cris hystériques. Je sais que je devrais être reconnaissante à toutes ces personnes, qu’elles n’ont pas un fond méchant, mais tout ça… Tout ça, c’est bien loin de ce que j’aime dans mon métier. Ce que je veux, c’est tourner, camper des personnages tous plus différents les uns que les autres, me mettre dans leur peau, essayer de penser comme eux, de vivre leur vie à travers mes dialogues.

Tout se passe plutôt bien, en vérité, et j’arrive tout de même à lâcher quelques vrais sourires. Malgré le fait que ça traîne en longueur, malgré la chaleur, ma fatigue, mes pieds qui me lancent à cause de ces foutus talons, mon dos douloureux… Il faut vraiment que Silla me prenne rendez-vous chez l’ostéo, d’ailleurs.

Oui, tout se passe plutôt bien, jusqu’à ce que je sente une main se poser sur mes fesses alors que je prends une photo avec une jeune femme toute mignonne. Mon sang ne fait qu’un tour et je me retourne brusquement pour attraper la main du type qui ose me toucher de la sorte et lui tords le bras jusqu’à ce qu’il se mette à crier. Ben, à mes côtés, glisse son bras entre nous et m’écarte de quelques pas, m’éloignant des fans. J’ai envie de hurler et de pleurer à la fois, envie d’aller me terrer chez moi. Déjà, tout à l’heure, cette nana qui m’a prise dans ses bras comme si elle retrouvait une sœur qu’elle n’avait pas vue depuis des mois, c’était compliqué, mais là…

— Non mais ça va pas, la tête, espèce de connard ? m’égosillé-je. T’as entendu parler du consentement ? Pour qui tu te prends, sale pervers de merde ? Vous croyez quoi, que je suis un morceau de viande ? Mon corps ne vous appartient pas ! Je ne vous appartiens pas, bordel de Dieu !

— Oh la starlette ! Comment elle se permet de nous insulter ! crie un autre mec un peu plus loin.

Je m’apprête à répondre à cet abruti quand Silla passe son bras sous le mien et m’entraîne jusqu’à la voiture. Je ne sais pas ce que Ben et elle ont organisé en un quart de seconde, mais elle ne m’accompagne pas à l’arrière du SUV et se met au volant tandis que mon chauffeur reste sur place. A travers la vitre teintée, je vois ce dernier attraper l’abruti qui m’a collé une main au cul alors que mon assistante démarre en trombe, me faisant craindre un accident avant même que nous ne tournions au coin de la rue.

Je soupire et m’enfonce dans mon siège en m’attachant. Ce n’est pas pour rien que je déteste les contacts physiques avec les fans. J’ai parfois l’impression de ne plus m’appartenir moi-même, c’est fou. Comme si, parce que j’étais un personnage public, je devais laisser tout le monde me posséder comme bon lui semble.

Passé le choc du moment, je réalise que j’ai vraiment merdé. Sur le contenu de ma réponse, tout du moins en partie. Et je suis en colère, pas seulement contre moi, mais aussi contre mon agent qui m’oblige à jouer les gentilles filles accessibles. Autant passer mes nerfs sur quelqu’un, non ?

— Silla, mon sac, s’il te plaît.

Le regard qu’elle me lance en dit long sur ses sentiments, à cet instant. “S’il te plaît”, vraiment ? Pas une habitude avec moi. Et cette voix tremblante ? N’importe quoi.

Je me racle la gorge en cherchant mon téléphone dans mon sac, et appelle illico Quinn qui ne tarde pas à décrocher.

— Tu me fais chier avec tes obligations d’être accessible, Quinn. J’en ai ras-le-cul de tout ça ! attaqué-je d’entrée. J’en ai marre que tout le monde me prenne pour un nounours à câliner, un doudou à renifler ou une pouliche à fesser !

— Ouh la ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as l’air en colère ! Il y a eu un souci ?

— Bien sûr qu’il y a eu un problème, il y en a toujours ou presque ! Encore un connard de pervers qui m’a foutu la main au cul !

— Oh merde. Et c’est déjà sur les réseaux sociaux en plus… Tu l’as insulté ? Vraiment ? Et en plus, Ben lui a foutu une raclée ? Mais c’est quoi, ce bordel ? Tout ça pour une main sur tes fesses ?

— Tout ça pour… Je te demande pardon ? Tu sais que je pourrais lui coller un procès, à ce crevard, pour une main au cul ? Tu as une idée de ce que ça fait de se faire tripoter comme ça ? Non, mais... Oh bordel, Quinn, je crois qu’il vaut mieux que je raccroche, parce que je suis à deux doigts de te virer, là. C’est ce qu’on appelle une agression sexuelle, ça, mais bien évidemment, ça, ça te passe au-dessus !

Voyant qu’il ne réagit pas dans la seconde, je m’exécute et raccroche avant de balancer mon téléphone sur le siège. Bien sûr, tout ça va être minimisé sur les réseaux, voire dans les médias. Du moins, l’acte que je subis. Les mecs vont dire que ce n’est pas grand-chose, certaines femmes vont monter au créneau en argumentant que je le cherche, après tout. J’ai une petite chance d’avoir le soutien des associations féministes, c’est déjà ça. Mais j’ai été odieuse avec les autres, enfin avec la communauté de fans en général. Tous ne sont pas comme ça et ils ne méritent pas que je les prenne à partie. Alors je vais prendre le temps de me calmer avant de publier des excuses sur les réseaux sociaux, histoire d’apaiser les possibles tensions. Je ferai peut-être même une petite vidéo. Oui, ça peut être pas mal, ça, en expliquant que ce geste m’a vraiment bouleversée et que mes mots ont dépassé mes pensées. Et après ça, je me terre chez moi et n’accepte aucune visite, aucun appel… Je déconnecte avant de péter un câble. Oui, ça vaut mieux comme ça.

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