6. L'origine

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Année indéterminée

Comme chaque matin, après avoir pu profiter de la fraîcheur de la peau délicate de mon aimée, Séléné, ma déesse de la lune pendant quelques instants avant son repos, je la quitte afin de remplir à mon tour ma mission. Prenant le relais de la sienne, nous jouons notre rôle de lumière et d’ombre. Dans une danse perpétuelle entre soleil et lune. Et aujourd’hui, n’échappera pas à la règle.

Alors c’est d’un pas décidé et le sourire aux lèvres de mes instants passés avec mon ange que je me dirige vers les écuries. Ma première mission : atteler mon char pour mener le soleil à son zénith. Je dois le rendre aux hommes, lui faire parcourir sa course pour mieux retrouver les bras de ma lune. Profiter de ce passage entre clarté et obscurité pour lui voler un baiser.

En pensant à elle, mes idées s’évadent. Je l’imagine allongée dans les draps de satin desquels je viens de m’extraire, sa longue chevelure blonde étalée telle une auréole au-dessus de son crâne. Magnifique, comme toujours. Ces pensées me poussent à caresser le creux de mon poignet. Le temps pour moi de baisser mon regard et d’observer mon cadeau le plus précieux. Celui que Zeus dans sa bonté d’âme, nous a offert.

Mon soleil, ma moitié qui forme un tout, une éclipse quand il est assemblé à la lune. Un tatouage indélébile, une bénédiction du roi parmi les dieux. Un don qui me permet d’être aux côtés de mon âme sœur quand bon me semble. Et en me dirigeant vers les écuries célestes, je ne peux qu’une fois de plus remercier mon cousin pour ce dessin d’ébène qui couvre mon épiderme.

Plus qu’un pas et je franchirais les portes dorées qui m’amènent à mes étalons ailés. Sauf que lorsque je pénètre dans ce lieu que je connais par cœur, l’atmosphère me paraît chargée d’électricité. Un courant d’air chaud me fouette le visage alors que mes sourcils se froncent sur mon visage. Je ne suis pourtant en retard que de deux minutes… Sauf que…

C’est déjà trop tard !

Quand mon regard s’accroche au dos de mon char, je ne peux que constater que mon fils, Phaéton s’est emparé de ma mission. Je le sais depuis longtemps, il croit pouvoir diriger le soleil, cette étoile si colérique, aussi facilement que moi. Mais ce qu'il ignore c'est qu'il m’a fallu des millénaires pour apprendre à le dompter alors avec lui qui est si jeune, rien de bon ne pourra ressortir de son entêtement.

D’ailleurs, je le sens déjà au plus profond de mon être. Le soleil est en colère, son feu se fait plus intense, plus brûlant. Je n’ai plus le choix, mes ailes si particulières se déploient dans mon dos. Elles prennent leur place tout en se teintant de noir. Je dois faire vite, reprendre mon rôle avant que les événements ne nous échappent. Cette fois, mon sourire a disparu, laisse place à des lèvres serrées et un visage fermé.

— Phaéton ! Mon fils !

Mon hurlement le percute dans son élan, et alors que je pensais le ralentir c’est tout le contraire qu’il se produit. L’inattention de mon fils le déséquilibre, il change de direction, zigzague même secouant le soleil en tous sens. Dans son sillage au milieu des nuages, il réveille brutalement les dieux les uns après les autres. Le plus inquiétant étant toujours la chaleur montante de mon compagnon. Le soleil s’embrase, irradie d’un feu rougeoyant qui commence à me faire peur.

C’est lorsque le grognement de Zeus me parvient que je prends conscience de l’ampleur des dégâts. Jusqu’ici, je n’avais pas prêté attention au sol sous nos corps, aux âmes à qui nous apportons le jour et la nuit. La terre se désagrège, se teinte d’une couleur sombre, d’un mélange de cris et de sang. Les hommes meurent sous la traversée lumineuse de mon fils. Et je ne sais que trop bien quel sort sera le sien quand Zeus aura attrapé son éclair.

Le ciel se couvre déjà alors que je ne suis plus qu’à deux battements d’ailes de Phaéton. Mais le temps vient à me manquer. Je peux l’observer sans pour autant avoir la chance d’y échapper. Cette lueur blanche frappe dans un bruit assourdissant le corps de mon fils. Il disparaît dans un nuage de cendre alors que moi, je suis propulsé en arrière. La chute est vertigineuse, je tombe. Le choc me coupe la respiration.

Toutefois, elle s’arrête nette quand une main vient attraper la mienne.

La lumière qui se dégage de cette étreinte ne me laisse aucun doute : ma Lune. Elle est éveillée. Réveillée comme tant d’autres par l’erreur commise par Phaéton. Il a cru pouvoir accomplir ma mission. Il m'en a menacé bien trop souvent sans que j’y prête attention. Aujourd’hui, c’est trop tard. Il n’est plus. Et le pincement que je ressens ne changera rien à ce qui m’attend.

Car, si Phaéton n’est plus, Zeus va tout de même vouloir punir le coupable.

Moi. Hélios, le dieu du soleil qui n’a pas su remplir sa mission.

Alors que mon ange aux ailes d’argent nous porte vers la salle du conseil. J’examine nos doigts emmêlés me demandant combien de temps il nous reste. C’est à notre entrée au cœur de l’arc des douze sièges que je perçois que l’atmosphère est électrique, elle est même orageuse. Les dieux choisissant peu à peu leur camp. Dans le tumulte de leurs pas et de leurs gestes, je capte le sourire sarcastique de celui que je nomme être mon ennemi.

Dionysos.

J’ai oublié depuis longtemps pourquoi il me voue une fureur si palpable, mais en ce jour, mon malheur le ravit au plus haut point. La chaleur qui émane de ma main liée à celle de ma Lune me ramène à elle. Nos regards se croisent et si le sien est plein d’espoir le mien essaie par tous les moyens de lui transmettre l’amour que j’ai pour elle. Peut-être est-ce nos derniers instants et mon seul désir est que Séléné ait conscience des sentiments que j’éprouve à son égard.

— Ma lune… tenté-je avant qu’elle ne me coupe la parole.

— Je sais. Moi aussi.

Nous n’avons pas le temps de poursuivre que le ton grave et autoritaire de Zeus nous force à nous tenir droits. Le silence s’élève sur l’assemblée. Un à un les dieux regagnent leur fauteuil. Le conseil peut enfin commencer. D’ailleurs, les idées pour me punir fusent toutes plus folles et éternelles les unes que les autres. Mais alors que la peur m’envahit, et que les doigts de Séléné se resserrent à m’en faire mal, le roi des dieux tape le sol avec sa foudre.

Ma sentence est choisie.

— Hélios, dieu du soleil. Ton fils n’est plus, mais par son acte irréfléchi la vie des hommes est en péril. Alors toi, le dieu qui leur apporte le soleil. Toi qui as pour mission de donner le jour à ces êtres de chairs. Toi qui fais fleurir la Terre quand tu brilles sur elle, éclore les plantes quand tu ris, tu es condamné à errer sur elle à l’égal des hommes. Tu perdras tes ailes et marcheras à leur côté.

— NON ! Vous ne pouvez pas ! Je ne vous laisserais pas faire ! Pas cette fois alors que vous avez créé l’éclipse pour nous !

Ma lune. Elle ne peut s’empêcher d’intervenir. Elle se dresse entre mon corps et la main de Zeus, elle lutte contre une punition à laquelle nous ne pouvons rien changer. Et alors que j’essaie de rattraper sa main pour calmer sa colère, je vois impuissant ses ailes argentées se déployer. Sa lumière éclatante m’aveugle alors qu’elle tente d’éloigner le Dieu des dieux de moi.

Tandis qu’il empoigne son éclair pour menacer mon aimée, je perçois le souffle de son envol. Elle fonce droit vers lui, appelant à elle le pouvoir de la nuit. Le temps d’un instant, tout s’assombrit, la lueur du ciel s’évapore à son avantage. De mes yeux, je suis les mouvements rapides de Séléné. Elle se lance les bras tendus vers le cou de notre roi.

Mais elle est très vite arrêtée. Le bruit puissant du tonnerre la déstabilise. Cette seconde suffit à Zeus pour la mettre à terre. Le son du marbre qui se brise perdure dans la salle alors que la lumière se réveille. Un cri d’effroi s’échappe de ma gorge quand j’aperçois enfin ce qu’il en vient de ma moitié d’habitude si lumineuse.

Séléné est là. Recroquevillée sur le sol, les ailes entourant son corps tel un cocon. Des larmes brillantes dessinent des sillons de glaces le long de ses joues. Bientôt, des tremblements prennent possession de son corps. Ces derniers me poussent à fondre vers elle. Mes ailes échos aux siennes, sortent de mon dos. Elles sont de nouveau d’ébène, à l’image des sentiments confus qui s’emparent de moi.

Peur, tristesse, colère.

— Qu’as-tu fait ?

Mon murmure l’atteint quand ma main retrouve la sienne. Est-elle consciente des conséquences que vont avoir ses actes ? Elle s’est attaquée aux plus forts d’entre nous. Mais pourquoi ? Pourquoi alors qu’ils avaient déjà pris leur décision ? Errer sur terre est certes une punition difficile, mais de la savoir toujours en vie remplissant sa mission sur l’Olympe était encore ma lueur d’espoir.

Maintenant, que va-t-il me rester ?

— Ils ne peuvent pas nous séparer. Pas alors que nous avons enfin trouvé notre juste milieu. Toi, ma lumière, moi, l’ombre. Nous ne sommes rien l’un sans l’autre. Sans soleil, il n’y a pas de lune. C’est ta chaleur qui m’aide à briller. Mon démon, tes ailes ont cet effet sur moi. Parfois d’ébène, parfois d’ivoire, tes plumes auront toujours cette particularité d’être uniques. Comme cette plume que tu m’as offerte lors de notre première éclipse.

Sa voix est chevrotante, ses dents claquent sous le coup de ses sanglots. Mon réflexe est de la serrer dans mes bras. Le réconfort est notre dernière échappatoire, je le sens, je le sais. Tous les regards sont sur nous. Artémis et Hecate sont debout prêtes à agir pour leur sœur, alors que Zeus lui se réinstalle dans son siège. Son visage tordu par la contrariété.

Pourtant, quand je poursuis mon analyse des dieux qui nous entourent, je ne peux m’empêcher d’être percuté par le sourire satisfait et le regard fier de notre cher Dionysos. Il se frotte les mains face au spectacle que nous lui offrons. Et à son souffle vicié qui me frappe la figure, je comprends que son piège se referme sur nous.

Après tout, Phaéton ne se serait pas parmi de voler mon char sans un peu d’aide.

Dans un soupir, je reporte mon attention sur ma moitié, mon petit ange. Ses larmes se sont taries, à présent ses yeux se posent sur moi avec une nouvelle étincelle. Elle se relève, prend ma main dans la sienne et y donne une impulsion que je connais. Des étincelles irradient de notre éteindre.

— Je suis prête.

Dans un mouvement, elle remet de l’ordre sur les plis de sa robe. Ses ailes majestueuses disparaissent dans un nuage de douceur, et les miennes suivent leur impulsion. Nous nous tournons d’un même mouvement vers Zeus, hochant la tête pour lui signifier que nous sommes prêts à entendre sa décision. Notre punition.

— Mes chers cousins, vous me rendez la tâche plus difficile.

Le rire fou de Dionysos m’indique qu’il se réjouit de notre sort. Et aux regards tristes que nous adressent Artémis et Hecate, nous allons regretter l’affront dont vient de faire preuve Séléné. Je presse sa main dans la mienne, la porte à mes lèvres, en sens son odeur de vanille, et y dépose un baiser avant de reporter pour la dernière fois mon attention sur l’assemblée qui nous fait face.

— Déesse de la lune, ton attaque ne peut pas rester impunie. De par ta rébellion, tu te condamnes, et tu accrois la sentence de ton amour, Hélios. La Lune et le Soleil ne veulent pas être séparés, ne peuvent pas, et ont su se trouver au sein du mont Olympe. Mais je vous le demande, serez-vous capable de vous retrouver là ici-bas, sur Terre ? Séléné, en tombant du ciel, tu perdras tes ailes, tu perdras la marque qui t’est chère et tu perdras tout souvenir de ton passage dans les cieux. Tel est ton châtiment. Errer parmi les hommes sans pouvoir te souvenir qu’un jour, tu as été heureuse. Une déesse entourée et choyée par les Dieux.

Impossible ! Mes bras ne peuvent rester sans mouvement. D’un geste agile, j’enferme le corps de ma lune au creux d’un cocon. Un nœud de chair. Notre dernière étreinte avant que l’éclair de Zeus frappe le sol pour donner vie à sa sentence. Dans un baiser plein de tendresse, Séléné et sa douceur me quitte dans une nuée de poussière étoilée.

Le cri de douleur qui surgit de mon corps provoque un tremblement qui va au-delà de mon épiderme. Quand mes genoux percutent le sol, celui-ci s’affaisse sous le poids de ma tristesse. Ma lumière n’est plus, perdue sur une immensité sans aucune mémoire, aucun souvenir de qui elle est, de ce que nous sommes. Un ange et un démon, les deux faces d’une même âme.

— Hélios, cher Soleil. Rien n’est impossible. Le savais-tu, un jour, tu m’as appris que l’amour était une clé qui ouvre des portes vers le bonheur. Alors aujourd’hui, bien que je m’apprête à t’envoyer sur terre à ton tour, je t’offre une chance. Un ultime espoir pour toi et ton double de regagner vos places sur l’Olympe.

— Quoi ? Non ! Père, enfin !

Notre dieu du vin n’a pas l’air de l’avis de son père, et son intervention ne laisse plus de doute sur son amertume envers moi. Il s’agite, remue les bras dans tous les sens cherchant à convaincre Zeus que le meilleur choix est celui de me garder enchaîne loin de celle qui me complète. Il panique même, comme si ma souffrance était sa libération. Et alors que je crois qu’il a réussi à convaincre l’ensemble des Dieux, Zeus reprend la parole.

— Dieu du soleil, tu descendras du ciel avec tous tes dons. Ton soleil continuera sa course pour te donner la route à suivre. Tes ailes même tombées pourront d’être recouvrées. Ta puissante connexion avec ton opposée sera ton guide vers les marches des cieux. Mais, si tu veux regagner de te splendeur, tu devras reconquérir le cœur de celle qui forme l’éclipse avec toi. Ses dons en sommeil, sa mémoire en attente, sauras-tu éveiller celle que tu aimes ? Après tout, qu’est le blanc sans le noir ? Dis-moi, Hélios, que serait le monde si le gris n’existait pas ?

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