Chapitre 9

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Pendant un instant, je reste immobile sur le seuil à tenter de me décider entre demander à mon frère de répondre devant moi à la question d'Amadeo ou faire comme si je n’avais pas épié volontairement leur conversation pendant quelques minutes. Mais, Bonnie, que je n'avais ni vue et ni entendue en pénétrant dans la maison, se jette avec joie sur moi, me masquant les deux garçons attablés à la vue.

  • Enfin, tu es là ! J’ai cru que tu ne viendrais jamais.

Près de l’évier, j'aperçois Caroline, occupée à l’épluchage minutieux d’une clémentine. C’est cette odeur qui s’est répandue jusque dans le couloir et m’a prise en traître. Mon amie m’entraîne près de la table et m’invite à m'asseoir d’un main autoritaire appuyée sur l’épaule. Je tourne la tête alternativement de mon frère à mon colocataire mais tous les deux semblent absorbés dans la contemplation et l'absorption de leur café.

Je détourne mon intention d’eux pour la poser à nouveau sur mon amie qui, comment dire, entreprend de faire sa Bonnie quand quelque chose l’excite :

  • Hier soir, j’étais assise avec mon beau-père sur le canapé devant un match de volley qui passait à la télé. On a mangé une pizza sans fromage parce qu’il n’avait pas assez d’argent pour en payer deux et qu’il a cette manie complètement folle de ne pas aimer ça. Il dit que le fromage le répugne. Mais bon, tant qu’il accepte que je porte des dos nus en hiver et une doudoune en été, juste parce que j’en ai envie, moi je ne me pleindrais pas. On se supporte même s’il porte le pire prénom du monde : il s'appelle Didier. Qui s’appelle Didier de nos jours, sérieusement ? Bon, il est sympa avec moi, donc c'est supportable. Pas comme cet abruti de Séverin avec qui ma mère a enchaîné une dizaine de rendez-vous, la dernière fois. Celui-là, il n’arrêtait pas de me gueuler dessus parce que, sois-disant, ma jupe était trop courte alors qu’elle m’arrivait au niveau du genou. Bon, j'avoue que des fois je faisais exprès de la remonter pour le faire enrager mais c’était un vrai soulard alors, j’avais une bonne excuse. Enfin bref, j'ai reçu un message paniqué de Moïra, tu sais la fille qui ne s’habille qu’avec des trucs en jean. Je ne sais pas si tu te souviens, puisque ça fait presque deux ans que tu n’es plus sur les réseaux. Ou un an et demi, je sais plus. En tout cas, ça date de ta rupture avec Vince (Cette fois encore, elle chuchote d’une voix paniquée à l’idée des conséquences.). Donc, je ne sais plus si tu te souviens, mais au lycée, il y a un réseau social - il s’appelle Lileos - qui permet de retrouver quelqu’un qu’on a vu dans les couloirs mais dont on ne connaît pas le prénom. Mais de manière anonyme, évidemment. Sinon ça ne serait pas drôle. Ensuite, on fait connaissance avec la personne, et voilà le travail ! Je ne te l’ai jamais dit, mais tu t’es retrouvée sur deux ou trois annonces. Rien d’important, rassure-toi, sinon je t’en aurais parlé. Enfin, là n’est pas le sujet. Ce que je voulais dire c'est qu'un nouveau message a été posté hier soir vers 20h37 ou 20h38. Celui-ci est particulièrement intéressant parce qu’il y a une photo avec. Elle n’est pas très bien cadrée. Ismérie, l’amie de Moïra qui bosse au journal du collège - je ne sais pas si tu t’en souviens, mais elle était en classe d’art plastique avec nous l’année dernière - a dit qu’elle a été prise par un vieux téléphone. Pas un des nouveaux Iphone, a-t-elle précisé. Tu sais, Ismérie est une vraie professionnelle de la photo. Elle a suivi des cours et des stages sur Paris et dans d’autres grandes villes. Elle a même été acceptée pour présenter une de ses photos dans une galerie d’un village en Écosse. Je crois que sa photo s’appelle Enfance dans un village d’un pays d’Europe de l’ouest sous un soleil d’hiver à deux heures de l'après-midi depuis le clocher de l'église, ou quelque chose dans ce style-là. Elle m’en a parlé, il y a deux semaines, quand on attendait le professeur de maths. Ismérie est aussi passionnée par la photographie que moi par le théâtre alors tu peux me croire quand je te dis qu’on peut totalement lui faire confiance. Moïra m’a envoyé le lien dès qu’elle a vu la photo. Enfin, c’est ce qu’elle m’a dit. Et juste après, j’ai reçu le même message de Maëlou, Naliah, Abigaelle et Firmine avec le même lien et tout, et tout. Donc j’ai cliqué, et tout de suite j’ai su ce que c’était. C’est le destin, Charlie ! C’est la providence qui a mis ce message sur mon chemin ! J’ai sauté de joie en lisant le petit commentaire au-dessus de l’image. Madame Barouf, la vieille biquette qui habite la loge de la gardienne juste en dessous, a même tapé au plafond pour signifier que je faisais trop de bruits. Je criais à tout va en me trémoussant sur mon matelas. C’est pas que je ne l’aime pas, la vieille Perpétue - elle fait un gratin dauphinois du tonnerre - mais elle a tendance à râler pour un rien. Du style, lundi il a plu des cordes, alors on a laissé nos chaussures sur le palier pour éviter de salir l'appart avec nos pompes toutes crottées. Mais elle a quand même réussi à venir voir ma mère pour se plaindre du désordre que ça faisait sur le palier. Heureusement que maman ne lui a pas claqué la porte au nez parce que sinon on aurait pas eu le droit à ses délicieux cookies mercredi au goûter. Caro les a testés et on a déclaré à l’unanimité que Perpétue Barouf, gardienne de l’immeuble, est capable de cuire les meilleurs cookies aux myrtilles du monde. Je me souviens même que quand son fils - Winoc de son prénom - était venu pour les vacances de Pâques, l’année précédente, elle lui avait préparé une superbe pièce montée au chocolat. Elle avait fait un délicieux glaçage à la vanille. Si je sais qu’il était aussi bon, c’est parce que, comme il y avait des restes, elle nous en a passé. Il fondait dans la bouche mais...
  • Accouche ! hurle-je presque avant de me rendre compte qu’il n’y pas que moi qui ai crié.

Elle s’arrête brutalement au milieu de sa phrase puis, nous regarde tour à tour. Bonnie est très sympa mais parfois elle peut être une vraie pipelette quand elle s’y met. Je ne suis visiblement pas la seule qui n’a pas pu écouter une seconde de plus de son monologue infini. Je me lève de ma chaise, soucieuse de m'occupper, et me dirige vers le plan de travail tandis que Caroline essaie de temporiser la situation.

  • Écoute Bonnie, il est dix heures du matin, certains viennent à peine de se réveiller et tu nous balances l’Histoire Fabuleuse des Gâteaux de Perpétue Barouf. Comprends qu'on ai du mal à suivre.

Je sors du placard le plus grand mug que je trouve et je le remplis jusqu’à ce que quelques gouttes de café s’écrasent sur le marbre. Puis je retourne à ma place. Bonnie boude presque mais la présence de mon frère et d’Amadeo évite une crise existentielle.

  • Dis-nous tout de suite pourquoi tu m’as tiré du lit, je rajoute. Ça sera plus simple.

Elle soupire en leur jetant à chacun un coup d’œil rapide puis, elle sort son téléphone de sa poche, le déverrouille (Son code est une espèce de charabia qui mélange citations théâtrales et numéros de vers. Elle a bien essayé de me le montrer, mais je n'ai jamais réussi à le retenir. Tant mieux pour elle, d’ailleurs.) et me le tend en marmonnant un imperceptible «Plus simple pour qui...» que je fais semblant de ne pas avoir entendu. J’observe l'écran d’un œil vide. Il affiche un post Lileos, qui comme l’a indiqué Bonnie, provient du compte général du lycée. J’en possédais un, avant. Et contrairement à ce que semble penser Bonnie, je n’ai pas oublié comment ça fonctionnait. En aucun cas, je n’ai oublié, je m’en souviens même très bien. Si bien, qu’il m’arrive parfois de me réveiller en pleine nuit au milieu d’un horrible cauchemar. Je regarde d’abord la photo et je manque de tomber de ma chaise. C’est le petit mot que j’avais découvert dans le mur. Mais au lieu de montrer les deux mots, l’image ne cadre que les miens, comme si l’auteur essaie de masquer son écriture. «S’il vous plaît, aidez-moi à retrouver la personne qui a écrit ça. C’est vital !» est-il inscrit en commentaire juste au-dessous.

Une exclamation résonne derrière moi.

  • Charlie, on dirait ton écriture ! commente perspicacement mon frère.

Un instant, je me tourne vers lui :

  • C’est mon écriture.

D’une main tremblotante, je sors mon propre téléphone de ma poche et ouvre directement GooglePlay s’en même me soucier de la centaine de messages qui m’attendent, sûrement pour m’apprendre la même chose que Bonnie. Une fois l’application installée, sous les regards aux sourcils durement froncés de mes compatriotes, j’entreprends de l’ouvrir.

  • Mais, qu’est-ce que tu fais, Bumzy ?

Je ne m’étais pas rendue compte qu’il s’étaient tous levés pour se percher par-dessus mon épaule. Leurs fronts plissés me font douter. Est-ce que c’est une bonne chose ? Je jette un coup d’œil à la page d’accueil de Lileos qui s'affiche sur l’écran rétro éclairé. Cela fait si longtemps que je fuis cette application. Il est grand temps d’arrêter de me cacher. J'esquisse un maigre sourire.

  • Je vais me créer un nouveau compte. Personne ne l’aura et il sera anonyme.

Je me retourne vers mon téléphone.

  • Peut-être que je vais mettre un pseudo comme Ann O’Nyme ou quelque chose comme ça.

Mon frère et Caroline pouffent.

  • Quoi ? Elle n’est pas bonne mon idée ? répliquai-je, à moitié vexée.

L’autre moi-même est d’accord avec lui, c’est ridicule.

  • Bon d’accord. Je ne mettrai pas ça. Mais trouvez-moi une meilleure idée, alors.

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