II - Chapitre premier

5 minutes de lecture

"Madeleine, très chère, voulez-vous bien descendre ? Votre chauffeur vous attend."

La voix grave de son oncle résonna dans la froide demeure, obligeant Madeleine à sortir de ses pensées.

Un oncle. Un chauffeur. Le perpétuel vouvoiement. Et des pensées bien sombres. Voilà ce qui résumait bien le quotidien de la jeune fille depuis une longue semaine.

Une terrible et longue semaine.

A vrai dire, aucune semaine n'avait jamais parue aussi longue aux yeux de Madeleine : depuis le terrible incendie, c'était comme si le temps lui-même s'était ralenti. Comme si les heures s'étiraient en journées et les minutes en heures. Tout devenait affreusement long. Les gens étaient affreusement lents, les journées affreusement interminables. Et Madeleine se retrouvait dans cette situation sans savoir réellement quoi en faire.

Enfin, si vraiment elle avait réellement envie de faire quelque chose pour cela s'arrange. Parce que, quoique cette torpeur puisse lui paraître insupportable la majorité du temps, la jeune fille devait bien avouer qu'elle n'avait ni la force ni la volonté de s'en débarasser. D'ailleurs, pourquoi le faire ? Pourquoi redevenir la fille joviale et plein de dynamisme qu'elle avait toujours été ? Cela ne servait à rien. Cela ne servait plus à rien. Cela ne servait plus à rien parce que Madeleine n'avait plus personne à aimer, plus personne à faire rire, plus personne à réconforter, plus personne à serrer dans ses bras : l'incendie lui avait enlevé sa famille et le déménagement lui avait fait perdre ses amis. Des pertes qui lui serrait le coeur à lui en faire mal, qui le lui griffait, le lui brisait, le lui brûlait douloureusement. Des pertes que rien ne pouvait racheter. Et qui lui faisait déverser des larmes salées et amères que rien ne pouvait vraisemblablement sécher.

"Madeleine !"

La voix de son oncle se fit plus autoritaire et Maddie poussa un soupir avant de se détourner de la fenêtre de sa chambre, les yeux humides.

Son oncle. Si elle n'avait pas été aussi triste, la jeune fille aurait certainement rit de cette appelation : pouvions-nous réellement appeler "oncle" un homme que l'on venait à peine de rencontrer ? Madeleine avait ses doutes. Certes, il faisait apparemment parti de sa famille - c'est ce que les services sociaux n'avaient cessé de lui répéter jusqu'à ce qu'elle accepte de suivre cet homme âgé et ronchon -, mais elle trouvait étrange que ses parents ne l'aient jamais évoqué ou n'aient jamais montré ne serait-ce qu'une seule photo de lui : la famille avait toujours été quelque chose d'assez sacré chez les Gardner. Pas un week-end ne passait sans que les parents de Madeleine n'organisent un repas de famille ou qu'un membre de la famille passe prendre le café. Et puis il y avait les photos. Les tonnes et les tonnes de photographies, soigneusement rangées dans des dizaines d'albums et que l'on ressortait avec plaisir lors des fêtes de fin d'année. Avec les anecdotes, bien sûr. Toujours et toujours les anecdotes.

Et Maddie ne se souvenait pas d'avoir une seule fois entendu ses parents évoquer cet oncle avec qui elle vivait depuis une semaine. Et elle ne se rappelait pas non plus l'avoir jamais vu.

"MADELEINE !"

Isidore Gardner semblait perdre son sang froid. C'était signe qu'il fallait y aller si on ne voulait pas subir le terrible courroux du vieil homme ; Maddie l'avait déjà vu réprimander sévèrement ses employés de maison. Et elle ne voulait pas subir le même sort.

"J'arrive, cher oncle. Je descends tout de suite."

S'essuyant les yeux avec le revers de sa manche, Madeleine observa une dernière fois la chambre dans laquelle elle avait à peine vécu et en sortit, le pas pesant.

***

"Et bien, ce n'est pas trop tôt !"

"Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Il y avait des bouchons !"

"Des bouchons ? Pourquoi n'as-tu pas utilisé les toilettes, comme tout le monde ?"

"Et bien parce que j'en ai marre de puer, moi, m'dame ! Et parce que je me suis acheté une formidable bmw. Voilà pourquoi !"

"Une bmw, bah bien sûr ! Et demain, tu me déclares que t'es devenu humain !"

"Eh bah pourquoi p..."

"Il serait temps de se mettre au boulot, vous ne croyez pas ? Je veux dire, la jeune fille sera là dans une vingtaine de minutes."

Ce douloureux rappel fit grimacer les deux collègues qui arrêtèrent de se disputer et se tournèrent vers leur supérieure, l'air inquiet.

"Alors, c'est sûr, on la prend ?", interrogea le tout nouveau propriétaire de la bmw alors que sa collègue affichait des yeux ronds comme des soucoupes.

Enfin, c'est ce qu'imaginait la supérieure. Parce que la collègue en question dégageait un tel fumet vert qu'il était difficile de voir à travers. Ou de se tourner dans sa direction, tout simplement.

"Oui, on la prend., confirma-t-elle en essayant tant bien que mal de refouler le haut-le-coeur qui menaçait de lui échapper. Le Docteur Quinsley pense qu'elle fera un très bon sujet d'étude. Le dossier est déjà complété. Il ne manque plus qu'à mettre en place les illusions et à lui préparer un lit de camp."

Cette déclaration fut suivie d'un long silence. L'acheteur de la bmw et sa collègue s'échangeaient des regards insistants, comme pour essayer de se convaincre l'un l'autre d'aller effectuer les tâches demandées. Mais aucun d'eux ne semblait vraiment motivé.

"Eh bien, ça c'est vachement étonnant ...", pensa la supérieure.

Elle poussa un profond soupir avant de déposer le dossier de Madeleine Gardner dans une banette. Elle dirigeait le bureau des arrivées depuis deux ans maintenant et savait très bien qu'il était tout à fait inutile de se fatiguer à crier sur ses subalternes : les limax maximus étaient des êtres à la fois têtus et stupides, ce qui faisaient d'eux de très bons comédiens et de très mauvais travailleurs. Criez-leur dessus et ils retombaient dans leur stupidité, leurs yeux se vidant de toute étincelle d'intelligence. Empêchez-les de faire une tâche alors qu'ils sont super motivés, et ils essaieront de vous mordre. Malheureusement, le deuxième cas était beaucoup plus rare et plus épisodique que le premier.

"Bien, déclara Lina après quelques minutes de silence supplémentaires. Les limax avaient changé de tactique et la regardaient maintenant avec des yeux complètement vitreux, ce qui la faisait grincer des dents. Je vais aller le faire. Vous deux, disparaissez et remettez le dossier au directeur."

Et sans attendre une quelconque réponse, la jeune fille se leva et disparut dans le couloir, s'arrêtant au passage pour recracher le contenu de son petit-déjeuner dans la première poubelle venue.

Décidément, elle ne s'habituerait jamais à l'odeur de ses employés.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Iléna Vittu ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0