III.

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Les semaines qui suivirent notre rencontre furent effroyables. Plus meurtrières que le plus glacial des hivers. De retour au village, je m’étais empressé de révéler l’existence des grands hommes à la peau sombre à l’ensemble de la tribu. Mes paroles avaient déclenché l’hilarité générale. On ne me crut pas. On se moqua de moi. On pensa que j’avais abusé de la liqueur d’airelles. Que je délirais. Que j’affabulais. Comment pouvait-on imaginer sérieusement qu’il y avait, à quelques encablures de notre campement, une tribu de géants noirs et cannibales que personne n’avait jamais croisé ? Je finis moi-même par avoir des doutes. Avais-je rêvé ? Avais-je tout inventé ? Avais-je perdu la raison ? Mes souvenirs paraissaient pourtant si réels. Mais je n’avais rien pour prouver que j’avais été capturé par ces barbares. Aucune blessure. Aucun bleu. Aucune plaie. Aucune cicatrice. Pas la moindre griffure aux poignets ou aux chevilles. Quand à mon sauveur, il ne m’avait laissé qu’un baiser sur le front…

Mais quelques jours plus tard, ils firent de nouveau leur apparition au grand jour. Emergeant un par un de la forêt rousse. Une demi-douzaine de mâles immenses. Fiers. Arrogants. Le torse bombé, décoré de peintures guerrières. La peau plus foncée que la terre. Exposés aux yeux incrédules du village tout entier. Preuve qu’ils n’étaient pas le fruit de mon imagination. Ils avaient suivi les traces laissées derrière moi lors de ma fuite, qui menaient tout droit à notre campement. Dans la précipitation, j’avais sans doute commis quelques erreurs. Je n’avais pas brouillé les pistes. Je n’avais pas retourné les tas de feuilles après les avoir piétinés. Je n’avais pas éparpillé les branchages après les avoirs arrachés. J’ignore si cela aurait seulement suffi. Jusqu’alors, nous n’avions jamais eu besoin de nous cacher de créatures dont l’intelligence rivalisait avec la nôtre. Nous comprîmes très vite qu’ils n’étaient pas venus en paix. Chaque homme était armé d’une lance ou d’une massue. Tous arboraient un regard noir et menaçant. Tous sauf un. Que je reconnus en une fraction de seconde. C’était lui. Il me chercha des yeux pendant quelques temps et, lorsque son regard finit par se poser sur moi, son visage s’illumina. Il réprima un sourire. Et désigna d’un léger coup de tête la forêt à laquelle il faisait dos. Puis son visage redevint grave, à l’instar de ses semblables. Je compris qu’il fallait que je me sorte de là le plus vite possible.

L’attente se faisait longue, interminable. Le silence pesant. Nous étions tétanisés. Abasourdis. Ne sachant pas comment réagir. S’il fallait réagir, d’ailleurs. S’il fallait nous défendre. Ou tenter de négocier. Mais négocier quoi ? Et négocier comment ? Finalement, le chef de notre tribu s’écarta de la foule et s’avança prudemment jusqu’à hauteur du groupe. Prenant son habituel ton cérémonial, il prononça quelques invectives qui restèrent sans réponse. Sans sourciller, l’un des géants leva sa massue dans les airs et l’abattit sur la tête du vieil homme, qui s’effondra soudainement. Le crâne brisé. Tué sur le coup. Pris de panique, les villageois se mirent à courir dans tous les sens. Poussant des hurlements de terreur. Les géants noirs à leurs trousses. Je profitai de la pagaille générale pour me faufiler discrètement jusqu’à l’orée de la forêt.

J’y retrouvai mon sauveur, caché derrière le tronc noueux d’une aubépine. Il me salua d’un léger hochement de tête, sans dire un mot, le visage fermé, les épaules basses, et la mine défaite. Pris de panique, je tentai de lui demander des explications. Pourquoi étaient-ils venus ? Que nous voulaient-ils ? Allaient-ils nous tuer ? Nous capturer ? Nous manger ? Je savais pertinemment qu’il ne pouvait pas me comprendre. Mes phrases n’étaient pour lui qu’une longue supplique rauque, dont il ne discernait ni le début ni la fin. Mes mots, un enchaînement de grognements vides de sens. Je sondais son regard écarquillé en quête d’un début de réponse. Je n’y décelai rien de très rassurant. Il finit par secouer la tête d’un air désolé, et ouvrit ses bras pour m’y accueillir. Ma tête lovée dans le creux de sa nuque, je retrouvai un semblant de sérénité en sentant son odeur si particulière chatouiller mes narines. Il referma ses bras et couvrit mes oreilles de ses mains, comme pour étouffer les cris stridents des femmes et des enfants qui retentissaient au loin. Nous restâmes ainsi pendant de longues minutes. En silence. Quand les cris se turent enfin, il me fit signe de retourner au village.

A l’issue d’une bataille sanglante, les miens finirent par repousser leurs agresseurs. En dépit de l’ingéniosité de ces derniers, nous étions plus nombreux. Et certainement plus forts. Mais ils ne partirent pas les mains vides. Ils emmenèrent avec eux quelques enfants capturés pendant l’assaut. Peut-être pour en faire des esclaves. Peut-être pour en faire du civet. En se remémorant mes paroles, qu’ils avaient d’abord prises pour un délire d’un ivrogne, les villageois optèrent pour la seconde option. Sans surprise. L’être humain est d’un naturel pessimiste.

Ce fut le point de départ d’un conflit sans fin qui s’installa entre nos villages. D’abord, ce n’était que de simples altercations. Puis des échauffourées, sans cesse suivies de représailles. Sans jamais atteindre toutefois la brutalité absurde de la première confrontation entre nos peuples. Pendant ce temps, je continuais de retrouver mon ami à la peau sombre dans les recoins les plus secrets de la forêt. Ce n’était pas compliqué. Nous avions nos habitudes. Le tronc renversé et couvert de mousse. La cascade en amont de la rivière. Le rocher au milieu du ruisseau. Là où nous étions sûrs d’être seuls. De ne pas tomber sur une patrouille. Ou dans une embuscade. Il me suffisait de prétendre une partie de chasse en solitaire, comme je l’avais toujours fait, pour pouvoir disparaître quelques heures dans les bois sans attirer l’attention de mes congénères. Quelques heures que je partageais avec lui. Découvrant chaque fois une nouvelle facette de sa personnalité facétieuse, une nouvelle déclinaison de la tendresse infinie dont il était capable envers moi.

Nous nous sommes d’abord rêvés ambassadeurs. Enfin, je crois. Je n’en suis pas sûr. Nos conversations étaient tout compte fait assez sommaires. Faites de gestes, de mimes, de symboles, d’accolades et de baisers. Mais je sais que nous partagions tous deux un profond désir de paix. De retour au campement après nos rendez-vous secrets, je tentais chaque fois de convaincre les miens de donner une seconde chance à ces nouveaux-venus. D’essayer de trouver un terrain d’entente. Peut-être pouvions nous se partager la forêt. Echanger des vivres ou des outils. Marier l’une de nos filles à l’un de leurs chefs de guerre. Mais je rencontrais toujours la même opposition catégorique. Nul ne souhaitait pactiser avec des mangeurs d’enfants. Pire, on évoquait de plus en plus souvent un désir irrépressible de vengeance. De répondre à la barbarie par la barbarie. De commettre l’irréparable. De faire subir à leurs enfants le calvaire qu’ils avaient infligé aux nôtres.

Un soir, un petit commando d’une dizaine d’hommes quitta notre village à la tombée de la nuit. Ils revirent le lendemain matin le corps maculé de sang. Arborant avec fierté les têtes tranchées de quelques enfants à la peau cendrée et aux cheveux bruns. Je n’avais pas été mis au courant. Sans doute me pensait-on trop pacifique pour accepter de participer à une telle expédition. À un tel massacre. Je compris alors qu’il n’y avait pas d’entente possible entre nos peuples. Pas d’armistice. Pas de cessez-le-feu. Pas de pardon. Encore moins de réconciliation. Qu’il n’y avait pas place sur cette terre pour deux races humaines si différentes. Qu’il fallait que l’une d’entre elles triomphe. Et que l’autre lui cède sa place. En fuyant. Ou en disparaissant. C’est à cet instant que lui et moi avons décidé de partir, ensemble. D’abandonner nos villages. Nos tribus. De quitter ce territoire hostile et disputé pour aller chercher un peu plus loin une existence plus paisible. Où nous n’aurions plus à lutter pour notre survie. Où nous n’aurions plus à tuer l’autre pour ne pas être tué. Et peut-être même, qui sait, où nous pourrions fonder une humanité hybride, où les peaux sombres et claires se côtoieraient sans pour autant déclencher un tel déversement de haine.

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