Chapitre 7

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Un coup retentit à la porte tandis que je plonge la dernière bouchée de ma part de gâteau dans ma bouche.

  • Ami, t’es là ? crie Wesley à travers le battant.

Je jette un coup d’œil à Amadeo qui, visiblement, avait oublié que son ami devait venir. Maintenant, je comprends mieux la quantité de nourriture qu'il avait préparé, si ces amis débarquent tous à l'improviste comme l'a fait Wesley. Il se lève doucement, repoussant sa chaise sur le côté puis s'en va ouvrir la porte. Wesley entre derrière lui. Il s’esclaffe en me voyant :

  • Je vous ai interrompu en plein dîner amoureux ? Je vous dérange ?

Il affiche un faux rictus innocent sur ses lèvres de frimeur de première classe. Je ne laisse pas Ami répondre et me lève abruptement en déclarant rapidement :

  • De toute façon, je devais appeler Caroline.

Je sens la tâche de rouge s’étaler de ma nuque à mes joues. Je baisse les yeux juste après avoir vu les lèvres pincées d’Amadeo. Je prends mon assiette, la dépose dans le lave-vaisselle (Nom d’une assiette de macaroni au fromage, il y a un lave-vaisselle !), puis chope une pomme, par reflexe avant de la reposer immédiatement : je n'ai plus faim. Alors, sentant leurs regards sur moi, je sors de la pièce et claque la porte derrière moi. Sitôt dans ma chambre, je m’affale dans mon lit. Puis, me souvenant d’une toute petite excuse murmurée il y a moins d’une minute, j’attrape mon téléphone portable pour appeler Caro. Mais un coup d’œil distrait à l’horloge en haut de l'écran me fait pousser un petit cri aigu.

  • Zut de flûte. Je vais être en retard. Saperlipopette, j’ai à peine le temps de prendre une douche !

Vu l’épaisseur des murs, je sais pertinemment que les garçons ne perdent pas une miette de mon agitation. Mais pour l’instant c’est le cadet de mes soucis. Je dirais même plus, c’est le benjamin de mes problèmes, tout en bas de la liste, écrit, si minuscule qu’il faudrait une loupe professionnelle avec manche téléscopique pour parvenir à le déchiffrer, avec de l’encre invisible. J’ouvre à la volée mon deuxième carton, celle où j’ai planqué les affaires que je ne veux pas que ma mère trouve. Non pas que je lui mente. Mais tout le monde a ses petites secrets qui ne doivent pas être connus de Maman, même moi.

La photo s’échappe et se glisse à mes pieds. Elle me fixe du regard suppliant que Mich entretient encore pour les grandes occasions, comme la glace qu’il réclame chaque fois qu’on passe de près ou de loin devant le magasin de Douglas Ice. Alors, tout comme je suis incapable de résister une seule seconde à la moue de mon petit frère, je prends la photo et, prenant une punaise trainant au fond d’un tiroir du bureau, je l’affiche juste au dessus de mon lit. Puis j’attrape mes affaires et fonce dans la salle de bain.

Lorsque je traverse le couloir, le gros rire de Wesley résonne. Si je n'étais pas aussi pressée, je penserais qu’il rit de moi, de mes délires solitaires et de mon attitude. Mais je ne fais que passer en coup de vent et m’enfermer dans la salle de bain.

Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que je prends conscience qu’une porte, dissimulée en partie par l'armoire, donne accès à ma chambre. Sans même prendre le temps d’y réfléchir plus longuement, je sais que la troisième et ultime porte donne sur la chambre d’Amadeo. Tandis que je me déshabille pour me glisser dans la douche, je pense à la discussion que nous avons eu plus tôt aujourd’hui, Bonnie et moi. Et à ce qui a suivi.

Bonnie, de son vrai nom Belinda-Monica Marchwood, a fait raccourcir son prénom en CE1. Je crois qu’elle en veut toujours à sa mère de l’avoir prénommée comme une chanson de Claude François et une voleuse de banque québécoise combinées en un seul «blaze», comme j’aurais dit si j’avais continué le beatbox. Mais j’ai arrêté il y a très longtemps, alors oublions. Bonnie a tellement vécu depuis le divorce de ses parents, de sa mère et de son premier beau-père puis celui de son père et sa belle-mère (etc.) qu’il est dur de lui en vouloir de chercher du réconfort dans l’amour. Elle n’a jamais dépassé le cap de passer plus de dix minutes avec un de ses garçons de la liste des Cœurs (cette fameuse liste établie en sixième et qui continue de nous poursuivre jusqu’en terminale) alors je ne me fais pas vraiment trop de soucis pour sa sécurité. Ce n’est pas en parlant à longueur de journée d’un garçon à ses meilleures amies qu’on peut se retrouver seuls tous les deux au fond d’une ruelle sombre. Non, je ne me fais pas de soucis pour sa sécurité.

Par contre, il y a bien quelque chose qui m’inquiète. Et ce quelque chose, c’est le seul nom qui n’a jamais été prononcé à voix haute entre nous, ni aujourd’hui, ni jamais. Pourtant, je sais au fond de moi, que c’est le plus important des garçons : John.

La première fois où j’ai pu avoir des doutes, c’était bien avant le départ de Papa. On avait une dizaine d’années et Bonnie n’avait pas arrêté de prendre la main de mon frère pour le traîner à travers toute la foire de l’été. Puis, avec le temps, ils se sont éloignés mais certains gestes rappellent qu'elle n’a jamais été indifférente à lui.

En sortant de la douche, je me rends compte que dans ma précipitation, j’ai laissé ma serviette dans ma chambre. Je commence vaguement à paniquer. Le temps tourne mais je ne veux pas me retrouver dans un de ses clichés, coincée dans la salle de bain avec rien sur le dos et un garçon dans la maison. Mais alors que je commence à perdre espoir de trouver de quoi me sécher le corps et les cheveux, mon regard se pose sur une étagère un peu plus haute que les autres. Deux piles de serviettes et torchons sont placées dessus. Et deux petites pancartes plastifiées annoncent leurs propriétaires : Amadeo, à droite et Charlotte, sur l’autre. Avant que vous ne vous fassiez des idées sur mon prénom de baptême, Non, je ne m’appelle pas Charlotte. À ma naissance, mes parents n’ont pas déclaré : « Qu'elle est mignonne ! On l’appellera Charlotte ! ». Mon père n’était même pas présent à ce moment. La vérité est que son mari ayant été retenu à une réunion «trèèèès importante, ma chérie», ma mère se retrouvait avec un enfant sur les bras, et fatiguée comme elle était, elle avait oublié malencontreusement les prénoms sélectionnés par eux deux dans les mois précédents. (Elle m’avoua après le départ de Papa qu’elle ne les avait pas vraiment oubliés mais juste qu’elle ne les aimait pas.) Alors, elle m’a appelée Charlie, comme Charlie Chaplin - c’est elle qui le dit, pas moi. Par ailleurs, Chaplin est mon troisième prénom, juste derrière Emma.

Les gens font souvent l’erreur. Combien de fois ai-je entendu mon prénom affublé de suffixes plus inventifs les uns que les autres ? Quand on ne sait pas, on ferme sa bocca (malgré le fait que je fasse Allemand LV2 depuis la cinquième), ai-je envie de rétorquer chaque fois que j'entends quelqu’un m’appeler Charlène, Charity, Clarissa ou je ne sais quoi d’autre encore.

Néanmoins, j’apprécie le geste, qu’il vienne de Sandra ou d’Amadeo lui-même. Bien que je penche plus facilement pour la première option : ça lui ressemble bien d’écrire mon nom entier sur une pancarte passée à la plastifieuse pour éviter les bavures d’encre. Reconnaissante, j’en attrape une et me sèche rapidement avant de l’enrouler autour de ma tête. Je me saisis d'un tabouret qui attend dans un coin de la pièce d’enfin servir après toutes ses années abandonné dans la poussière et m'assois dessus. Puis, je sors ma trousse de maquillage et entame le travail.

Une demi-heure plus tard, je m’extirpe de ma chambre dans laquelle j’ai enfilé une robe noire moulante et des talons aiguilles : après toutes ses années d'entraînement, j’ai enfin réussi à ne pas me casser la figure en marchant chaussée ainsi, alors j'en profite. Mes cheveux sont tressés en deux nattes collées qui me tombent de chaque côté de la tête. Deux grosses créoles bordent ma tête et mon maquillage n’est pas subjectif. Je ne me sens pas belle comme l’est Bonnie en toutes circonstances, je sais seulement à quoi je ressemble et la raison qui fait que je suis ainsi. Et cela me suffit.

Wesley et Ami sont toujours dans la cuisine. J'aimerai les éviter mais mon manteau est resté sur ma chaise et je ne peux pas sortir comme ça : si ma mère me voit, je suis morte. Non pas qu’elle ai des doute. Seulement elle est bien contente que moi aussi je fasse rentrer de l’argent pour oser en demander la provenance. Tout revenu supplémentaire a toujours été le bienvenu chez les Belly.

Je pousse la porte de la cuisine doucement, mon sac calé contre ma hanche, entendant déjà leurs rires. Ils ne se retournent pas tout de suite ; ils sont de dos. Sur la table, les cartes sont étalées. Visiblement, une nouvelle partie de crapette est en cours. J'ai l'impression que c'est leur jeu fétiche. Je me glisse silencieusement derrière eux puis j’attrape mon manteau à la patère. Puis, toujours sans bruit, je m’avance vers la porte. Malheureusement, la chance est toujours expéditive avec moi et je me cogne le pied dans un placard entrouvert.

  • Aïe, grimace-je entre mes dents en attrapant ma cheville entre mes mains pour la soulager.

Wesley se retourne d’un coup vers moi, suivi hâtivement par son ami qui me regarde éberlué, la bouche grande ouverte. Wesley siffle, une main dans sa bouche.

  • Et bah dis donc, tu sors, ma petite ? Pas de couvre-feu pour toi ?

Je suis incapable de répondre quoique ce soit, alors je marmonne un « Passez une bonne soirée » en levant inutilement une main durant un quart de minute puis je sors dans le froid tout en entendant Wesley jurer derrière moi : « C’est bon, Ami, tu peux arrêter de gober des mouches. Elle est partie. »

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