Humeurs et polissons du bocage

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Tous solidaires

Ce soir-là j’assiste à un concert à la Wardine (un collectif qui organise régulièrement ce type d’événement), un groupe de troubadours est venu nous présenter sa musique, je ne connais pas la moitié des gens, certains viennent d’emménager, d’autre n’habitent pas le bocage. L’ambiance est joyeuse, je retrouve des tritons crêtés et des « Camilles » en pagaille et les rencontres sont arrosées. J’ai quelques pièces à partager, le repas, le vin et la bière sont au bénéfice de la caisse anti-rep ce soir. Cette caisse est là pour fournir une aide financière à ceux d’entre nous qui auraient des problèmes avec la Justice, son champ d’action est parfois vaste, elle peut servir à payer les avocats comme à payer les croquettes du chien recueilli d’un compagnon enfermé… Je rentre passablement éméché et m’endors presque immédiatement après avoir retrouvé mon lit. À mon réveil, je baigne, le corps visqueux. Plusieurs secondes sont nécessaires pour que je comprenne que non, ce n’est pas moi qui ai vomi le trop plein d’alcool d’hier soir, c’est dans du liquide amniotique que je trempe. Shenzi me fixe, la langue pendue.

Autour d’elle, neuf petites boules humides. La mignonne a déposé ses marmots à côté de mon corps endormi, bousillant matelas et literie… Je me décolle des draps l’esprit brumeux, elle a peut-être cherché à s’assurer de ma solidarité ?

La vie est une fête qui doit être célébrée.

De ces soirées qui vous laissent dans le coltard, nous en avons de toutes sortes : concerts, grandes bouffes, open mic (chacun peut prendre le micro), jeux de société, fest noz (bal traditionnel), free party, réunions interminables, il y en a pour tous les goûts. D’autant que la ZAD n’est pas exempte d’artistes de tout poil. Tant et si bien qu’il existe plusieurs studios d’enregistrement et un atelier d’écriture rap a lieu tous les mercredis (aujour'hui mardi et demain verra bien).

Dans mon petit coin de caravane je continue de griffonner des vers, travaillant la diction sur un vieux micro prêté, et ce jusqu’à prendre suffisamment confiance pour me rendre à l’atelier. Plusieurs résidents animent l’activité, le principe consiste à ce que tous les participants se mettent d’accord sur une « instru » (un morceau de musique sur lequel nous poserons nos textes), un thème (nos joies, nos combats, les flics… tout y passe). Puis, le morceau choisi passé en boucle, chacun s’attelle à écrire huit mesures. Nous sommes une dizaine répartis dans une petite pièce, plongés dans les écrits et bercés par le beat, assis sur les chaises, le canapé ou à même le sol. Il y a là des rappeurs expérimentés et d’autres qui s’exercent pour la première fois. Lorsque chacun a terminé son travail d’écriture, on passe en studio. Financé et insonorisé avec les moyens du bord, le matériel n’est pas du dernier cri mais l’ensemble joue parfaitement son rôle. Chacun notre tour, nous passons derrière le micro. La qualité des textes me surprend, les flows (la capacité du chanteur à s’approprier l’instru) sont variés et prenants. Camille-animateur se charge ensuite de mixer ça pour en faire un titre, une partie des réalisations Z.S.R. crew (ZAD Social Rap) sont disponibles à l’écoute sur internet (https://soundcloud.com/zadsocialrap).

À force de rencontres, un groupe s’est formé et part régulièrement en tournée à travers différentes zones de lutte dans toute l’Europe. Vous seriez en droit de vous demander pourquoi choisir le rap, pourquoi cette musique ? Je ne pourrais mieux vous expliquer qu’en empruntant quelques vers à un rappeur fameux:

« Des B-Boys aux Block Party, apprendre à faire sans rien,

Le Rap a inventé une musique sans musicien.

Sans solfège, naît dans le ghetto le petit frère mal aimé,

Les leaders ne parlent plus, ils se mettent à rimer. »

Fils du Hip-hop, Gael Faye

La drogue c’est le mal.

Le bocage produit son cidre, sa bière, ses champignons hallucinogènes (les psylos poussent dans les champs). Quelques pieds de marijuana et de tabac doivent bien traîner ici et là, il est dit que le tabac est un très bon remède au mildiou, planté dans des rangs de tomates par exemple.

Les autres drogues n’ont pas pignon sur rue et en faire commerce est plutôt mal vues. Bien qu’elles s’échangent parfois sous le manteau ou apparaissent sporadiquement au cours de rassemblements musicaux, elles ne sont consommées qu’en cercle privé. L’alcoolémie ou les dépendances de certains d’entre nous sont perçues comme des difficultés, on s’inquiète, au cours de réunions ou de billets publiés, des comportements et des problématiques qu’ils peuvent induire mais on ne cherche pas à culpabiliser l’individu. Ce serait une bien mauvaise idée pour un dealer d’héroïne de se présenter comme tel, trop se sont battus pour sortir de cet enfer ou se battent encore, certains s’en sont sortis grâce à la ZAD. Pourtant, c’est souvent dans le cadre de consommations banalisées qu’arrivent les accidents. Durant les mois d’octobre et de novembre de petits champignons aux tétons translucides fleurissent dans les champs. On peut les manger frais, en tisane, les sécher ou les dissoudre dans du jus de citron. En avaler vous fait percevoir la réalité différemment, on se sent plus sensible aux éléments, aux énergies qui nous entourent, le cerveau semble fonctionner plus rapidement et mille idées vous viennent en tête, dessiner ou écrire dans cet état est souvent surprenant. Beaucoup en consomment pendant la courte saison et j’avoue ne pas déprécier une bon voyage une fois l’année, mais il y a des risques, Camille-le résiliant en a payé le prix. Il vit sur la ZAD depuis près d’un an, parti de Suisse pour échapper à son quotidien et au service militaire. Il a beau ne pas être novice en psychédéliques, cette année les champignons qu’il ingurgite ne passent pas. Les effets ne s’estompent pas totalement, même après plusieurs jours, même après plusieurs mois.

Parfois il est ailleurs, il n’entend plus, oublie qu’il est entouré, puis revient, gêné. Il semble avoir perdu toute confiance en lui quant il décide de quitter la ZAD, l’agitation qui y règne ne lui permet plus de se sentir en sécurité dans son état. A ce moment là, je n’ai aucune certitude sur son rétablissement. Il trouve refuge dans un squatte nantais, ouvert par quelques zadistes plusieurs années plus tôt. C’est un petit pavillon avec jardinet dans lequel s’entassent un nombre variable de mineurs isolés. Avec le soutient de certains zadistes et de plusieurs associations nantaises, la maison accueille les mineurs sans papiers qui ne sont pas pris en charge par les services sociaux et ne disposent donc d’aucune aide. Leurs séjours varient en fonction des déménagements, des autorisations de séjour, des captures de ceux qui seront enfermés en centre de rétention puis dans un pays tiers s’ils ne peuvent prouver qu’ils sont mineurs, en deux mois, parfois sans voir un avocat.

Dans la maison des lits sont installés dans les chambres,mais aussi dans le couloir à l’étage et dans la véranda, sans isolation thermique. Camille s’installe dans un renfoncement en haut des escaliers, un drap est étendu pour lui conférer un minimum d’intimité, il ne s’en plaint pas.

Camille-le résiliant vit dans ce petit pavillon au milieu des jeunes réfugiés, et avec le temps devient un élément essentiel de la maisonnée. Il fait la récup’ pour tous, confectionnent de grandes pyramides de biscottes ou de café premier prix, remplis les frigos de club-sandwich. Ses récoltes sont parfois si bonnes qu’il tente de les partager avec le voisinage, mais tous ne sont pas prêts à accepter quand ils comprennent que cela vient d’une poubelle. Il se charge de petits travaux de réparation, d’entretien, anticipe de plus gros chantiers pour améliorer le confort de chacun, participe à établir des règles de vie communes à cette petite communauté multiculturelle ; certains réfugiés viennent de Bulgarie, du Soudan, d’Erythrée, de Suisse… Plusieurs associations se relayent pour que des volontaires viennent à domicile aider les squatteurs à rédiger les différents documents administratifs, curriculum vitae et lettres de motivation nécessaires à l’obtention d’un titre de séjour quelconque, et donner des cours d’alphabétisation. Elles apportent de la nourriture, parfois en provenance de la ZAD, parfois achetée avec des fonds associatifs. Mais ce n’est toujours qu’en fonction des disponibilités des volontaires, du coup le reste du temps, c’est Camille qui prend le relais. Il passe à nouveau régulièrement sur la zone et aux dernières nouvelles, il s’est inscrit en cours du soir pour obtenir un baccalauréat littéraire.

Mais la police et le nouveau propriétaire, héritier, sont passés au pavillon, l’ombre d’une expulsion plane.

Un flic en terrasse sur la ZAD.

Les petits ont deux mois, et comme pour la première portée, Shenzi est allée les perdre loin de la caravane, nous mettons presque cinq jours à tous les retrouver. Le débat courant sur la ZAD en rapport à la surpopulation canine dans le bocage m’a décidé à ne pas chercher de bipèdes responsables sur la zone. Je publie donc une annonce sur le bon coin : « Magnifiques petits monstres à adopter, participation libre » en ayant pris soin de laisser une petite explication sur ce concept particulier.

Je reçois quantité d’appels, tous me demandent des explications, surpris de ma démarche. Je ne veux pas donner ces petites têtes, j’ai l’impression que l’échange atteste de la création d’un lien, quelque chose dans le genre. Je donne rendez-vous aux futures familles sur le parking de l’église de Notre-Dame-des-Landes avant de les inviter à ma caravane pour leur présenter la meute autour d’un thé ou d’un café :

  • Je vous avertis, nous allons passer des barricades et des ralentisseurs, mais il n’y a aucun problème.
  • Oui je sais, je suis déjà venu ici.

C’est un couple que j’ai eu au téléphone plus tôt dans

la matinée.

  • Oh, ils sont trop mignons, c’est lequel le nôtre ?

On pourrait l’appeler Djihi…

Sur la terrasse, profitant du soleil, nous sirotons chacun notre tasse. L’homme reste sur ses gardes et semble très sérieux, je lui explique ce qui se passe ici dans l’espoir de le détendre. Encore une fois il m’affirme qu’il est au courant. Je l’interroge, il m’avoue être flic.

En 2012, il a été mobilisé dans le bocage, depuis il suit un peu l’avancée du projet, il ne s’attendait pas à venir chercher son chien ici. Il m’explique qu’il n’a pas toujours été C.R.S. ; il affirme même avoir été agriculteur avant, ça ne lui permettait plus de manger. Sa femme continue de chahuter avec les chiots sans se préoccuper de la conversation.

  • Au moins vous avez l’occasion de vous rendre compte par vous-même que nous ne sommes pas des sauvages, peut-être que si votre profession vous fait revenir, vous verrez les choses différemment.
  • Peut-être…

Avant de partir avec un petit, il me glisse 100 euros dans la poche.

  • Fais attention à toi.

Shenzi me regarde interrogatrice, je la rassure en lui grattant le cou, pensif. Camille-en colère a appris que je recevais un policier, il insulte la voiture qui s’éloigne et reviens vers moi fâché.

  • L’homme en uniforme est un adversaire, il a choisi de défendre un ordre qui ne laisse pas de place à la marginalité, qui réprime et impose une organisation sociale qui nous désolidarise. Les flics sont le bras armé de cet ordre, ils ne sont pas les bienvenus et leur présence est dangereuse.
  • Ce n’était pas un policier devant moi, c’était un homme avec une femme, désarmé, qui venait adopter un chien et que j’ai invité à discuter autour d’un café. Je n’ai rien à me reprocher.

Mais ce n’est pas un débat clos, et cela doit conditionner les moyens de lutte que nous sommes prêts à utiliser. Nous avons besoin de briser les stéréotypes qui nous empêchent de dépasser le simple cadre de l’affrontement physique, en prenant le risque d’un glissement d’une violence insurrectionnelle justifiable à une violence létale assumée.

Un projet commun qui part en fumée

Depuis plusieurs mois, l’emplacement du Nomarché fait débat. Faut dire qu’il prend place au carrefour libéré, tout proche d’une départementale très fréquentée, plusieurs chiens y ont laissé leur peau, un zadiste a été percuté sans que la voiture ne prenne le temps de s’arrêter, il s’en sort avec un traumatisme crânien. Des panneaux d’indication ont été installés mais les accidents sont fréquents, et il y a comme un accord tacite pour ne pas installer de chicanes et de ralentisseurs sur cette voie, bien que je ne comprenne pas tout à fait pourquoi. Un petit groupe finit par proposer de rénover un lieu-dit en centre ZAD, loin de la circulation, pour accueillir les étals de l’important rendez-vous. Pendant plusieurs semaines, des dizaines d’habitants et de sympathisants se relaient quotidiennement après un petit déjeuner pris en commun, ils construisent un véritable chalet, surélevé pour ne pas subir la boue et l’humidité, magnifique et spacieux.

Mais la construction à peine inaugurée est incendiéependant la nuit.

La fumée épaisse a alerté les occupants des environs, mais personne n’a vu les coupables. Il n’y avait aucune raison que la bâtisse inhabitée flambe ainsi ; elle est complètement détruite. L’incident désole la ZAD, ce n’est malheureusement pas le premier du genre, régulièrement des installations dans le bocage sont sabotées ou incendiées sans qu’on comprenne les circonstances exactes du désastre, un free shop, des vigies, certaines cultures…

Il est certain que de tels événements démoralisent le mouvement d’occupation et participent à créer un sentiment d’insécurité dans le bocage, mais nombre de ces énigmes risquent de ne jamais trouver de solutions, pourtant sans relâche, chaque bâtiment incendié est remplacé par une nouvelle construction, celui-ci ne dérogera pas à la règle.

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