L'affaire Carpenter : Le dernier mot (nouvelle fin)

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Un poème ? C'est devenu une chose assez rare pour le souligner. Les digits de poésie coûtent un mois de salaire depuis la Table Rase, enfin de ce que j'en sais. À vrai dire, je n'en avais pas lu depuis une sortie de classe au musée d'histoire culturelle...

En tout cas, il semblerait que l'architecte ne se soit pas remis sa promotion. "Seul en ma maison" sa femme l'a quitté ? Je n'ai jamais compris le problème que les femmes ont avec l'alcool. Enfin, "ne pas picoler" doit faire partie du contrat de famille. Ce qui est d'autant plus vrai de nos jours avec la Régulation des Ménages.

- Il a eu une fin plutôt triste. En solitaire. Enfin, vous le saurez si vous réussissez à passer au dernier texte.

Tien donc. Il doit connaître les écrits de ce gars par cœur. Mais on dirait que ça le touche, J'ai cru déceler un petit changement dans sa voix synthétique. Elle sonnait plus grave.

La réponse, je la connais.

POISON

Au moment où je termine de taper la dernière lettre sur le clavier, l'écran change brutalement de couleur et sa teinte passe du bleue pâle à un rouge vif qui m'agresse la rétine. Mon cœur fait un bond. Me serais-je trompé ? Impossible. Je suis certain du mot. L'alcool qui a mis fin à son ménage, c'est ça le "poison mortel" non ? Je fixe la seringue qui porte cette foutue étiquette. Elle est juste au-dessus de ma tempe droite. Je n'avais pas fait attention à la couleur du liquide mais on dirait une sorte de mélasse noirâtre. Une minute passe et l'écran n'a toujours pas bougé. La seringue non plus.    

- Vous êtes prêt inspecteur ?

- Prêt pour quoi ? 

Le timbre de ma voix tremble, celui de Thot est encore plus grave.

- Pour le prochain défi.

La seringue s'écarte de mon visage et rentre à nouveau dans l'articulation du bras mécanique. Un nouveau chuintement et elle disparaît. La couleur de l'écran n'a pas changé. J'attends la première lettre.

bip

Cette fois, le texte est apparu d'un seul coup, c'en est presque brutal.


Diana était partie en emportant Suzie. Quant à Georges, je n'ai plus jamais eu aucune nouvelle de lui. À quoi pouvait bien me servir cet argent ? J'avais toutes les clefs en main et j'ai préféré enfoncer des portes ouvertes. Moi qui croyais en un avenir sain et prospère, j'ai baissé les bras face à une poignée de bureaucrates en costume. Je me suis perdu dans un rêve absurde et irréaliste. Il ne me restait plus que mon argent et mes textes. Jusqu'à présent, l'un me faisait oublier mon échec et l'autre me les rappelait. Ça m'a fait réfléchir. Je me suis rappelé ses petits défis que je me lançais pour rester concentré, avant tout ça. Ce journal était mon petit monde. J'y écrivais ce qui me passait par la tête, mais aussi mon quotidien, ma joie lorsque mon rêve me tendait les bras, mes doutes quand je réalisais la difficulté de ma tâche et ma tristesse quand ils m'ont volé mon projet.

Ils me l'ont volé ! Mais ça reste mon projet, MON rêve ! Je peux le leur reprendre, je le sais. Et je crois avoir trouvé des alliés de poids. À force de recherches sur Internet et de recoupement de vieux textes empruntés dans différentes bibliothèques, j'ai pu remonter jusqu'à la source : l'Égypte ! J'ai passé cinq années à chercher des réponses dans de vieilles ruines. Jusqu'au jour où ils m'ont contacté. Ils m'ont proposé un marché. Si je l'acceptais, j'accomplissais ma vengeance et mieux encore ! Je pourrais recommencer. Et cette fois, plus de bureaucrates en costume pour me barrer la route ! Je serais alors au sommet de l'échelle, au sommet de mon art ! La création, suprême, illimitée, éternelle. Bien sûr je pouvais refuser, ils me libéreraient de mon supplice et je m'en irais en sachant la Vérité. Bien entendu, j'ai accepté. 

Demain sonnera le début d'une nouvelle hère pour l'humanité. Demain, je pourrais tout recommencer.


Je reste un moment. À lire et relire ce texte. Pas parce que je ne trouve pas le mot, je suis juste là, à lire les mémoires de l'homme qui décida du sort de millions d'êtres. Une partie de moi refuse toujours d'y croire, mais avec ce que j'ai accompli dans ce gigantesque casse-tête, avec les mots de Thot, je ne sais plus quoi penser.

- Je vous l'avais dit Edouard. Nous pouvons changer le passé. Nous l'avons déjà fait. Nous pourrons recommencer. Encore et encore.

- Alors pourquoi Anthony Carpenter devait-il mourir ? 

- Comme tous les autres avant lui, il a dû faire un choix. Il a choisi de s'éteindre en sachant, plutôt que de nous rejoindre. 

- Pourquoi me dites-vous tous ça ? Je ne suis pas un érudit, je ne lis presque jamais !

- Parce que, comme M. Carpenter, vous savez chercher. La preuve en est, vous nous avez trouvés. De plus, vous nous... intriguez. Vous l'avez dit, vous n'êtes pas un érudit et cependant, vous nous avez trouvés et vous êtes arrivé jusqu'ici. Maintenant inspecteur, vous devez donner votre réponse.

Notre conversation s'arrête ici. La dernière seringue darde son aiguille dans ma direction. C'est la plus proche de toutes, elle est juste en face de mon œil gauche. J'ai du mal à penser de façon rationnelle. Thot vient de me révéler ce qui a causé la fin du monde. La Table Rase, le cataclysme culturel et industriel de 2030 qui a plongé le monde et ses survivants dans un âge de barbarie durant une génération. Je ne peux pas y croire. Mais je dois comprendre. Pour comprendre, je dois survivre, trouver le bon mot et sortir...

Harry Hausen, l'architecte, Anthony Carpenter, l'auteur et l'Oulipo, les penseurs. Tous couraient après le même idéal.

J'ai ma réponse. Le bruit des touches du clavier sonne comme autant de coups de tonnerre. Quoi qu'il arrive, j'aurais le dernier mot.

LIBERTÉ 

À peine ai-je fini de taper la réponse que la dernière seringue disparaît. Mes liens se desserrent et l'écran de la console DATA retrouve sa teinte bleutée.

- Bravo inspecteur. Vous avez dépassé nos attentes. Maintenant, nous allons nous concerter avant de vous soumettre au choix. Vous êtes libre, et vous le resterez. Mais n'oubliez pas, nous vous surveillons. Au revoir inspecteur Edouard Fincher. 

Je sens que l'immeuble bouge de nouveau, très lentement. Je me lève et me masse la nuque en écoutant le glissement du béton sur l'acier. Une dernière secousse, me fait comprendre que c'est terminé. Vraiment ? Non, ça ne fait que commencer. Le mur dans mon dos coulisse pour dévoiler une large porte à double battant en métal cuivré. Sans doute la porte d'entrée de l'immeuble, ma sortie. Je pousse doucement le battant, je ne sais pas trop ce qui peut m'attendre de l'autre côté. Je ne suis presque jamais allé dans le Block Omega et je n'en garde pas de très bons souvenirs.

Une lumière pâle vient éclairer l’intérieur de cette maudite pièce. Je ne pense même pas à jeter un coup d’œil en arrière, tout ce que je veux, c'est sortir. Je sors du bâtiment et referme la porte derrière moi. J'entends de nouveau gronder à l’intérieur. Thot réajuste son labyrinthe ?

Je n'y avais pas pensé sur le moment mais je suis au milieu de nulle part. Il doit bien être huit heures du soir. Devant moi s'étendent de grandes barres d'immeubles recouvertes de poussière noire. Certaines sont à moitié effondrées, d'immenses touffes de lierre recouvrant leurs façades éventrées. Quelques arbres traversent le vieux bitume à différents endroits, comme de gros poings verts, serrés et tendus vers le ciel. Je peux même distinguer un nid dans l'un d'entre eux et j'entends de petits pépiements. Les rares carcasses de vieilles voitures à essence qui sont encore visibles sont recouvertes d'herbe et de mousse. Je repense un moment au projet fou de l'architecte...

Soudain, une sonnerie stridente retentit, faisant s'envoler une nuée d'oiseaux. Je regarde en direction du son. Je remarque, quelques mètres sur ma droite, une cabine téléphonique dans un sale état. Impossible qu'elle fonctionne encore ! Et pourtant, le son vient bien de là, je vois le vieux combiné rouillé vibrer sur son support. Je regarde autour de moi, c'est peut-être un autre coup de Thot. Mais aucune caméra ni aucun haut-parleur. Enfin, aujourd'hui j'ai fais bouger un immeuble en parlant et remonté le temps, alors une antique cabine de téléphone qui sonne toute seule... Je franchis la distance qui me sépare du combiné et décroche.

- Allo ? Allo ? Ça fait déjà trois fois ! Donc qui que vous soyez, sachez que c'est un répondeur d'urgence ! Alors allez bien vous faire...

- Jeffrey ? C'est Fincher.

- Inspecteur ? Mais que... comment... Vous aviez disparu !

- Du calme Jeffrey. Je suis dans une cabine téléphonique du Block Omega.

- Quoi ? Mais qu'est-ce que vous faites là-bas ? 

Difficile de parler de quoi que ce soit à Jeffrey, le standardiste le plus bavard de toute la profession...

- Une enquête en cours... Tu peux m'envoyer une patrouille ou une botcar en retraçant l'appel ?

- Mais vous y êtes allé comment alors, inspecteur ?

- Jeffrey...

- D'accord, d'accord. J'ai une botcar de libre dans le Block Omega, attendez que je vous retrouve... Là ! C'est bon inspecteur Fincher, elle devrait arriver dans un quart d'heure.  


Une fois le monospace métallique arrivé, je m'empresse d'y monter. Marre de moisir ici au milieu des ruines.

- Bonjour inspecteur Edouard Fincher, fait la voix féminine synthétique de l'engin. Où souhaitez vous aller ?

- Block Alpha, commissariat central.

- N'oubliez pas d'attacher votre ceinture.

La botcar s'élève dans le ciel. J'ai maintenant une vue d'ensemble sur tout le Block Omega : une large bande de bitume et de béton gris-vert. Je fixe l'immeuble où je me trouvais encore à résoudre des énigmes absurdes il n'y a pas une heure.


- Donc vous me dîtes que vous êtes allé dans le Block Omega, zone classée sinistrée et extrêmement dangereuse, parce que votre "instinct" vous disait que vous pourriez y trouver quelque chose sur la mort d'Anthony Carpenter ?

Le commissaire Hierarch fait les cent pas dans son bureau, son visage large et buriné affiche une mine agacée. Je suis assis dans un coin de la pièce avec un verre d'eau dans la main, à mon grand désespoir.

- Oui commissaire.

- Et vous avez trouvé quelque chose ? 

- Rien de concret malheureusement.

Il arrête son manège et s'assied à son bureau. Il soupir et se passe une mais caleuse sur le visage.

- Écoutez Edouard, vous êtes de loin mon meilleur élément, mais depuis combien de temps n'avez-vous pas pris de congé ?

- Vous êtes sérieux commissaire ? dis-je, sur la défensive.

- Très sérieux ! Mais j'ai les résultats de l'analyse de la bande vidéo du drone. Rien. Elle n'a pas été trafiquée et aucun suspect potentiel n'est identifiable. Donc je vous le répète : Anthony Carpenter est mort d'une crise cardiaque ! Ce type n'était pas clair à ne jamais lever le nez de ses livres. Donc vous allez prendre une semaine de vacances pour vous aérer l'esprit, ou vous finirez comme ce pauvre gars.

Je me lève, ramasse mon manteau et me dirige vers la sortie. Avant que je franchisse la porte, Hierarch rajoute.

- Vous n'y pouvez rien pour Carpenter, il avait fait son choix. Compris ?

Je me retourne vivement, surpris, le commissaire me regarde droit dans les yeux. Il répète :

- Compris ?

- Ou... oui monsieur, vous avez raison. 

 

Je sors du poste, hagard. Il pleut. Les néons des magasins et des enseignes publicitaires se reflètent sur le sol détrempé. Je reste là, je laisse l'eau tiède dégringoler, me couler sur le visage. J'écoute la rumeur de la foule attroupée dans la rue. Je sens les vapeurs lourdes et âcres de la ville.

Je doute, une foule de questions se bousculent dans ma tête. Je doute mais... je me sens libre. 


FIN 

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