Le râle

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 Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Ca ne partait pas d’une mauvaise intention, je voulais juste m’amuser avec mes amis une dernière fois avant de les quitter pour une autre année. Serais-je en train de tenter de justifier mon acte ? Non, je n’ai pas le droit, je ne le permettrai pas. Personne ne savait que nous étions là et ce que l’on faisait, ça aurait dû être parfait. Tout aurait dû bien se dérouler. Mais mon incrédulité et mon enthousiasme exubérant l’ont encore emporté sur ma raison – et je n’étais pas la seule à avoir eu l’idée de faire ça. Nous y avons tous participé de près ou de loin. Du moins, il me semble… Non, je ne peux pas penser ça. Je ne peux pas !

Maintenant, ces amis avec qui je voulais passer un bon moment ne me regardent plus de la même manière. Je suis si seule. Leur regard change quand il croise ma personne de quelque façon. Et quand j’ai le malheur de le croiser, ce regard sombre, je vois un profond dégout, de la haine. Ils me perçoivent comme une idiote dévergondée, un être qui n’est pas digne de respect et d’humilité. Comme une coupable. Je suis coupable. Je suis coupable… Je suis la coupable, la seule. Tout est de ma faute. Ils me détestent tous, ils ont raison. Et ceux qui n’étaient pas présent lorsque ça s’est passé, ils ont l’audace de donner leur avis, de me juger sur des dires ! Ils ont raison, je ne mérite que ça. Mais je me déteste encore plus que n’importe qui ne pourrait le faire. Ma haine envers moi-même est bien supérieure à la somme de toute la haine extérieure que j’ai pu recevoir dans ma vie. Voilà bien une chose que je fais mieux que les autres. Voilà ce que je mérite : souffrir.

J’ai toujours pris un malin plaisir à me punir, à me faire un mal inimaginable. Voilà à quel point j’ai peu d’estime de moi-même. Tout ce que les autres aimeraient me faire, tous les bleus qu’ils voudraient voir sur mon corps, dans mon âme, je me les inflige pour eux. La seule force qui les retient, c’est la loi. Mais aucun texte juridique ne punit un individu qui s’est frappé lui-même, qui s’est ouvert la peau lui-même, qui s’est donné la mort lui-même. C’est une bien belle société dans laquelle nous vivons. Mais ça m’arrange bien. Il me faut une lame, n’importe quel objet tranchant ferait l’affaire. Je veux sentir cette arme contre mon corps, qui ouvrirait la voie à tous mes monstres. Je veux que la douleur physique surpasse tous mes maux, même si pour cela il faudrait me tailler jusqu’aux artères. Dans ces moments, moi seule peut décider de ma fin. Dans ces moments c’est moi et moi seule qui détient la faucheuse, et je peux en faire ce que bon me semble. Je veux tout contrôler, je désire pleurer, avoir froid, saigner. Oui, j’aime voir le sang qui perle, qui coule sur ma peau lentement, le lécher et apprécier ce goût métallique. Le goût du plaisir, de la satisfaction, du travail bien fait. J’aime tellement ça. Dessiner de ma main des lignes parfaites qui ne s’effaceront jamais de mon vivant. La signature de la bête qui sommeille en moi. La marque d’une douleur psychique si intente, et si spontanée.

Il fait noir, mes « amies » dorment dans la chambre ; et je suis là, immobile, silencieuse, les larmes coulent le long de mon visage et inondent les draps, j’ai le sourire crispé, les poings serrés prêts à décoller. Mon désastre est inaudible. Si je me concentre, je peux apercevoir le plafond blanc qui se fond dans l’obscurité. Tout le monde dort profondément, et je suis si éveillée que je pourrais me lever et voler le rasoir d’une des filles. Je m’enfuirais et m’enfermerais dans les toilettes avec, je briserais le manche avec mes mains, j’arracherais la monture en plastique avec mes dents, je dévisserais une lame avec mes ongles, et je n’aurais plus qu’une chose à faire : de l’art. Je me serais sûrement entaillé quelque doigts dans le processus. Les lignes seraient plus complexes à tracer dans la nuit, mais mes sens me guideraient. C’est exactement ça. Je jouirai du sang chaud qui dévale la pente, j’approcherai mes narines, j’y gouterai, tout cela les yeux fermés et dans un silence de mort. Oui, c’est ça, je veux le faire. Je vais le faire.

En un instant je me trouve déjà hors de mon lit, devant les étagères de la chambre, la trousse de toilette ouverte devant moi, le rasoir en main. Il est là, je le tiens, je le sens, froid et maigre. Je le sens contre moi, je n’ai plus qu’à mettre mon plan à exécution. Un plan parfait élaboré avec tant de simplicité, comme si c’était une évidence. C’est le seul moyen que j’ai de m’évader de cet enfer, de ne plus penser à ce qui s’est produit. A ce que j’ai fait… Non, n’y pense plus, pense à autre chose. Non, il ne s’est rien passé. Ne te remémores pas ce moment où tu as… Et que les gens autour de toi te regardaient faire… Non… Ouvre les yeux, lève-toi ! Tu n’as qu’une chose à faire, alors fais la ! Pourquoi est-ce que je ne parviens pas à bouger ? Pourquoi est-ce que le rasoir m’a-t-il échappé de la main ? Je ne peux pas rester ici, je dois partir, m’enfuir loin d’ici ! Mais où est-ce que je peux aller ? Notre couloir est surveillé. Agis vite, ne reste pas là à rien faire ! Mais je ne peux pas bouger. Je ne suis plus maître de moi-même. Bien sûr que tu peux bouger, tu ne peux pas être si stupide pour vraiment croire que tu vas rester plantée là. Non c’est impossible, mes membre ne répondent plus. Arrête de délirer, lève-toi et va au-moins dans un endroit tranquille où tu pourras hurler sans que personne ne t’entende.

Quelques instant après, j’étais en train d’avancer dans le couloir, sans le rasoir. Mes pieds bougent machinalement, mes jambes avancent toutes seules. Une lumière vient de s’allumer au fond du couloir, il me reste une seule option. J’entre tranquillement dans les toilettes, je ferme la porte principale, puis je rentre dans la cellule, et je m’enferme à clés. Tu vois que tu pouvais marcher, abrutie. Maintenant que tu es isolée, dans le noir, que tout le monde ou presque dort autour de toi, nous allons pouvoir discuter. Il n’y a plus que toi, que moi, que nous. Salope. Démon. Non, aucun mot ne peut définir l’énergumène que tu es.

Ca y est, je suis seule, assise sur le trône. Je souffre. J’ai échoué. Je ne peux pas faire sortir les voix qui sont en moi. Je suis piégée. Je souffre tellement. Je ne peux plus respirer. Je hurle mais aucun son ne sort de ma bouche. J’aimerais juste émettre ce râle qui m’emprisonne, mais je n’en suis pas capable. Tout ce qui en sort sont de longs souffles étouffés. Les larmes et la morve épaisse qui gouttent par terre, les mains qui me serrent le visage au point de transpercer ma peau, je souffre, je hurle, je me meurs. Cette douleur est insupportable et elle ne me quittera jamais. A chaque fois que j’arrive à l’oublier, elle s’intensifie et revient aussi vite. I hate myself. Aucune langue ne pourrait exprimer ce que je ressens à ce moment. Tu souffres trop, tu dois y mettre fin. Tu dois en finir avec tout ça. Non, je ne peux pas, je hurle, je hurle. Je souffre, j’ai mal, je saigne, je suis aveugle. Ma tête tourne. Je veux hurler mais je n’y parviens pas. Je veux hurler mais mes dents sont trop serrées. Je veux crier de toutes mes forces mais je n’y arriverai jamais ! Je suis perdue.

J’imagine qu’il ne me reste qu’une issue. Je dois mourir. Mon esprit est brouillé. Je ne respire plus. Je vais tomber. Je dois arrêter de respirer pour de bon. C’est étrange, je ne ressens plus rien. Les larmes et la morve épaisse qui gouttent par terre, les mains qui me serrent le cou au point de transpercer ma peau, je souffre, je hurle, je me meurs. C’est agréable comme sensation. Je ne ressens plus cette douleur, tout ce que je sens, c’est mon âme qui part. Je ne pense plus, mon esprit est en communion avec mon corps. Je crois que ça ne m’était jamais arrivé. C’est ravissant.

Mes yeux s’ouvrent enfin, mes mains se détendent, ma tête tourne encore, et que vois-je? Des ombres scintillantes, des souffles qui volent dans la nuit et qui me tournent autour. Je vois des essences qui cherchent leur voie. Elles me regardent avec pitié, elles aussi ont mal. Ces êtres, morts dans la douleur, souffrent encore. Ils ne se débarrasseront jamais de leur blessure. Et moi non plus. Mais au moins je ne suis plus seule.

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