IV.

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Qu’importe l’espèce, l’être humain est un animal complexe. Paradoxal. Capable du meilleur comme du pire. De la poésie la plus émouvante comme de la barbarie la plus sordide. Toute dépend de ce à quoi il choisit de dédier son incomparable ingéniosité. Sa capacité à se dépasser, à se transcender, à se transformer, à voir les choses en grand. La volonté humaine est une force incroyable, inarrêtable. Prenez-moi, par exemple. Il m’aura fallu du temps, certes. Quelques saisons, tout au plus. Mais désormais, je le comprends. Je parle sa langue. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’en maîtrise les subtilités lexicales. Il reste encore quelques bizarreries auxquelles mon esprit reste obtus. Le nombre invraisemblable de mots qu’il utilise pour désigner les truites, notamment. Pourquoi diable tant de vocabulaire pour un vulgaire animal à la chair for peu goûteuse. D’après lui, son peuple aurait traversé une grande rivière salée grouillant de milliers de truites de toutes les tailles et de toutes les couleurs avant d’arriver jusqu’ici. Chaque espèce portait un nom différent. C’est ce que dit la légende de ses ancêtres, en tout cas. Bref, une certaine vision de l’enfer, si vous me posez la question. Mais cela dit, je le comprends. Et il me comprend aussi. Nous pouvons interagir. En mélangeant nos idiomes respectifs. En y mêlant quelques gestes et dessins quand nous abordons un sujet nouveau, ce qui arrive de plus en plus rarement.

Nous avons élu domicile dans une caverne dont l’entrée offre une vue splendide sur l’ensemble la vallée. Pour y passer l’hiver. Enfin, c’est ce qu’on se dit. C’est presque toujours l’hiver, désormais. Les quelques semaines de dégel que l’on a connu il y a des mois de cela ne tiennent pas la comparaison avec les étés d’antan. Mais nous ne sommes pas gênés par le froid. J’ai tendu d’épaisses fourrures sur les parois de la caverne, qui nous protègent de l’humidité et des courants d’air. Lui se charge du feu, qu’il alimente consciencieusement, prenant soin de toujours choisir les branches qui donneront les meilleures cendres et les bûches qui brûleront toute la nuit durant. Un talent rare, qu’aucun d’entre les miens n’a jamais possédé. Nous ne manquons de rien. Je suis un chasseur redoutable. Meilleur que lui, je pense. Aucun gibier ne m’échappe, qu’importe sa taille et la vitesse à laquelle il se déplace. Au final, je suis toujours le plus malin. Mais il reste indéniablement plus agile que moi quand il s’agit de pêcher la truite ou de récolter les noix jusqu’à la cime des arbres. Nous sommes libres. Et heureux. Comme je n’ai jamais été heureux auparavant. J’ai toujours été un loup solitaire. En quête de calme, de silence, voire de solitude. Lui aussi. En dépit de nos corps que tout oppose, il me ressemble plus que je ne ressemble aux miens.

Je me réveille chaque matin dans la chaleur de ses bras. Toujours le premier. Les boucles de ses cheveux viennent me chatouiller le bout du nez. Son souffle tiède me coure le long du cou. Il n’en faut pas plus pour perturber mon sommeil léger. Ça, et les couinements du chien qui réclame un os de sanglier avec lequel jouer. Je profite de ces quelques minutes où je suis seul éveillé pour admirer la beauté de son visage paisible et de son torse ciselé. Pour suivre le rythme régulier de sa respiration, sa poitrine qui se soulève légèrement à chaque fois qu’il inspire, et qui se repose délicatement sur le sol à mesure qu’il expire. S’il fait trop froid, je rajoute quelques branches sur le feu. Et recouvre son corps du mien pour en absorber la chaleur. S’il fait trop chaud, je vais chercher une calebasse d’eau fraiche et la dépose à côté de notre couche, et tente en vain de chasser le chien qui vient aussitôt y tremper sa truffe.

Une fois le soleil levé, chacun vaque à ses occupations. Je chasse toujours seul. Lui récupère le bois pour la nuit suivante. Le reste des tâches est généralement partagé. Ensemble, on parcourt les sous-bois à la recherche de baies et de fruits secs. On ramasse les écorces. On aiguise les silex. On affute les lances de bois sur une pierre brisée. On dépèce les animaux et on en vide les entrailles. On fume les viandes. On grille les poissons. On découpe les peaux et on en fait des pagnes. Une fois le grenier plein de vivres, les armes aiguisées et le foyer réchauffé, on s’accorde alors quelques instants de répit. Nus comme des vers, nageant dans un ruisseau, allongés un tapis de mousse ou calés contre un rocher poli, on se donne l’un à l’autre sans retenue, dans un concert de gémissements qui fait fuir la faune aux alentours. Jamais aucun membre de ma tribu n’a pu me procurer tant de plaisir. Et n’a su me posséder avec tant d’ardeur. Une fois nos désirs satisfaits, nous retournons à nos besognes jusqu’au soleil couchant.

La nuit tombée, je lui apprends à mélanger la terre, la cendre et les pétales séchés pour peindre sur les parois de la caverne. Son peuple, plus comptable qu’artiste, est plutôt habitué à orner la roche de séries de bâtonnets tracés à la suie pour tenir l’inventaire des vivres et du cheptel. Mais il s’améliore avec le temps. Nous pouvons désormais peindre ensemble, et raconter des histoires. Des histoires de chasses. De traque. De festins. Je dessine les bêtes, lui les hommes, les lances et les flèches. Parfois, nous sortons un peu du cadre rigide des contes de nos aïeuls. Et inventons des animaux fantastiques. Des chimères. Il déborde d’imagination. Les mots se bousculent dans sa tête à une vitesse vertigineuse. Il débite des histoires peuplées de créatures magiques comme s’il les récitait de tête. Comme s’il les avait toujours connues. Je ne peux pas toujours les suivre. Mais je sais toujours les peindre. Des bœufs gigantesques, plus grands que les ours des montagnes. Des chevaux sauvages à la tête ornée d’une longue corne. Des tigres aux dents de sabre. Des sangliers à deux têtes. Il s’en donne à cœur joie. Et nous rions jusqu’aux larmes en pensant aux générations futures qui découvriront ces peintures et tenteront d’y déceler une logique ou un semblant de réalité.

Nos jeux se poursuivent jusque tard dans la nuit. Jusqu’à ce que l’un d’entre nous tombe de fatigue, épuisé par le grand air et les éclats de rire. Vient alors le moment de rejoindre notre couche. Je me blottis contre lui. Ou lui se blottit contre moi. Ça dépend. De qui a le plus sommeil. De qui a le plus marché, couru, sauté, grimpé, chassé, pêché pendant la journée. Une fois la couverture rabattue sur nos corps entremêlés, les pulsions se font plus animales. Indomptables. Irrésistibles. Ses mains puissantes disparaissent dans mes cheveux. Réapparaissent autour de ma nuque. Caressent le bas de mon dos. Agrippent mes hanches. Sa bouche vient chercher la mienne dans l’obscurité. Il imprime sur mon corps la position qu’il souhaite me voir prendre. Et le concert de gémissements reprend de plus belle. D’abord rapides, maladroits, passionnés, nos gestes se font plus tendres à mesure que la nuit avance. La langueur des va-et-vient nous arrache de profonds soupirs. Il murmure à mon oreille quelques mots doux dans la langue que je lui ai appris. Souvent, je termine le premier. Lui continue quelques minutes. Brûlant. La sueur perle sur son front quand il s’affale contre moi, laissant couler entre mes jambes le liquide tiède, fruit de nos ébats. Bercé par le crépitement des flammes, je m’endors dans la moiteur de notre étreinte, le cœur débordant d’une joie immense à l’idée de répéter ce programme le lendemain.

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