Chapitre 2

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En arrivant au Brooklyn, je repère immédiatement Caroline, Bonnie, John et Michael, déjà installés à notre table fétiche. Ils sont penchés au-dessus du téléphone de John.

  • Wahou, tu as vu comment c’est grand !
  • Et regarde là, il y a même un jacuzzi.

Je m’approche d’eux, tendant le cou pour tenter de voir ce qui les accapare.

  • Oh ! C’est trop beau…
  • Vous en avez de la chance les gars !
  • Ils ont de la chance de quoi ? je demande.

Ils relèvent tous la tête vers moi.

  • Salut Charlie ! Jo nous montrait les photos de ta nouvelle baraque, m’explique Bonnie.

Je ne fais pas attention à ce qu’elle dit. Mon regard reste planté sur la main qu’elle a posée sur l’épaule de John. Je souris… avant d’assimiler ses propos.

  • Que, que, comment ça ?

Caroline rit avant d’exposer calmement la situation.

  • Ta mère a envoyé à John les photos de votre nouvelle maison.

Mon esprit est assailli d’un bon milliard de questions et je ne prends pas la peine de les retenir alors elles coulent de ma bouche.

  • Comment ça, notre nouvelle maison ? Maman avait dit qu’on prendrait un appartement ! Et puis, on ne peut pas se payer un jacuzzi ! Pour ça, il faudrait au moins que Jo et moi nous travaillions, ce qui n’est pas le cas !

J’aurais pu continuer longtemps si Michael ne m’avait pas interrompu.

  • Charlie. Respire…

Son petit air sérieux me fait fondre et un fou rire s’empare de moi. Je suis bientôt rejointe par tous les autres. Nous sommes pliés en deux de rire et les clients autour nous regardent intrigués et amusés.

En rentrant à la maison, je récupère le courrier. Deux ou trois factures, une carte postale de mamie Evelyne qui est au Portugal avec son nouveau compagnon et une enveloppe. Je dépose le tout sur la table mais garde la dernière dans la main. Elle est adressée à Carole Belly, d’une jolie écriture cursive et le timbre est en forme de cœur. Elle sent le parfum de femme. Je commence à trembler. Qu'est-ce que c’est ? On dirait une lettre d’amour. Mais écrite par une femme. Vraiment, je ne comprends rien. J’ai envie de crier, d’appeler ma mère mais je ne peux pas. Maman est à l’hôpital et elle ne finit son service que dans deux heures. Alors, je range la lettre dans la poche de mon jean et je me rends dans la cuisine. Je prépare les pâtes et la sauce tomate puis je mets la table.

  • À table !

Durant tout le repas, je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à cette lettre, planquée dans ma poche, à son odeur, à la forme des lettres, à son timbre… Les garçons finissent rapidement de manger puis montent dans leurs chambres. Je soupire puis débarrasse la table. J’emballe néanmoins une assiette que je dépose dans le frigo en attendant son retour.

Nerveusement, je sors la lettre de ma poche. Elle a toujours cette odeur de femme. Un petit bout de papier tournoie et tombe au sol. C'est le papier du mur du couloir du lycée. Je l’avais oublié. Je me penche pour l’attraper puis le déplie tout en marchant jusqu’au canapé où je me vautre.

C’est une feuille quadrillée, sans doute un morceau arraché au coin d’un cahier. Dessus, quelques mots sans doute écrits au milieu d’un cours puis balancés dans ce mur.

J’en ai marre

Ça ne devrait pas me toucher mais pourtant si. Ce sont des mots de tous les jours, de ceux que l'on balance après avoir reçu une mauvaise note ou un texto de Maman qui nous demande de rentrer illico. Mais dans cette écriture serrée et penchée, il y a comme une urgence. J’ai la sensation que ces mots sont plus que ça, comme un SOS lancé à qui voudra bien l'entendre. Et je ne peux pas ne rien faire. Je cours attraper un stylo et un bout de papier sur le bloc-note de l'entrée. J’approche la mine de la feuille puis je m’arrête : je n’ai rien à écrire. Je voudrais retranscrire un sentiment de sécurité ou pouvoir arracher un sourire. J’ai beau me torturer l’esprit durant une demi-heure, rien ne me vient à l’esprit d’autre que du cliché, si vu et révu qu'il devient bidon. J’attrape mon ordinateur et entreprend de fouiller Internet à la recherche d’une réponse à la hauteur.

Lorsque la porte d’entrée claque, j’ai finalement découvert les mots qu’il me faut. C’est une citation de Kevin Spacey : «Si j’en ai marre, je ne peux qu’imaginer ce que ressentent les autres.». Rien qu’en la lisant, j’ai souri.

Maman me rejoint dans le salon.

  • Comment ça va, ma chérie ?

Je lance ma main en direction de la table et saisit vivement l’enveloppe, avant de me laisser attendrir.

  • C’est quoi, ça ?

L’accusation pointe dans ma voix.

  • Ça quoi ?

Sa voix est posée, presque lasse. Je brandis la lettre.

  • Ça.

Je la vois blêmir. Elle tend la main pour la récupérer mais je recule vivement, attendant une explication.

  • C’est… c’est... Je peux tout expliquer.

Pour la première fois, je vois ma mère sous un nouveau jour. Son armure impeccable et son masque bienveillant fondent pour laisser place à un visage marqué par l’angoisse. J'ai la sensation de ne pas reconnaître ma mère. Elle me paraît si... différente.

  • J’ai… j’ai rencontré quelqu’un.

Sa révélation me fait tomber des nues. Depuis que Papa est parti, je ne l’ai pas vue se rendre à un seul rendez-vous. Elle s’occupe de nous et moi je prends soin d’elle comme je peux. Nous n’avons pas la place pour une cinquième personne dans notre vie. D’un air gêné, elle reprend :

  • Je voulais vous en parler… mais je n'y arrivais pas.

Et là, du coup, je fais le lien. Les photos de la maison, tous ses cartons que l’on peut emmener alors qu’ils n’auraient même pas tenu dans un appartement, les meubles qui restent ici… On va emménager chez ce quelqu’un.

Je n’ai jamais été une fille tempétueuse, plutôt du genre sage et coincée, qui obéit à tout ce que demande sa mère sans protester. D’ailleurs, ça m’a valu plusieurs railleries de la part de Bonnie qui est tout l’opposé de moi. Mais à cet instant, le regard alternant entre Maman et la lettre parfumée, je craque. Ma coquille se fissure et je balance ma rage à la figure de ma mère.

  • Mais tu comptais nous le dire quand ? Une fois qu’on se serait installés ? En entrant en coup de vent dans nos chambres, avant de partir pour l’hôpital ? C’est notre vie aussi, maman, on mériterait d’être au courant, au moins !

Alertés par mes rugissements, John et Michael nous ont rejoint dans le salon. La petite voix de Mich se fait entendre, contrastant vivement avec mes aboiements.

  • Qu'est-ce qui se passe ?
  • Ce qui se passe ? Il se passe que Maman sort avec quelqu’un depuis tellement longtemps qu’elle s’installe avec. Ça fait combien de temps, d’ailleurs ?

Je ne me tourne pas vers elle mais ma mère comprend que la question lui est adressée. Elle marmonne quelque chose entre ses dents. Je suis dévorée par la rage, comme un lion en colère qui se jette sur sa proie. Peut importe qu'elle soit ma mère.

  • On n'a pas entendu !
  • Six mois, ça fait six mois qu’on est ensemble.
  • Et en six mois, tu n’as pas trouvé le temps de nous dire que tu sortais avec un homme ?!
  • C’est pas un homme, c’est une femme, corrige-t-elle tout doucement.

J’ai l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Nous restons, pétrifié, mes frères encore un pied sur l'escalier, ma mère appuyée contre le mur, comme si tout cela l'avait épuisée, et moi à deux doigts de m'évanouir sur le canapé. Cette fois-ci, c’est John qui explose le premier.

  • Une femme ! Mais tu comptais nous le dire quand ? Au moment où tu nous la présenteras, peut-être ? Mais est-ce que tu as pensé à nous sur ce coup-là ? Parce que nous, on a accepté le déménagement sans broncher, on a rien dit quand tu as parlé de nous faire dormir dans des chambres séparées alors que ça fait huit ans que Mich et moi on dort ensemble, quand tu n’as pas voulu nous dire où on habiterait, on a fait comme si ça ne nous dérangerait pas… On te suis, maman. Mais comme l’a dit Charlie, c’est notre vie aussi ! On a notre mot à dire ! Est-ce que tu a pensé à l’effet que ça faisait d’apprendre du jour au lendemain que sa mère aimait les filles ? Comme si toute la vie que tu as passé avec Papa, ce n’est qu’une maladresse. Comme si nous, on était une erreur de parcours !

Il s’arrête enfin pour reprendre sa respiration. Pendant ce court instant, il ne quitte pas Maman des yeux, la défiant de répondre du regard. Mais elle garde le silence, les lèvres serrées en une fine ligne insécable. Alors, il virevolte et monte les escaliers à grands pas. Maman tend la main, une seconde trop tard, l'air ébahi, comme pour tenter de le retenir.

  • John, mon chéri, attend…

Sa voix se brise et des larmes commencent à rouler sur ses joues. Je ne fais rien pour la consoler. Peut-être que demain, je lui aurait pardonné, comme je le fais si souvent, mais en attendant, je suis en colère et trahie, alors je lui lance un regard noir et part à la suite de John.

Sa tirade m’a prise au dépourvu. Il n’a jamais été un grand causeur et je comprends que cette nouvelle lui ai causé un énorme choc émotionnel.

Il était plus proche de Papa que de n’importe qui. Ils faisaient tout ensemble : les bêtises, le bricolage, la poésie… Alors quand il est parti, il y a six ans, avec son assistante - pour changer du cliché de l’homme qui trompe sa femme avec sa secrétaire - John était complètement perdu. Papa, c’était son modèle, l'unique centre de son univers. Il s’est retranché sur lui-même, gardant tout pour lui. J’ai bien essayé de le faire s’ouvrir, qu’il me parle, mais jamais de sujets sensibles. C’était tabou entre nous. Il en parlait seulement avec Mich. Il n’en a pas l’air comme ça, mais Michael est une super oreille. Il n’avait que deux ans lorsque Papa est parti alors les seuls souvenirs qu’il a de lui viennent de ceux qu’on lui a raconté.

Je n’y avais jamais fait attention mais aujourd’hui, malgré tous les efforts de Maman ainsi que les miens, les garçons ont désespérément besoin d'une figure paternelle.

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