Chapitre 8

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Depuis mon ancien chez-moi, 16 rue Achileas-Hammond, le trajet ne dure que vingt minutes. Mais en partant du palace, situé bien plus loin du centre-ville que ne l'était ma précédente demeure, il me faut le double du temps. Finalement, j’arrive à destination. La vitrine est plongée dans le noir. Je pousse la porte et un petit carillon résonne au-dessus de ma tête. Une voix d’homme familière prend la parole :

  • Ah, te voilà. Je t’attendais.

(Je vous arrête tout de suite avant que votre cerveau conditionné aux histoires tragiques ne s’affole de trop. Je m’habille bien, je me maquille, je sors le soir, je gagne de l’argent sans en expliquer la provenance à mes proches, je m'aventure seule la nuit pour me rendre dans une boutique quasi-déserte, j’y retrouve un homme… Tout cela vous monte à la tête. Mais ce n’est pas ce que vous pensez.) Je suis l’homme à l’arrière boutique. Il est grand, un peu plus vieux que moi. C’est pile le type de garçons qui font craquer Bonnie. Mais pour moi, il n’est que mon boss du samedi soir.

Les murs sont couverts de miroirs et me renvoient mon image. Je dépose mon sac sur un tabouret. Maintenant que la lumière s’est installée, Nathan jauge du regard ma tenue. Il fait mine de faire une remarque mais il sait parfaitement que j’ai horreur de ça alors il ravale sa critique et lance un petit «Ok, ça ira pour ce soir.». Mais je n’ai que faire de son avis. Ce que je veux, c'est la suite. Sentant mon impatience, il se dépêche de me briefer sur le déroulement prévu ce soir.

  • Ils sont une petite trentaine. La majorité est déprimée. Et une autre partie a envie de s’éclater. Donc tu fais un quart d’heure-vingt minutes de soul puis tu enchaines avec des tubes des années 90-2000. C’est la tranche du public aujourd'hui.

Je hoche en assimilant les informations qu’il a débitées. Puis, voyant que j’ai compris, il ouvre la porte et je me retrouve propulsée sur la scène.

Voilà, je crois que vous avez deviné. Et si les paroles de Nathan ne vous ont pas éclairé, laissez moi mettre les choses noirs sur blanc.

J’ai commencé pile après le départ de Papa. Je me rendais au Manhattan, le deuxième bar de Balthazar, chaque samedi soir, comme je le fais toujours. C’est lui-même qui m’avait parlé de cette affaire. Je crois qu’il en possède un troisième mais il est à l'extérieur de la ville alors je ne m’y suis jamais aventurée. La première fois, il m’a demandé de venir avec une tenue convenable et de ne pas stresser. Malheureusement, aucun des deux conseils n’a convenu. J'avais enfilé une chemise piquée à mon frère et une jupe à froufrou rose, reste d’un monstrueux déguisement de carnaval. En plus de ça, je contenais dans mon ventre un stress monstre qui menaçait à tout moment de me dévorer les entrailles à coup de dents aiguisées. Mais Balthazar a réussi à m’apaiser avec ses blagues vieillottes mais drôles. Ce soir-là, devant un petit public de neuf personnes (Il venait à peine de lancer le concept), j’ai chanté comme jamais. Et depuis, je réitère l’expérience chaque semaine, sans exception. C'est un de mes rituels, comme les pancakes du samedi matin : aucun n'échappe à la règle.

Lorsque je m’engouffre sur la scène, mes yeux mettent quelques instants à s'accoutumer à la lumière des projecteurs. Mais le micro au centre de la scène, les filles du chœur avec que je me suis liée d'amitié au fil des années et qui n’attendent que ma voix pour imiter les instruments et porter la mélodie, le public qui bavarde, un verre à la main, Ivan qui me salue de la main derrière le comptoir, tout ça, c’est mon domaine. Je me sens dans mon élément, prise dans une bulle de bien-être et de familiarité. Alors, je me laisse guider jusqu’au bord de la scène et je chante.

Un affreux bourdonnement me sort du sommeil. J'essaie de me réveiller en m'étirant les bras en arrière, peine perdue. Je m’assois sur le divan, priant pour que la sonnerie s’arrête. Puis, je me rappelle que c’est mon téléphone qui résonne ainsi. Je le sors de ma poche et regarde le nom de Caroline s’afficher sur l’écran en même temps que l’heure : il n’est que huit heures quarante cinq, beaucoup trop tôt pour quelqu’un qui s’est couché à trois heures et demi du matin. Il n’y a qu’une seule raison pour que Caroline m’appelle à cette heure-ci un dimanche matin, c’est qu’il se soit passé quelque chose de grave. Je décroche juste à temps et porte douloureusement l’appareil à mon oreille :

  • Allo ? murmure-je faiblement.
  • Enfin ! hurle Bonnie. Ça fait une heure qu’on essaie de te joindre !

Son cri ne laisse pas indifférent mon cerveau, visiblement. Ma cervelle doit être amoureuse de sa voix car elle entame une horrible petite danse du diablee dans ma boite crânienne. Je voudrais juste qu’elle finisse de parler et qu’elle crache le morceau. Je la presse avec un soupir :

  • Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle se lance dans un de ses interminables monologues dont elle a le secret.

  • Au début, on pensait que tu étais déjà au courant puis on s’est souvenues que tu n’avais plus de réseaux sociaux depuis .... Vincenzo (elle prononce son nom comme on n'ose même pas murmurer celui de Voldemort à Poudlard) et que donc tu ne pouvais pas être courant.

Je l’interromps brusquement en me relevant du canapé et en commençant à ranger mes affaires dans mon sac, mon téléphone calé sous l’oreille :

  • Être au courant de quoi ?

Ma voix déraille un peu plus fort que prévu et j’entends du remu-ménage dans la pièce d’à côté. Nathan ouvre la porte, encore à moitié endormi. Il a l’air méchant quand il n’est pas réveillé. Je pose ma main sur le micro du téléphone et je chuchote, un doigt posé sur mes lèvres :

  • Je vais m’en aller.

Il hoche la tête et referme la porte. Sans doute retourne-t-il se coucher. Il a fini la nuit encore plus tard que moi, car il a du contenir la discussion de quelques participants fortement éméchés avant de les ramener chez eux pour être sûr qu'ils arrivent sains et saufs. Je finis de zipper la fermeture de mon sac et porte la bandoulière à mon épaule.

  • Pardon, tu disais ? demande-je dans un soupir parfaitement audible en replaçant le téléphone près de mon oreille.

Je l'entend souffler en réponse.

  • Rejoins-nous, ça sera plus simple.
  • Où êtes vous ?
  • Chez toi. John nous a passé l’adresse.

Une pensée malhonnête me traverse l’esprit. Je me vois les doigts tendus autour de la gorge de mon frère. Qu’est-ce qui lui a pris, fichtre ! Mais je chasse immédiatement cette image si bien qu’elle n’a pas le temps de s’ancrer durablement dans mon esprit.

Je traverse la pièce sur la pointe des pieds, espérant que les craquements de mes orteils sur le parquet vieilli ne sortiront pas une nouvelle fois les les locataires de l’étage, puis ayant pu entendre les ronflements de Nath dans la chambre d’à côté, j’ouvre la porte et dévale à pas de loups les escaliers en colimaçon.

La porte de la maisonnette est entrouverte. Ma tête semble encore engourdie par le manque de sommeil mais le trajet a au moins réussi à éclaircir mes idées. Et accessoirement, à faire disparaître mon affreux mal de tête. Je pousse le battant et enlève mes chaussures dans l’entrée.

  • Elle fait ça depuis des années. Elle part le samedi soir, bien sapée et elle revient le lendemain matin, de l’argent plein les poches et des valises sous les yeux.

La voix de John résonne dans le couloir alors que des bruitages de tasses qui s’entrechoquent se font entendre.

  • Et tu n’as jamais su où elle allait ?

Cette fois-ci c’est la voix d’Ami qui me parvient, plus forte que celle de mon frère. Je ne peux pas m’empêcher d’écouter leur conversation.

  • J’ai bien essayé de la suivre une ou deux fois mais elle s’enterre dans des ruelles si sombres que j’ai pris peur et je suis retourné à la maison.

Sa révélation me laisse coite. Je ne savais pas qu’il avait déjà essayé de me pister. Pour moi, il ne voulait pas savoir. S’il m’avait posé une question, dans le temps, je lui aurais sûrement répondu. Mais entendre sa confession aujourd’hui, de l’autre côté de la porte qui nous sépare, me fait comprendre que nous ne sommes pas aussi proches que ce que j’imaginais. Je me rends compte que je n’ai aucune envie d’entrer dans la cuisine. Une part de moi est fascinée par ce qu’elle entend. L’autre est tout simplement mortifiée par la situation. Écouter aux portes, mais que t’est-il arrivé pour que tu te comportes comme ça, Charlie ? Où sont passées mes bonnes manières ?

  • Et tu n’as jamais eu une petite idée de ce qu’elle pouvait faire pour gagner tout cet argent ?

Avant que John puisse prononcer sa réponse que j'attends avec impatience, une odeur délicieusement familière commence à chatouiller mes narines. C’est plus fort que moi, mon ventre se met à gargouiller avec grand bruit. Le silence se fait dans la cuisine. Démasquée, j’ouvre la porte et m'engouffre dans la pièce.

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